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Le langage intérieur et la pensée

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LE LANGAGE INTÉRIEUR ET LA PENSÉE


Il arrive souvent que nos pensées se formulent en mots, soit que nous lisions, soit que nous écrivions, soit que nous nous récitions intérieurement de la prose ou des vers, soit que nous imaginions une conversation, soit simplement que nous réfléchissions, nous avons conscience de percevoir intérieurement certains mots et certaines phrases. Je voudrais étudier ici la nature de ce discours intérieur, d’abord au point de vue de la représentation des mots et des sons envisagée dans ses rapports avec la psychologie générale, et aussi considérée en elle-même. Cela nous conduira à examiner un procédé de substitution à divers degrés, où le mot, substitut de l’image, est remplacé à son tour par un autre substitut, et ces faits peu étudiés nous permettront d’arriver à une théorie du langage intérieur et des rapports de la pensée et de ce langage. Je tâcherai de m’appuyer constamment soit sur les documents présentés par les psychologues qui ont déjà traité la question, soit sur l’analyse de certains cas pathologiques fort instructifs, soit enfin sur quelques expériences psychologiques personnelles.

Le langage tel que nous le parlons à haute voix, est une action réflexe très complexe, ayant son point de départ dans diverses impressions sensorielles de la vue, de l’ouïe ou du tact. L’enfant apprend sa langue en répétant les mots qu’il entend dire, en lisant ceux qu’il voit écrits, c’est-à-dire encore en combinant des images visuelles avec des souvenirs auditifs. L’action d’apprendre le langage est dans tous les cas une combinaison d’images ou de sensations auditives, visuelles et motrices. Nous n’avons pas à nous occuper, pour le moment, des exceptions à cette règle, par exemple de la manière dont les sourds-muets apprennent à parler. Cela ne ferait que compliquer notre exposition sans rien changer à notre manière générale de concevoir le langage. Nous pouvons donc considérer le langage, considéré dans sa forme primitive, et abstraction faite de ses rapports avec la pensée, comme comprenant : 1o une impression faite sur les sens et transmise le long des nerfs qui servent à la vision et à l’audition ; 2o une phase centrale comprenant la mise en jeu de divers centres, optique, acoustique, moteur ; 3o une période d’émission comprenant la mise en activité des fibres motrices et des organes de la parole. Ce mode de langage, pour ainsi dire schématique, se retrouve dans toute sa pureté chez certains malades, ceux qui sont affectés de ce qu’on a appelé l’écholalie. Si nous acceptons cette conception du langage, je crois qu’on peut considérer la parole intérieure comme égale à la parole réelle amoindrie de la première et de la dernière période, et réduite à la phase centrale, c’est-à-dire à la mise en jeu, plus faible, des centres optiques, acoustiques et moteurs, et surtout peut-être, selon les individus et les occasions, de l’un de ces centres, avec une tendance à devenir complètement la parole réelle. Mais, avant de donner les raisons qu’on peut avoir de considérer ainsi la parole intérieure, il faut sans doute justifier notre façon de présenter la parole réelle, et surtout expliquer pourquoi nous la considérons tout d’abord à part de ses relations avec la pensée qui semblent constituer la réalité même du langage. C’est que nous n’avons pas à considérer le langage ici, au point de vue de ses relations, de sa signification, de son importance psychologique et sociale, mais seulement au point de vue de la nature des éléments psychologiques qui composent directement la parole articulée et pour rapprocher de la parole réelle la parole intérieure que nous envisageons dans cette première partie de notre travail, seulement au même point de vue des phénomènes sensibles, des images qui la constituent en partie, et sans nous préoccuper de ses rapports avec la pensée. Que le mot soit un signe, cela, pour le moment, ne nous intéresse pas, nous prenons le mot, non comme un symbole, mais comme une chose réelle, comme un ensemble de phénomènes à étudier ; nous pourrons plus tard dire quelque chose des relations de ce groupe de phénomènes avec d’autres phénomènes et d’autres groupes, et envisager le mot au point de vue de sa signification ; ici, nous nous occupons seulement de sa nature, nous ne faisons pas à proprement parler la psychologie du langage, mais celle de la représentation des mots qui nous conduira plus tard à l’autre. De même, nous occupant de la parole réelle, nous ne nous occupons pas du langage même, mais seulement de l’image des mots isolés ou coordonnés. C’est ce qui nous autorise également à regarder la parole comme une action réflexe ayant essentiellement une origine acoustique ou optique, car les mots, tels que nous les connaissons, doivent, pour être employés, être appris par le moyen des sens. Au contraire, le langage peut être déterminé par des impressions n’ayant rien de spécifique au point de vue de la parole. Le cri du nouveau-né, en tant qu’il est un signe d’un état intérieur ; peut être considéré comme un mode inférieur du langage ; cependant le nouveau-né ne l’a jamais entendu. Certaines formes du langage sont des réflexes organisés, dont la première partie, l’impression extérieure, peut n’avoir aucun rapport primitif avec le résultat final. Il n’en est pas de même pour la parole ; elle ne peut être employée qu’après avoir été apprise, pour prononcer un mot, il faut avoir entendu un mot semblable ou tout au moins en avoir entendu les éléments, et avoir appris à les combiner en entendant plusieurs combinaisons. C’est pour cela que nous pouvons considérer la période centripète du processus du langage, l’impression visuelle, auditive, tactile en certains cas, comme un des éléments de l’acte de la parole. La parole s’en affranchit assez vite, mais au début elle est essentielle. Ajoutons qu’elle persiste beaucoup sous une forme affaiblie et qu’on garde toujours l’habitude d’employer surtout les mots qu’on entend ou qu’on lit le plus souvent. Sans doute, on ne les répète pas immédiatement, mais l’influence des impressions auditives et visuelles, pour ne pas se manifester soudainement, n’en est pas moins réelle et profonde.

II

Retournons maintenant à la parole intérieure. Il s’agit de montrer en elle les trois éléments que nous avons signalés dans la période centrale de la parole réelle, ensuite de montrer que la parole intérieure est une tendance vers une parole extérieure complète, c’est-à-dire que les phénomènes de la parole intérieure tendent, quand rien ne vient entraver leur développement naturel, à produire d’un côté la sensation, de l’autre le mouvement. La parole intérieure tend donc à se compléter par une impression forte, une sorte de sensation, dans l’espèce une hallucination, d’une part, et d’autre part par une prononciation réelle. Nous voyons déjà que ce dernier fait pourra venir à l’appui de notre première proposition en mettant en relief les images faibles que l’observation intérieure néglige et n’aperçoit pas, et que des circonstances particulières viennent rendre évidentes en leur donnant des proportions presque morbides ou complètement pathologiques. Les moyens qui sont à notre position pour étudier les phénomènes qui composent le langage intérieur sont : 1o l’observation intérieure et les interprétations auxquelles ses résultats donnent lieu ; 2o l’expérimentation ; 3o l’analyse des phénomènes morbides. Nous emploierons, quand cela sera possible, les trois ordres de faits.

§1. Images visuelles. — Lorsque je pense à un nom ou que je me représente une phrase quelconque, je ne remarque rien généralement parmi les données de ma conscience qui ressemble à une représentation visuelle des mots écrits ou imprimés. Mais les habitudes mentales diffèrent beaucoup à cet égard d’une personne à l’autre, et il faut se garder d’ériger en formule générale ce que l’on observe chez soi. En fait nous avons des témoignages directs qui nous attestent la part que peuvent prendre, dans les représentations des mots ou même dans les représentations des sons musicaux, les images de forme ou de couleur. Je suis cependant porté à croire que le fait n’est pas très fréquent, mais il existe. M. Montchal, bibliothécaire de la Société de lecture de Genève, a écrit la lettre suivante à la Revue philosophique[1] : « Unique bibliothécaire pour 80 000 volumes classés dans une vingtaine de salles, à chaque instant on me prie d’indiquer la collection, le volume, la brochure, le journal où se trouve tel article. Ma mémoire ne dépasse pas la moyenne. Pourtant il est rare que je ne satisfasse pas immédiatement le chercheur, grâce au rappel plus ou moins rapide, non pas des sons, mais du format, de l’aspect typographique, des périodes, des phrases, des mots, de la couleur, des détails de la reliure. Dans un autre domaine, si je dois exécuter de mémoire un morceau de piano difficile, les œuvres du compositeur H. Ruegger, par exemple, les combinaisons sonores m’apparaissent après la vision nette du dessin rythmique et de la courbe mélodique. Dans une lecture expressive à première vue, l’aspect de la page ou des deux pages suffit pour guider le lecteur, et la mémorisation d’un morceau à déclamer sera promptement obtenue si l’on considère l’ensemble des signes graphiques. » Voici également une note suivante, communiquée par une personne qui avait remarqué les faits qu’elle signale avant d’avoir entendu parler de la question, sans avoir, par conséquent, subi aucune espèce d’influence théorique.

« Quand je pense à un mot ou à une phrase, je vois assez nettement ce mot ou cette phrase imprimés en caractères ordinaires, ou écrits de mon écriture ou de toute autre écriture ; les lettres d’un mot se détachent assez bien, et les intervalles entre chaque mot écrit en noir m’apparaissent aussi, je les vois en blanc. Toutes mes représentations de mots sont surtout visuelles. Pour retenir un mot que j’entends pour la première fois, il me faut lui donner tout de suite une orthographe ; de même, quand j’écoute une conversation qui m’intéresse et que je veux me rappeler, il m’arrive souvent de me représenter au fur et à mesure la conversation écrite. »

Il est facile de voir, par ce dernier cas, que les images visuelles ne jouent pas seulement un rôle accessoire ici, dans le langage intérieur. Cela résulte du fait qu’elles s’associent étroitement au sens des mots et qu’elles sont nécessaires à la conservation des phrases et des idées.

En général, toutefois, les signes visuels ne paraissent pas d’une importance prépondérante pour la parole intérieure et d’une manière générale dans la mémoire des mots. J’ai cherché un fait pathologique qui puisse établir le rôle des souvenirs visuels. J’ai trouvé peu de chose. Il faudrait, pour prouver que les signes visuels peuvent suffire à la parole intérieure, trouver un cas de surdité verbale dans lequel le malade serait aussi aphasique au sens propre, aurait perdu la mémoire motrice et pourrait cependant comprendre l’écriture ou l’imprimé. D’après Kussmaul[2], la surdité verbale est moins fréquente que la cécité verbale ; je trouve toutefois dans un intéressant article de M. Féré, Les troubles de l’usage des signes, l’indication suivante : Le malade atteint de surdité verbale « cherche à compenser son défaut de perception auditive par l’application de ses souvenirs visuels et de ses souvenirs moteurs… La surdité verbale ou psychique peut exister à l’état de symptôme isolé ou peu s’en faut une malade de M. Giraudeau comprenait facilement les questions qu’on lui posait par écrit et y répondait correctement. Le plus souvent pourtant, elle est combinée avec d’autres troubles de l’expression ou de la perception, elle se complique très fréquemment d’amnésie verbale[3]. »

M. Féré, comme M. Ch. Bastian[4], admet d’ailleurs que les impressions visuelles comme les impressions auditives et les impressions de mouvement (sans rien préjuger ici sur la nature de ces dernières) ont un rôle dans la formation et dans l’emploi des mots. On ne peut guère, il me semble, attribuer aux impressions visuelles qu’un rôle relativement assez faible. Ce que nous avons vu ci-dessus ne nous autorise nullement à dire qu’elles peuvent suffire à la représentation des mots et du langage intérieur ; en revanche, les preuves ne manquent pas pour établir que, si elles ne sont pas suffisantes, elles sont encore moins nécessaires. Je suis porté à croire, comme je l’ai indiqué, qu’aucune des trois mémoires visuelle, auditive et motrice n’est absolument et généralement indispensable. Pour la mémoire visuelle, cela n’est point douteux. On n’a jamais remarqué que les aveugles-nés eussent, pour acquérir le langage, une peine égale par exemple à celle des sourds. Les maladies mentales nous montrent aussi que l’oubli du mot écrit comme signe, la cécité verbale n’emporte nullement avec elle, d’une manière fatale, la perte de la représentation des mots. Kussmaul[5] rapporte une observation de Broadbent d’après laquelle un malade « voyait le texte écrit, mais ne le comprenait pas alors qu’il pouvait encore écrire avec facilité ce qui lui était dicté, ou même écrire spontanément. La conversation était bonne et son répertoire très riche… » Il est inutile d’insister sur ce point.

§ 2. Images auditives. — Les images auditives sont, avec les images motrices, les plus importantes pour l’exercice de la parole intérieure. L’observation par le moyen du sens intime en révèle généralement l’existence dans le fait de la parole intérieure. La plupart des auteurs[6] qui se sont occupés de ce phénomène lui ont assigné un rôle important dans sa production ; ceux mêmes qui ne s’en sont pas spécialement occupés en ont parlé implicitement en bien des cas, comme de la source la plus importante de nos représentations de mots. Toutefois, comme dernièrement on a contesté l’importance des images auditives, et que l’on a tenté de faire de la parole intérieure un phénomène purement moteur[7], il convient d’insister un peu ici sur les images auditives. Nous aurons l’occasion plus tard, en parlant des images motrices, de faire la contre-épreuve et de montrer qu’elles n’ont pas pour la représentation des mots toute la valeur qu’on a voulu leur attribuer.

Pour les sensations auditives, nous pouvons consulter d’abord le témoignage du sens intime. Je citerai d’abord quelques mots de M. Egger, chez qui la parole intérieure paraît avoir naturellement un assez haut degré de vivacité. « La parole intérieure, dit M. Egger[8], a l’apparence d’un son, et ce son est celui que nous nommerons parole ou langage… » et l’auteur retrouve dans la parole intérieure les principaux caractères de la parole extérieure, le rythme, la hauteur, l’intensité des sons, et même le timbre. « En résumé, la parole intérieure est comme une parole, et ma parole intérieure est comme ma parole. » Les différences de la parole intérieure et de l’autre consistent en ce que la première est plus faible et plus monotone, plus rapide aussi, plus personnelle, etc. Tous ces caractères se rapportent, pour M. Egger, à des images auditives ; pour lui, l’image auditive constitue seule la parole intérieure. « Quand nous ne parlons que des lèvres, le phénomène extérieur purement tactile est complété par l’image du son que nos oreilles n’entendent pas ; mais si tout phénomène extérieur, tout état fort a disparu, si nous nous bornons à imaginer notre parole, l’image sonore apparaît seule, l’image tactile est réduite à une ombre insaisissable à l’observation, sinon même à un néant absolu » (P. 76). L’auteur cite plus loin Bossuet, Rivarol, Bonald, qui ont parlé de la parole intérieure comme étant composée d’images auditives.

Chez moi, la parole intérieure est un composé d’images auditives et d’images de mouvement. Je remarque plus facilement les premières, et je les reconnais mieux ; de plus, comme j’aurai l’occasion de le prouver plus loin en discutant la théorie des images motrices, je puis me représenter un son, un mot, une phrase même, simplement par l’imagination auditive, sans qu’aucun élément moteur vienne se mêler au phénomène. Mais il me suffit pour le moment d’indiquer ce fait que, quand je pense à des mots, quand je réfléchis par exemple à un travail que je veux faire, les phrases arrivant à ma conscience sont reconnues et classées surtout et quelquefois exclusivement comme images auditives, bien que l’élément moteur n’y soit pas, je crois, souvent étranger. Ces images auditives ne ressemblent pas tout à fait à celles que décrit M. Egger. Les images auditives sont généralement chez moi très faibles, sans couleur, sans timbre, ou avec un timbre très faible, abstraites pour ainsi dire, psychiques, comme l’on eût dit jadis. Nous ne devons pas être surpris de constater d’une personne à une autre des différences très considérables dans l’imagination. On sait que M. Galton a trouvé des différences importantes chez diverses personnes au point de vue de la vision mentale, qui même n’existait pas à proprement parler chez quelques-unes ; nous aurons à revenir sur ce sujet à propos des substituts des images de la parole et de la fonction symbolique du langage intérieur, mais il ne s’agit encore que de la description du phénomène et de ses principaux éléments. On me demandera peut-être comment je reconnais pour une image sonore un phénomène aussi atténué, aussi faible que celui dont je viens de parler. Qu’est-ce qu’une image sonore abstraite, sans timbre ? Je sais que je contredis certaines théories généralement admises sur la nature des images. Cependant je crois être sûr de mon fait en appelant ma parole intérieure une image auditive, et voici mes raisons. D’abord j’ai le témoignage du raisonnement inconscient, de la perception, pour mieux dire du sens intime qui me fait classer ces phénomènes parmi les images auditives. J’avoue que cela n’est pas un argument sans réplique, il pourrait se faire que je me fusse trompé dans ma classification (si spontanée que soit la perception, elle implique une induction, c’est-à-dire une possibilité d’erreur). Mais j’ai des preuves indirectes que c’est bien une image auditive vague qui s’élève en moi quand je me représente sans grande attention un mot ou une phrase, c’est que si je fixe mon attention sur le mot, ou si je me trouve dans des circonstances particulières, l’image sonore s’accentue davantage et se rapproche de plus en plus de la parole extérieure sans changer précisément de nature. D’autres qualités viennent se joindre à celles qui existaient déjà, et celles qui existaient déjà s’accentuent davantage, mais elles ne disparaissent pas, et, puisque ma représentation en se complétant devient un phénomène auditif concret, c’est donc qu’elle était un abstrait de l’image auditive.

Ces images auditives abstraites me paraissent rappeler entièrement à de certains égards les phénomènes désignés dans l’ouvrage de Baillarger sur les hallucinations, du nom de hallucinations psychiques. Dans quelques cas au moins, la ressemblance est évidente. Remarquons d’abord que les hallucinés dont il est question, alors qu’ils sont sujets à des hallucinations de l’ouïe, disent entendre des voix, seulement ces voix sont d’une nature toute particulière. Il y a ici une alliance étrange entre les mots dont se servent ceux qui décrivent ces hallucinations et l’idée qu’ils veulent exprimer. Ils affirment que le sens de l’ouïe n’est pour rien dans le phénomène, et ils parlent de voix entendues. À propos de certaines hallucinations de ce genre dans le rêve, M. Baillarger s’exprime ainsi : « Pour exprimer rigoureusement ce qu’on éprouve, on ne peut que répéter avec les malades dont j’ai parlé plus haut qu’on n’entend alors que la pensée[9]. » On peut rapprocher de cela une lettre de M. le professeur Henle à M. Stumpf, lettre citée par M. Stricker au sujet de la représentation interne des mélodies. « Les mélodies, dit M. Henle, se jouent d’une manière abstraite qui ne rappelle aucune nuance de sons[10]. » Il s’agit ici d’images qui, évidemment, sont plus abstraites encore que celles qui constituent chez moi la mémoire auditive, et qui même sont abstraites au point de n’être plus reconnaissables et d’être en réalité non plus des images auditives, mais des substituts de ces images. Nous en reparlerons plus tard. J’ai dit les raisons qui ne faisaient rattacher mes images aux images auditives. Je vois dans l’ouvrage de Baillarger un cas où les hallucinations psychiques se transforment en ce que l’auteur appelle des hallucinations psychosensorielles. « Au début de ma maladie, dit une malade, c’est comme si on m’avait communiqué une pensée. On me répétait sans cesse : Tu es une… Je répondais : Vous en avez menti. Tout cela se faisait sans bruit, c’était tout intérieur. Il en a été de même environ pendant trois mois ; mais plus tard cela a changé. Les voix que j’entends maintenant font du bruit, elles viennent de loin et m’arrivent comme si l’on me parlait avec un porte-voix[11]. » Sans doute on pourrait interpréter cette observation en disant qu’il s’agissait d’abord d’images motrices ; mais, sans vouloir nier absolument que les images motrices aient pu jouer un rôle dans la première partie du phénomène, on peut croire également, à cause des raisons indiquées plus haut, qu’il s’agissait aussi d’images acoustiques qui, très faibles d’abord, sont devenues plus fortes avec les progrès de la maladie.

D’autres faits assez nombreux nous montrent l’importance considérable des images auditives pour la représentation des mots ou des sons. Voici un fait assez commun, je crois, et que j’ai souvent remarqué pour mon propre compte, bien qu’il se présente à présent moins fréquemment et d’une manière moins vive que lorsque j’étais plus jeune. Une certaine excitation confuse de l’organe de l’ouïe est favorable au développement des images auditives, elle les rend plus nettes, plus vives, les rapproche davantage des sons extérieurs. Ainsi quand je me trouve près d’une chute d’eau ou dans un train de chemin de fer, ce bruit continu me rend beaucoup plus facile l’imagination vive d’une mélodie. Je crois que bien des gens peuvent avoir observé des faits de ce genre. J’en trouve un à peu près semblable dans les Mémoires d’un nihiliste, de M. J. Pavlofsky, publiés dans un volume des œuvres de Tourgueneff[12]. M. Pavlofsky, poursuivi comme nihiliste, était en prison quand le fait lui arriva. « Pendant le jour, dit-il, je courais de côté et d’autre dans ma cellule, mes pantoufles criaient : ce bruit, par une bizarrerie inexplicable, me rappelait les refrains de chansons obscènes que j’avais entendu vociférer par les ivrognes attardés dans la rue. Je m’efforce de penser à autre chose… En vain, je tâche de faire cesser le dégoût que j’éprouve, je veux me persuader que ces chants ne sont que grotesques, naïfs peut-être… Mais tout à coup une voix de fausset aiguë et fêlée en même temps me les crie aux oreilles en accentuant avec ironie les passages les plus ignobles… ; je jetais mes pantoufles de côté avec fureur et me mettais à courir pieds nus sur les dalles froides du plancher. Ceci faisait passer les hallucinations de l’ouïe. »

Évidemment ce dernier phénomène est d’ordre morbide ; les précédents se rapprochent déjà de l’hallucination, mais, en grossissant pour ainsi dire les phénomènes de l’état normal, ils les rendent plus visibles. Et ce qui nous permet de les rapprocher, c’est ce fait que les formes faibles de la représentation interne sont reconnues par le sens intime comme l’embryon de formes vives qui surviennent quelquefois. Sans doute le phénomène change alors ; toutefois certains caractères de la représentation faible sont simplement exagérés, tandis que d’autres viennent s’ajouter aux premiers et que d’autres peut-être disparaissent ou semblent disparaître, ces derniers sont les phénomènes de représentation motrice qui, d’après mon expérience personnelle au moins, tout en contribuant à l’ordinaire à fortifier et à rythmer les images auditives, leur cèdent la place dès que ces images acquièrent par elles-mêmes un degré d’intensité suffisant. Pour ce passage des images faibles aux images fortes, je puis citer à l’appui un fait tout à fait semblable, à cela près qu’il s’agissait du sens de la vue et non du sens de l’ouïe. Je copie une note prise par moi il y a quelques années : « Cette semaine ont eu lieu à Nîmes les processions de la Fête-Dieu. Aujourd’hui, ayant bu une assez grande quantité de café, ce dont je n’ai pas l’habitude, et me sentant un peu excité, je pensais à ces deux rangées parallèles de jeunes filles habillées de blanc. Fermant tout à coup les yeux, j’ai eu la vision assez confuse et très courte de ces deux files qui se sont fondues en deux lignes blanches, lesquelles se sont évanouies rapidement. » (Juin 1879.)

Je trouve de même dans le livre de M. Egger une étude sur les variétés vives de la parole intérieure, et des passages tels que celui-ci : « … Les variétés vives de la parole intérieure, c’est la parole intérieure se rapprochant de la forme hallucinatoire sans l’atteindre ; quoi d’étonnant si elle atteint cette forme chez certains tempéraments prédisposés, surtout quand les circonstances et le milieu intellectuel sont favorables à la croyance au merveilleux. » Remarquons ici que les phénomènes dont je viens de parler en montrant le rôle de l’imagination auditive dans le langage intérieur démontrent également la seconde partie de la définition que j’ai indiquée de la parole intérieure d’après laquelle la parole interne tend à devenir semblable à la parole extérieure considérée comme présentant trois phases distinctes. Nous n’avons pas encore à voir comment la parole intérieure tend vers la parole extérieure au point de vue de l’émission, mais nous voyons clairement que la parole intérieure tend vers l’hallucination auditive, et qu’elle y arrive quelquefois. Je rappellerai le cas cité plus haut et emprunté à Baillarger, ainsi que mes observations personnelles, et je citerai encore à l’appui le fait suivant que j’emprunte à M. Taine : « Théophile Gautier me raconte qu’un jour, passant devant le Vaudeville, il lit sur l’affiche : « La polka sera dansée par M. … » Voilà une phrase qui s’accroche à lui, et que désormais il pense incessamment et malgré lui par une répétition automatique. Au bout de quelque temps, ce n’est plus une simple phrase mentale, mais une phrase composée de sons articulés, munis d’un timbre, et en apparence extérieurs. Cela dura plusieurs semaines, et il commençait à s’inquiéter, quand tout à coup l’obsession disparut[13]. » La pensée, l’image interne seraient d’ailleurs, d’après M. Taine, une série d’hallucinations qui n’aboutissent pas.

Revenons aux images auditives et à leur importance au point de vue du langage intérieur. Une preuve des plus remarquables, et en même temps une des raisons les plus fortes que l’on puisse avoir de représenter le langage extérieur comme étant essentiellement une action réflexe auditivo-motrice, c’est le fait que la surdité entraîne généralement le mutisme, même quand elle arrive relativement assez tard dans la vie. « Il paraît, dit Kussmaul, que la limite d’âge supérieure jusqu’à laquelle une surdité peut dépouiller l’homme de la parole qu’il a déjà acquise est l’âge de la puberté. Dans la plupart des cas de surdi-mutité acquise après la naissance, l’apparition de cette infirmité date des quatre premières années de la vie ; ensuite elle devient de plus en plus rare jusqu’à l’âge de dix ans, et son début plus tard, jusqu’à l’âge de seize ans, est un événement des plus rares. Jusqu’à la puberté, les images de mots ne sont pas aussi adhérentes que plus tard, où la surdité endommage, il est vrai, fortement les images, mais n’est pas en état de les effacer[14]. »

Enfin des faits pathologiques nous montrent aussi que le phénomène auditif fait souvent partie intégrante du phénomène de la parole intérieure. Mais ces faits paraissent prouver plus que l’importance de l’image auditive, ils semblent prouver aussi que l’image auditive peut, si elle est conservée, suffire à la parole intérieure. C’est donc cette question que nous allons examiner.

M. Stricker, dans un livre que j’ai eu déjà l’occasion de citer, a voulu établir cette théorie que la parole intérieure était un phénomène purement moteur. D’après lui, les représentations des sons, les images auditives qui viennent s’y joindre ne sont pas une partie essentielle du phénomène qui implique toujours un élément moteur. Nous ne nous sommes pas encore occupés des images motrices, sur lesquelles nous reviendrons tout à l’heure, mais il convient d’examiner ici, à propos des images auditives, si l’image auditive seule ne peut pas suffire à la parole intérieure, et s’il faut admettre également la nécessité de l’image motrice et conséquemment la subordination du souvenir purement sonore.

Nous avons fait abstraction ici du fait que le langage a une fonction symbolique, cependant nous avons toujours sous-entendu que cette fonction est réelle. En effet, si cette fonction n’existait plus, si le mot n’était plus signe, le langage n’existerait plus ; par conséquent, tout en examinant les caractères propres des phénomènes du langage comme phénomènes psychologiques particuliers, nous devons nous souvenir de n’étudier que des phénomènes, quelle que soit d’ailleurs leur nature, qui sont des signes. Ce ne serait plus étudier la parole intérieure que d’étudier les images auditives ou motrices, si ces images n’étaient pas des signes, si elles ne se rattachaient aux idées par une association étroite. Le problème de savoir si l’image auditive peut suffire à la parole intérieure se ramène donc à celui de savoir si l’image auditive est par elle-même directement associée aux idées, aux autres images, aux autres faits, en un mot, dont le langage doit être le signe. Mais ce rapport, qui me paraît explicitement démontré par quelques cas pathologiques, me semble devoir être implicitement admis pour toute représentation de mots. L’expérience montre, en effet, que, lorsque les mots ne sont pas compris alors qu’il s’agit bien entendu d’un mot connu, ils ne sont pas non plus entendus. Tout le monde a pu remarquer que les paroles d’un chant ne sont distinctement entendues que si on les connaît à l’avance, c’est-à-dire si on les a associées à leurs objets. De plus, dans la maladie qu’on a désignée du nom de surdité verbale, il arrive que les mots ne sont perçus que comme un murmure indistinct. Pour M. Stricker, d’ailleurs, le phénomène moteur n’est pas indispensable seulement à un discours intérieur, mais aussi à la représentation d’un mot et même d’une lettre. Nous avons donc à voir si l’image auditive peut suffire à ces divers emplois. Commençons par les plus simples.

D’après M. Stricker, nos mots ou nos lettres pensés n’étant que des images motrices, il est impossible de se représenter à la fois deux lettres, deux syllabes, deux sons, si les muscles qui servent à les prononcer sont en tout ou en partie les mêmes : nous ne pouvons par exemple, d’après lui, nous représenter à la fois deux A ou deux R ou deux lettres quelconques semblables, ou même un A et un O par exemple, parce qu’une partie des muscles qui servent pour la prononciation de l’A servent également pour la prononciation de l’O. J’objectai à cela la possibilité que j’avais, tout en prononçant un A en prolongeant le son, de me représenter toute une série de voyelles, de syllabes et de mots. M. Stricker répondit à cette objection : « Pour prononcer un A, il faut mettre en un certain état les muscles de l’articulation : cet état produit, on peut prolonger le son A au moyen de l’expiration et innerver de nouveau les muscles de l’articulation de manière à se représenter en réalité O et E. Cette expérience ne répond pas à ce que je demande, car….. il faudrait pouvoir se représenter réellement et simultanément A et O en retenant sa respiration. Si quelqu’un le peut, alors je considérerai cela comme un argument[15]. »

J’ai fait depuis d’autres expériences qui me paraissent concluantes, mais d’abord je voudrais indiquer ce que l’argument de M. Stricker présente à mes yeux de défectueux. Quand je prolonge le son A à haute voix, sans doute, je ne prolonge pas la sensation initiale de la mise en jeu des muscles qui servent à le prononcer, mais je n’en continue pas moins à avoir une sensation très nette de l’innervation motrice particulière nécessaire à la prononciation de A, et les autres voyelles que je me représente pendant ce temps m’apparaissent, non pas comme un mélange d’images de mouvement et d’images auditives, mais bien comme des images auditives pures. Je dois mentionner ici une lettre de M. Bard, du collège d’Aubonne, près de Lausanne, qui constate les mêmes phénomènes et m’écrit : « Pendant que je prononce à haute voix le son A prolongé, je puis très bien, en même temps, me représenter un autre son, celui de E, de T, de P par exemple, ou même les sons d’un mot entier, et cette représentation est pour moi une image auditive. Tant que dure l’émission à haute voix de l’A, je ne peux pas me représenter comme image motrice un autre son quelconque. » Je persiste donc à croire que cette expérience a une certaine valeur.

Mais je puis au besoin me placer dans l’hypothèse où l’image motrice initiale a seule une importance. Je varie alors mon expérience ainsi qu’il suit. Je prononce un A, et, au moment même où je le prononce, je fais coïncider avec la représentation du mouvement la représentation d’un O, qui se présente à moi avec le caractère de l’image auditive.

Ce qui précède me paraît concluant. J’ai voulu aller plus loin encore, et je crois y être arrivé. J’ai tâché de réaliser l’expérience mène proposée par M. Stricker et de me représenter à la fois deux voyelles différentes ou même deux lettres semblables en retenant ma respiration. Cela serait impossible si la théorie de M. Stricker, que je considère d’ailleurs comme donnant une partie de la vérité, était absolument exacte. J’ai eu une certaine peine à réaliser ces deux représentations simultanées. Au début, je ne parvenais à aucun résultat satisfaisant, puis il me sembla que je pouvais penser à la fois à deux voyelles, sans me les imaginer. Je reviendrai plus loin sur ce fait et sur l’interprétation qu’il faut en donner. Enfin, à force de répéter mes expériences, je suis arrivé à me représenter à la fois deux voyelles, l’une étant fortement empreinte du caractère moteur, l’autre étant une image auditive très faible. Je puis ainsi me représenter à la fois A et O, autant que j’en puis juger, en fermant les yeux et en retenant ma respiration, et sans prolonger la représentation d’une des voyelles. L’expérience devient beaucoup plus facile si je la prolonge. La représentation courte et simultanée est difficile à obtenir à cause de l’association des images de mouvement et des images auditives.

Je trouve dans le livre de M. Stricker lui-même certaines expériences qui tendraient à faire croire que l’auteur peut aussi se représenter, quoiqu’avec une vivacité inégale, deux voyelles à la fois. Je ne voudrais pas trop insister sur cette contradiction ; elle peut, à la rigueur, provenir d’un défaut de précision dans l’expression ; quoi qu’il en soit, voici le fait :

« Quand j’articule une syllabe, dit M. Stricker, je n’ai jamais qu’un son présent à la conscience, mais les autres sons de la syllabe me sont cependant percevables en même temps, quoique moins vivement…

« Je puis donc me représenter deux ou plusieurs mots à la fois, mais non pas avec le même degré de vivacité.

« Ma supposition que les représentations des mots sont des représentations motrices, que les centres oraux doivent être excités l’un après l’autre pour nous donner l’idée d’un mot, ne peut guère être mise d’accord avec ces phénomènes sans recourir à l’observation et à la réflexion. Comment percevoir par exemple à la fois, bien qu’avec une inégale vivacité, l’R de ces deux mots : « Roland recula, » si nous n’avons qu’un centre pour le son articulé R ? Un examen attentif nous explique cette contradiction. Au moment où je commence à articuler par la pensée « Roland », où par conséquent, tandis que « Ro » se présente au premier plan, « recula » s’éveille, je n’ai pas en effet obscurément en moi l’idée de « recula », mais seulement celle de « ecula ».

Il résulte évidemment de cette observation que M. Stricker peut avoir à la fois présentes à la pensée avec des degrés divers de vivacité les voyelles A, E, O ; cela peut suffire, je crois, pour qu’une forte objection se dresse contre sa théorie. De plus, j’ai repris personnellement l’expérience, et je puis me représenter à la fois l’R de Roland, et l’R de recula. Je les distingue même très bien, la seconde semblant venir d’ailleurs et roulant plus et autrement que la première, elle se présente du reste comme une image auditive très faible, abstraite pour ainsi dire.

Enfin, certaines observations faites par des médecins paraissent établir aussi que l’image motrice n’est pas nécessaire à l’usage de la parole intérieure. J’emprunte quelques faits au livre de M. Kussmaul. « Bouillaud assista en 1828 à l’autopsie d’un jeune homme qui avait succombé dans le service chirurgical de Ph. Boyer. Il avait reçu dans l’orbite gauche un coup de parapluie tellement violent, que l’œil en était sorti. Parmi les accidents survenus, on constata, pendant les huit premiers jours environ que le malade survécut, une perte constante de la parole. Le malade comprenait, dit-on, les questions, mais ne pouvait y répondre. Le malade écrivait pour demander ce dont il avait besoin, et il faisait remarquer qu’il avait sa mémoire, mais qu’il lui était impossible de prononcer les mots. L’examen cadavérique fit constater un ramollissement avec suppuration du lobule antérieur gauche du cerveau, qui avait été comme labouré d’avant en arrière, par le bout du parapluie jusque vers l’extrémité antérieure du ventricule latéral correspondant[16].

L’observation suivante me semble également fort importante. « Boinet cite le fait d’un homme à l’autopsie duquel on trouva dans la troisième circonvolution un vaste abcès, situé à 5 centimètres de l’extrémité antérieure du lobe frontal gauche, juste en dehors du corps strié auquel il touchait. Au pourtour, un peu moins de consistance de la substance cérébrale, mais sans la moindre trace de ramollissement vrai ; légères adhérences méningées. À la suite de la guérison de la plaie du trépan, ce malade avait recouvré l’intelligence et la mémoire, mais ne pouvait parler. Il suppléait la parole par des gestes, et se mêlait à tous les jeux de ses camarades ; il pouvait écrire couramment à la lecture et à la dictée, ou traduire correctement ses pensées en écrivant. Il avait conservé une certaine paralysie de la face. »

Nous sommes donc conduits à penser que l’image auditive est suffisamment liée par elle-même à la pensée pour pouvoir la rappeler sans le secours des images de mouvement ; je ne crois pas qu’on pense en général qu’elle ait besoin des images visuelles ; il est donc admissible qu’elle peut suffire à constituer un langage intérieur. On peut se demander si elle est nécessaire à ce langage. Il est permis de croire que le langage intérieur de tous ceux qui ont habituellement présentes à la conscience des images auditives serait considérablement troublé par la perte de ces images. Toutefois, nous ne pouvons admettre que l’imagination auditive soit absolument nécessaire à la formation d’une parole intérieure, puisque les sourds-muets arrivent à se faire un langage soit au moyen des images visuelles, soit au moyen des images tactiles et motrices.

§ 3. Images de mouvement. — On a beaucoup discuté sur la nature de nos représentations du mouvement : accompagnent-elles les phénomènes cérébraux qui excitent l’activité des muscles, et sont-elles centrifuges ; proviennent-elles, au contraire, des impressions données par le mouvement lui-même, et ont-elles une origine centripète ? Je n’entrerai pas ici dans cette discussion. Les théories de Bain, de W. James, de Ch. Bastian, de Ferrier sont assez connues, et je ne puis espérer trancher la question par des raisons décisives. Il n’en reste pas moins que nous avons des représentations de mouvement. Ces représentations servent-elles à la parole intérieure ?

Leur utilité peut évidemment être très considérable ; nous avons vu chez M. Montchal la prépondérance de l’image visuelle dans les représentations des mots, nous avons vu chez M. Egger la prépondérance de l’image auditive, nous voyons chez M. Stricker la prépondérance à peu près exclusive de l’image motrice. Nous avons vu que, à mon avis, l’importance générale qu’il accordait à ces images était trop considérable. M. de Watteville indique une cause possible d’erreur dans l’observation des images motrices. M. de Watteville accepte la théorie qui fait de l’attention un phénomène des centres moteurs ; parlant de la théorie de la parole intérieure de M. Stricker, il ajoute : « La preuve qu’on a voulu en donner par l’observation psychologique introspective nous paraît illusoire, en ce qu’elle introduit l’élément en question par le fait de l’attention. L’innervation motrice qui constitue la lecture ou la pensée « à voix basse » est un phénomène réflexe, une conséquence de l’excitation sensorielle primitive. Les sensations dont est accompagnée une telle innervation, quelque nettes qu’elles puissent être, ne sauraient donc constituer la trame du phénomène du langage[17]. »

M. de Watteville, d’ailleurs, admet que les mémoires motrices jouent un rôle dans la parole intérieure. Et en effet, quelles que soient les objections que j’ai adressées à la théorie de M. Stricker, que je trouve incomplète et trop absolue, je reconnais volontiers que ses recherches consciencieuses m’ont fait admettre que l’importance de l’élément moteur est plus grande que je ne l’aurais cru tout d’abord. Pour M. Stricker, toute image d’une phrase est non pas une sorte d’audition, mais une sorte de prononciation interne ; de même, Bain a dit : « Quand nous nous rappelons le souvenir d’un mot ou d’une phrase, si nous ne les prononçons pas, nous sentons les organes s’agiter jusqu’au moment où ils seraient arrivés au bout. Les parties qui articulent, le larynx, la langue, les lèvres, sont sensiblement excitées ; une articulation supprimée est la matière du souvenir, la manifestation intellectuelle, l’idée de la phrase. » M. Stricker a développé sa théorie beaucoup plus que ne l’avaient fait les auteurs dont les vues se rapprochent des siennes. Il cite des faits très intéressants qui montrent la place considérable que tiennent chez lui les images motrices, et leur grande prépondérance par rapport aux images auditives. Il est porté à croire que les images motrices se produisent même pendant qu’il lit et pendant qu’il écoute parler. Ainsi, dit-il, « c’est indubitablement par l’ouïe surtout que j’ai appris l’italien. Je connais les personnes avec lesquelles, et les circonstances dans lesquelles j’ai appris cette langue. Je suis parvenu à force d’exercice oral et auditif au point de pouvoir penser assez facilement en italien, et cependant ce n’est jamais en images auditives que je pense, si je ne me souviens pas intentionnellement de certaines personnes et de certaines conversations.

« J’en dois dire presque autant de l’anglais. Abstraction faite de certains rudiments, c’est par la conversation que j’ai appris cette langue. Si je me mets à réfléchir en anglais, je ne fais que reproduire des représentations orales motrices. »

« Tous ces faits seraient incompréhensibles si je n’accompagnais par l’ouïe des paroles, des représentations orales motrices. » On pourrait certainement discuter cette dernière assertion, mais tout le livre de M. Stricker donne la conviction que chez lui, comme chez d’autres personnes dont il cite le témoignage, les images motrices forment une grande partie de la parole intérieure. Chez moi, elles se produisent assez fréquemment et principalement quand j’attire toute mon attention sur la façon dont je parle intérieurement. Mais quoique je distingue aisément, à présent, dans ma parole intérieure l’élément moteur de l’élément auditif, je n’ai jamais pu isoler cet élément moteur de l’élément auditif, comme j’isole l’élément auditif de l’élément moteur, et me le représenter à part. M. Stricker donne aussi de très bons arguments pour la présence d’un élément moteur dans la parole intérieure lorsqu’il indique ou rappelle ces faits qu’une pensée continue peut fatiguer les muscles de l’articulation et que l’audition d’un chant trop fort ou trop haut peut faire éprouver au larynx une sensation pénible. Signalons encore ces observations importantes : « Je puis me représenter des mélodies soit en les chantant tout bas, soit en les sifflant, par conséquent au moyen de sentiments aux lèvres, au lieu de sentiments au larynx. Mais si je me représente ensuite une mélodie que j’ai jouée sur le violon, il se rattache bien à l’idée que j’en ai le souvenir du mouvement des doigts, mais ce ne sont que des représentations accessoires. Je ne puis me représenter la mélodie seulement par le secours d’impulsions nerveuses dirigées vers les doigts, il me faut recourir à celles des lèvres et du larynx. » J’ajouterai ici une observation personnelle qui s’accorde bien avec celles de M. Stricker, quoiqu’elle en diffère suffisamment, et qui me paraît propre à montrer aussi l’importance de l’élément moteur. J’essaye de me représenter l’aboiement d’un chien ou le chant d’un oiseau. Je remarque que je puis me représenter l’un ou l’autre par des images auditives reproduisant plus ou moins fidèlement ou plus ou moins incomplètement un aboiement ou un chant que j’ai pu entendre. Mais en même temps, je me sens une forte tendance à me représenter l’aboiement ou le chant par des sons empruntés à la voix humaine, et à imiter en moi-même l’aboiement du chien ou le chant de l’oiseau autant que mes moyens me le permettent. Cette dernière représentation est à la fois auditive et motrice. J’ai une tendance à imiter réellement les sons, et je sens l’ébauche des mouvements en même temps que je me représente faiblement les sons que cette tentative me ferait produire. Cette observation me parait montrer assez bien l’importance de l’image auditive, et en même temps le rôle assez considérable joué par les images de mouvement qui contribuent à la déformation dans la représentation de la sensation primitive. Cette déformation est aussi due en partie d’ailleurs aux habitudes de l’imagination auditive.

Un fait universellement reconnu d’ailleurs et qui montre bien encore que les images motrices sont intimement, sinon fatalement associées à nos idées des mots, c’est que nous avons une tendance, pour peu que la parole intérieure devienne vive, à prononcer réellement les mots que nous pensons. Chacun s’est surpris à parler à demi-voix, dans certains moments d’excitation. Le fait a été reconnu, je pense, par tous les observateurs de la parole intérieure. Il nous prouve à la fois l’association des éléments moteurs et des autres éléments de la représentation des mots, ainsi que la tendance que nous avons déjà signalée, de la parole intérieure à se compléter et à devenir une parole extérieure.

Les observations pathologiques confirment ce que nous avons vu jusqu’ici. Leur interprétation est souvent bien difficile. D’après une opinion assez répandue, l’aphasie proprement dite, celle qui résulte de la lésion de la troisième circonvolution frontale gauche, serait due à une amnésie des signes moteurs[18]. Quoi qu’il en soit, certains faits de troubles du langage semblent bien indiquer évidemment que les signes moteurs contribuent puissamment à la représentation des mots et au langage intérieur. Les cas de surdité verbale cependant peuvent être interprétés autrement que dans le sens indiqué. Il faudrait, pour se prononcer, connaître avec assez de précision la nature de la maladie pour être sûr qu’il ne s’agit pas seulement d’une rupture d’association entre l’idée et le mot entendu, et que la surdité verbale est due simplement à ce que les signes acoustiques ne sont plus rattachés à des images motrices qui serviraient à les interpréter. Le cas qui nous paraît se rapprocher le plus de ce désidératum est celui que cite Stricker d’une malade qu’il a observée à l’hôpital général de Vienne. Il s’agit d’une femme épileptique, d’environ quarante ans, qui entendait et ne comprenait pas. « En vain je criai à la malade de me tendre la main ; mais lorsque je lui tendis la mienne comme on a coutume de le faire pour donner une poignée de main, elle souleva aussitôt son bras gauche (le droit était paralysé) et posa sa main dans la mienne. Elle avait donc compris le signe de la poignée de main, et elle y avait répondu. Elle avait aussi entendu, et pourtant elle n’avait pas répondu à l’invitation qui lui avait été faite. » M. Stricker nous dit que l’autopsie montra chez la malade une lésion de l’île motrice orale, et il ajoute : « Quoi donc de plus probable que la supposition que la malade ne pouvait comprendre ce qu’on lui disait, parce que les représentations motrices orales lui manquaient. »

Nous avons déjà vu que, quelque importantes que soient les représentations de mouvement, les théories qui refuseraient d’admettre un autre élément dans le phénomène de la parole intérieure sont inacceptables. Ce n’est pas à dire cependant que la parole intérieure motrice ne soit prépondérante chez quelques personnes au point peut-être que les représentations de mots ou de phrases comprises ne pourraient avoir lieu sans les représentations des mouvements correspondants.

C’est un fait bien connu que telle ou telle mémoire, tel ou tel ordre d’images est beaucoup plus développé chez certaines personnes que chez d’autres. Il n’est pas bien surprenant, il est même entièrement conforme aux lois connues de l’association psychologique, que les idées, c’est-à-dire en somme des images, des résidus d’images et des tendances plus ou moins nettes au mouvement, s’associent plutôt, comme à des signes et à des substituts particuliers, aux images qui sont le plus fréquentes chez une personne donnée en raison de sa constitution mentale propre. Et même la signification, la substitution sont un résultat de cette association. Le langage intérieur n’étant que l’emploi de certaines images ou résidus comme substituts d’autres images, de sensations et de tendances, il est évident que le langage intérieur devra différer avec les individus et selon les habitudes particulières de l’imagination de chacun. Il se peut que les idées étant plus particulièrement reliées chez telle ou telle personne aux images visuelles, auditives ou motrices, ces images particulières deviennent les substituts habituels de la pensée, constituent comme une sorte de centre psychique des forces mentales, et que leur disparition entraîne une impossibilité de l’usage du langage intérieur et une gêne considérable pour l’intelligence. Nous pouvons donc, par conséquent, être d’accord avec M. Stricker quand il dit : « Chez moi et probablement chez tous ceux qui ne sont pas particulièrement doués pour la musique, les impressions motrices se fixent mieux que les impressions auditives, ce qui fait que je ne me souviens des mélodies qu’au moyen des représentations motrices. Et si, d’un autre côté, je devenais aphasique, si quelque région motrice devenait malade dans mon écorce cérébrale, il en serait probablement fait de ma provision de mélodies[19]. » Seulement nous admettons également, comme les faits cités plus haut nous y autorisent à mon avis, que chez d’autres personnes un effet analogue au point de vue de la parole intérieure pourrait être produit par la perte des images auditives ou des images visuelles. Peut-être dans l’un et dans l’autre cas aussi la perte ne serait-elle que momentanée, et un nouveau centre de compréhension et de souvenir se formerait-il par de nouvelles associations établies entre les idées et des images d’une autre nature que celles qui ont disparu. C’est par une substitution de ce genre que les aveugles qui apprennent à lire apprennent à substituer des images tactiles ou motrices aux images visuelles, dans l’association de ces dernières avec les images auditives ou motrices et les idées, telle que la produit l’exercice de la lecture.

On peut se demander encore si l’image motrice est suffisante pour constituer une parole intérieure (c’est-à-dire pour réveiller les idées par association, en l’absence d’image auditive. Je ne puis pas observer chez moi ce phénomène, mais les observations de M. Stricker paraissent prouver qu’il peut en être ainsi.

Nous avons à peu près terminé cette étude analytique des phénomènes qui composent la parole intérieure en tant que cette parole intérieure consiste dans la reproduction affaiblie de la parole extérieure avec tendance à la reproduire. Mais s’il y a une autre sorte de langage intérieur dont on s’est peu occupé, parce qu’il est moins apparent, j’espère pouvoir en établir l’existence tant par mes propres observations que par l’interprétation de quelques faits connus. Nous pourrions auparavant, pour en finir avec cette partie de notre sujet, dire quelques mots de certaines formes particulières de la parole intérieure telle qu’elle se présente par exemple chez les sourds-muets. Évidemment, ici, le mécanisme général est le même ; seulement, les images acoustiques n’existant probablement pas, les signes de la pensée sont seulement des images tactiles, visuelles et motrices. Je ne crois pas devoir insister, quel que soit l’intérêt réel que présente le sujet.

III

Nous avons à nous occuper maintenant d’une autre forme de la parole intérieure, ou plutôt du langage intérieur. Il ne s’agit plus en effet ici de mots prononcés ou entendus, mais bien d’un système de signes peu apparents pour le sens intime, de représentations abstraites qui font un service analogue à celui de mots et qui quelquefois se substituent à eux, et remplissent par rapport à eux le même office que remplissent les mots par rapport aux sensations et aux images. Mon langage intérieur m’apparaît comme un mélange de mots intérieurement prononcés ou entendus, et de signes abstraits.

On sait que la fonction du langage en général est une fonction symbolique, que les mots sont un moyen de nous représenter les objets et de les représenter à d’autres. Le mot ne peut évidemment jouer ce rôle que s’il est rattaché à d’autres phénomènes psychiques. Un mot auquel je n’attribuerai aucun sens, un mot, par exemple, d’une langue que je ne connaîtrais pas, n’aurait pour moi aucune valeur au point de vue du langage. Si au contraire je pense ou si j’entends un mot représentant un objet que je connais, alors même que je ne pense pas explicitement à l’objet, alors même que le mot reste seul apparent à mon sens intime, il a une valeur pour moi comme symbole en ce qu’il est susceptible de me donner, par association, telles ou telles images qu’il réveillera également chez ceux qui sont organisés comme moi et qui parlent la même langue. Remarquons que grâce à nos habitudes, à notre éducation, le mot est compris même si les images auxquelles il est associé ne sont pas réveillées d’une manière apparente. Je comprends ce que veut dire le mot froid ou le mot cheval sans penser à un cheval particulier, et sans me représenter le froid sous aucune forme. Le mot, comme son entendu, me met simplement dans un état psychique tel, alors qu’il est réellement compris que je pourrai réagir d’une manière appropriée à l’excitation qui m’arrive si une excitation arrive qui soit en rapport avec les images que peut réveiller en moi le mot que je viens d’entendre. Je suppose qu’on me dit « il pleut » ; il n’est pas nécessaire, pour que je dise que j’ai compris le mot, que je me sois représenté un ciel couvert, des gouttes de pluie, etc. Il suffit que consciemment, ou d’une manière à demi consciente, j’aille prendre mon parapluie au moment où je désire sortir. Si j’agis ainsi, je puis dire réellement que j’ai compris les mots « il pleut », alors même que je ne les ai nullement associés aux images qu’ils représentent. Le mot est simplement ici pour remplir l’office que remplirait la sensation de la pluie si j’avais cette sensation, mais il n’est pas nécessaire qu’il détermine une représentation semblable à l’objet qu’il représente, il suffit qu’il me mette à même de répondre d’une manière appropriée aux excitations du dehors, il suffit en un mot que je réagisse sous le mot comme je réagirais sous la sensation.

Je suis donc conduit à admettre cette proposition que comprendre un mot, une phrase, c’est non pas avoir l’image des objets réels que représente ce mot ou cette phrase, mais bien sentir en soi un faible réveil des tendances de toute nature qu’éveillerait la perception des objets représentés par le mot. Je n’ai pas besoin sans doute de faire remarquer que le mot signifie d’autant plus de choses pour une personne prise en particulier, que ses tendances sont plus complexes, et mieux associées avec la chose représentée. Bien que les mots aient évidemment une même signification générale pour chacun de ceux qui parlent correctement une langue, cependant chacun a sa compréhension propre, et, pour chacun, chaque mot signifie quelque chose de particulier et est compris d’une manière originale.

Mais un mot ou une phrase ne désignent pas toujours un objet concret ou un ensemble de phénomènes concrets et réels. La phrase peut être par exemple un conseil, elle peut exprimer une idée abstraite. Réservons ce dernier cas. Si la phrase exprime un conseil, elle tend aussi, si elle est comprise, à éveiller une tendance, la tendance d’accomplir l’acte suggéré ; cette tendance, plus ou moins vaguement excitée et reconnue, tend à s’accommoder à l’état psychophysiologique qu’elle rencontre, et, selon le résultat de cette rencontre, elle détermine l’acte ou bien elle est repoussée. Si l’on me dit par exemple : Prenez votre pardessus. Le fait de comprendre se manifeste par la naissance d’une tendance à prendre mon pardessus et par d’autres impressions qui se produisent au même moment, l’impression par exemple du froid de l’air ; il s’établit ainsi une sorte de lutte, et l’organisation momentanée ou habituelle de l’esprit, le groupement, le système de nos sensations, de nos idées, des résidus de nos faits psychiques antécédents, détermine le rejet ou au contraire l’aboutissement de la tendance suscitée par le mot.

Passons aux mots abstraits et aux idées abstraites. M. Stricker, qui a examiné dans son livre le fait de la compréhension des mots, indique ainsi qu’il suit la façon dont il interprète les mots abstraits : « Quand, dans le cours ordinaire de la vie, il me vient à l’esprit des mots comme « immoralité », « vertu », je me les explique d’ordinaire non par des mots, mais par des images visuelles. Au mot « vertu », par exemple, je pense à quelque figure de femme ; au mot « bravoure », à un homme armé ; bref à des figures de l’origine desquelles je ne me rends pas compte.

« Mais quelle qu’en soit l’origine, je rattache à ces mots l’idée de figures, et je suis satisfait de cette représentation, elle tient lieu, pour le besoin journalier, de toute autre explication ; elle me facilite l’image de ces mots. Car il me faut rattacher quelque chose à chaque mot pour qu’il ne m’apparaisse pas comme une pure représentation, comme un terme mort, comme un mot d’une langue qui m’est inconnue[20]. »

Je ne puis admettre que le fait de se souvenir d’une figure quelconque à l’occasion d’un terme abstrait constitue l’acte de comprendre ce terme. Je crois que cela peut, dans certains cas et pour certaines personnes, faciliter la compréhension, mais je suis sûr que cela ne la constitue pas. Il est évident que, ici, l’image évoquée est un simple substitut de l’idée, comme le mot lui-même est un substitut, à moins que l’image n’ait aucune valeur et soit simplement un phénomène parasite associé au phénomène principal. On comprend que dans quelques cas, l’image puisse être plus facilement que le mot reliée à l’idée, mais, en ce cas-là même, elle n’est qu’un substitut. M. Stricker paraît du reste admettre qu’elle tient la place des autres mots qui pourraient venir à l’esprit pour expliquer le premier, mais encore tous les mots réunis, et l’image avec eux ne reconstitueraient pas une idée. Supposez un homme à qui l’on apprenne le mot de vertu dans une langue qu’il ne connaît pas, et une longue phrase dans la même langue pour lui expliquer ce mot ; supposons encore qu’on lui fasse associer à ce mot une image de femme (qui ne réveille aucune tendance, aucune idée), il est impossible de prétendre que cet homme comprendra ce mot. Qu’est-ce donc au juste que comprendre un mot abstrait ?

L’homme peut être considéré à un point de vue général comme un appareil complexe sensitivo-moteur. Il reçoit des impressions, les emmagasine, les systématise et réagit. Plus la systématisation est forte entre les impressions et les actes, plus les tendances créées, entretenues, développées par l’expérience, l’hérédité, l’exercice, l’habitude, l’influence réciproque, etc., sont capables de maintenir l’harmonie entre l’homme et le monde, plus aussi l’homme se rapproche de la perfection. À ce point de vue, toute sensation, toute image, toute connaissance peuvent être considérées comme le début, la cause ou l’occasion d’un acte ; au moins doivent-elles être envisagées comme exerçant une influence sur les actes de l’homme et comme déterminant d’une certaine manière la systématisation interne des tendances et les relations de l’organisme et du milieu en exerçant quelque influence sur les réactions de l’organisme. Ainsi, si je sais par exemple que le feu brûle, cette connaissance combinée avec quelques autres faits internes, comme la crainte de la souffrance, etc., et quelques sensations, comme la vue du feu ou du sentiment de la chaleur, déterminera ma conduite de telle sorte que j’éviterai de trop m’approcher du feu. Il en est de même pour toute connaissance ; comprendre un fait, c’est pouvoir être impressionné par lui de manière que nos tendances, nos habitudes, nos pensées, nos actes soient influencés par la considération de ce fait ; comprendre la phrase qui exprime ce fait, c’est être impressionné par la phrase comme nous le serions par le fait lui-même, non pas précisément au point de vue de la sensation et de l’image, mais surtout au point de vue de l’influence exercée sur notre conduite et sur la direction de nos pensées. Le fait de comprendre n’implique pas l’éveil d’une image, mais bien l’éveil d’une tendance et sa mise en rapports avec les autres tendances et les autres faits qui composent une personnalité ou au moins avec quelques-unes de ces tendances ou quelques-uns de ces faits, la systématisation de cette tendance avec les autres, leur union en un tout organisé. Sans doute l’image vient quelquefois, souvent même, se joindre à l’éveil de cette nouvelle tendance, mais elle est un phénomène accessoire et non le phénomène principal.

Un terme abstrait comme le mot bonté ou le mot vertu désigne un caractère appartenant à des groupes de phénomènes considérés dans leurs rappports mutuels. Le mot bonté indique le caractère commun qui se retrouve par exemple dans ces deux complexus de phénomènes : le bon Samaritain recueillant un blessé sur la route, saint Martin donnant à un pauvre la moitié de son manteau. Le mot blancheur désigne ce qu’il y a de semblable dans les impressions que font sur la rétine une muraille ou une feuille de papier. Le mot vertu, le mot bonté, pour être compris, impliquent l’éveil à un degré plus ou moins faible de la tendance à réaliser par ses actes le caractère commun aux actes de bonté ou de vertu, et la rencontre de cette tendance avec les autres tendances du moi. La tendance peut être aussi faible qu’on le voudra, elle peut ne pas se manifester à la conscience, mais elle se manifeste clairement par le fait que, lorsque rien ne l’entrave, elle aboutit à l’acte. Comprendre le mot vertu, c’est éprouver à un faible degré la tendance à agir d’une manière vertueuse. Il est d’ailleurs parfaitement reconnu en psychologie que l’idée d’un acte est une tendance à l’acte. De même la compréhension d’une vertu, l’idée d’une vertu, est une faible tendance à agir selon cette vertu.

Le rôle de l’image est secondaire, avons-nous dit. M. Stricker nous donne un bon argument pour soutenir notre théorie, il se représente une mélodie sans images acoustiques, par une succession de signes moteurs. Si l’on peut comprendre un air de musique par l’éveil d’une tendance au mouvement, je ne vois rien qui empêche de comprendre n’importe quoi par l’éveil d’une tendance. Je sais bien qu’on peut faire des objections à cette manière de comprendre l’intelligence, mais je crois que ces objections pourraient être levées par un examen approfondi que je n’ai pas le temps et la place de faire ici. Je crois que les principes que j’ai indiqués peuvent utilement servir à les résoudre. L’image, à mon avis, est parfois le signe de la vraie compréhension, elle ne la constitue pas en réalité.

Nous pouvons d’ailleurs faire la contre-épreuve ; un sauvage ignorant ce que c’est qu’un canon peut en voir et en examiner, il peut se les représenter mentalement d’une manière très vive même, mais il n’en sera pas moins hors d’état de comprendre ce que c’est qu’un canon avant qu’il ait appris comment on peut s’en servir, c’est-à-dire avant qu’il ait à un faible degré la tendance aux mouvements appropriés pour le faire fonctionner.

Nous pouvons maintenant revenir à la considération du langage. Ce qui fait le caractère propre du langage, c’est qu’il éveille ou qu’il tend à éveiller les tendances qu’éveillerait ou que tendrait à éveiller la chose, la qualité abstraite, le caractère qu’il représente. La parole intérieure est une forme du langage, parce que les signes qui traversent la conscience sous forme d’images visuelles faibles, d’images auditives, ou d’images motrices, sont capables d’éveiller en nous les tendances, ces dispositions particulières, les impressions que déterminerait l’objet ou le caractère représenté. Mais nous voyons facilement que n’importe quel phénomène psychique pourra être considéré comme faisant partie du langage intérieur s’il peut remplir le même office et éveiller les tendances dont nous parlons, s’il peut, en un mot, représenter une manière d’être, une disposition, une tendance, s’il est associé à des complexus d’impressions ou d’impulsions.

Nous pouvons entrevoir ici une vérité que nous aurons occasion de vérifier de plus en plus : c’est que toute pensée est un langage intérieur. On a déjà soutenu cette thèse, mais on n’a voulu considérer comme langage que la représentation des mots, et on a dit alors que l’idée générale par exemple était simplement un mot. C’est là une conception trop étroite. Il y a un autre langage que le langage par mots. On reconnaît d’ailleurs le langage par signes et par gestes, nous devons reconnaître aussi la réalité du langage intérieur par les représentation abstraites. Les phénomènes intérieurs qui constituent la pensée se présentent à nous en effet comme ayant une fonction symbolique. Une idée particulière, une idée abstraite, une idée générale, tiennent lieu, dans nos opérations mentales, des sensations, des images, des émotions même et des mouvements qu’elles représentent. Nous pensons en idées, ou en mots, ou en représentations quelconques, et toujours nous opérons en agissant sur les idées, ou les mots, sur les substituts de toute nature, comme nous agissons sur les choses qu’elles représentent. Il convient de voir ce qu’on doit entendre par les idées, et quels sont les phénomènes qui viennent s’ajouter aux représentations auditives, motrices et visuelles pour achever de constituer le langage intérieur qui constitue entièrement notre activité mentale.

Nous avons déjà signalé ce fait affirmé par M. Henle que pour lui « les mélodies se jouent d’une manière abstraite qui ne rappelle aucune nuance de sons ». Ce fait, auquel nous trouvons plusieurs analogues, est très important en ce qu’il nous montre une fois de plus que le signe, le symbole et, si l’on veut, la représentation d’une sensation, peut ne pas ressembler du tout à la sensation représentée, et en fait ne lui ressemble pas dans bien des cas. Il n’est peut être pas tout à fait inutile de rappeler que les mots tiennent lieu également de perceptions et de sensations qui n’ont aucune ressemblance avec eux. Le mot cheval par exemple ne ressemble en aucune façon à un cheval réel. De même les symboles représentant une mélodie n’ont pour M. Henle aucune ressemblance avec la mélodie elle-même. Il en est de même pour M. Stricker, qui se représente une mélodie par des images motrices, lesquelles évidemment ne ressemblent nullement aux sons perçus par l’ouïe dont elles sont le symbole.

Ces images qui tiennent lieu des sons, et qui par conséquent peuvent aussi tenir lieu de mots considérés comme sons, on les a appelées des représentations abstraites, et je conserve ce mot, qui me paraît rendre assez bien le caractère de ce genre de phénomènes. Il ne s’applique pas évidemment aux images motrices de M. Stricker, que je n’ai citées ici d’ailleurs que pour montrer qu’un son pouvait être représenté par autre chose qu’une image de son, comme le prouve M. Stricker dans son ouvrage, mais il s’applique aux images dont parle M. Henle et aussi à celles dont j’ai parlé plus haut. Tout ceci nous conduira sans doute à interpréter autrement qu’on ne le fait certains faits connus. En effet, si l’on peut se représenter une mélodie soit par des images motrices, soit par images abstraites, qui les unes les autres n’ont rien de commun avec les sensations auditives de la mélodie, on doit pouvoir aussi se représenter un mot par des images qui n’ont rien de commun au point de vue de la ressemblance avec le mot lui-même, prononcé, écrit ou entendu. Nous voyons, par l’expérience interne, une décroissance complète et graduelle depuis la sensation auditive du mot jusqu’à l’image abstraite, qui conserve encore quelques-uns des caractères de la sensation acoustique en passant par l’image auditive très vive qui se rapproche de l’hallucination, l’image auditive un peu moins vive des formes les plus nettes de la parole intérieure, l’image moins vive encore, telle que la constate chez lui M. Egger, et l’image à demi abstraite, telle que je l’ai décrite d’après ma propre expérience. En descendant un peu plus, on arrive à des images qui sont aux sensations acoustiques de mots ce qu’est aux sensations acoustiques de la mélodie la représentation abstraite de M. Henle. L’image alors devient plutôt une idée, elle n’est plus reconnue comme appartenant à la catégorie de l’image vive dont elle tient la place. Nous en arrivons ainsi à conclure que la représentation d’un mot peut être une représentation abstraite ne rappelant sous le rapport de la ressemblance ni phénomènes visuels, ni phénomènes moteurs, ni phénomènes auditifs.

Je crois que cette théorie appuyée sur l’expérience permet de s’expliquer certains phénomènes qui n’ont pas été bien compris. Ils expliquent, par exemple, que Lordat ait pu dire, en décrivant son état mental pendant l’aphasie : « Je m’aperçus qu’en voulant parler je ne trouvais pas les expressions dont j’avais besoin ; j’étais en ces réflexions lorsqu’on m’annonça une visite, j’ouvrais la bouche, la pensée était prête, mais les sons qui devaient la confier à l’intermédiaire n’étaient plus à ma disposition. Je me tourne avec consternation et je me dis en moi-même : Il est donc vrai que je ne puis plus parler, et malgré cela, ajoute-t-il, j’étais le même intérieurement ; quand j’étais seul, je m’entretenais facilement tacitement de mes occupations de la vie et de mes études chéries ; je n’éprouvais aucune gêne dans l’exercice de la pensée[21]. » Évidemment, la parole intérieure était conservée, et il semble évident, d’après les symptômes de la maladie et les expressions dont se sert Lordat, que ces mots étaient des images abstraites du genre de celle qu’emploie M. Henle pour se représenter ces mélodies. Voici un autre passage plus significatif peut-être encore, et l’objection qu’on a faite aux paroles de Lordat me semble montrer l’utilité de mon interprétation. Je cite une note de l’ouvrage de M. Kussmaul[22]. « Lordat raconte : « En réfléchissant sur la formule chrétienne qu’on nomme la doxologie Gloire au Père, Fils et Saint-Esprit, etc., je sentais que j’en connaissais toutes les idées, quoique ma mémoire ne m’en suggérât pas un mot. » Là-dessus Trousseau fait cette remarque : « J’avoue ne pas comprendre qu’on puisse songer à une formule de langage sans se rappeler aucun des mots qui la composent. » Je suis comme Trousseau, ajoute Kussmaul, je ne comprends pas comment on peut penser une formule sans signes, une formule de mots sans mots. »

Nous croyons que nous pouvons, à l’aide de ce qui a été dit ci-dessus, comprendre le cas de Lordat. Évidemment Lordat ne pense pas les mots, il pense aux mots, ce qui n’est pas la même chose, de même que je puis penser à un cheval sans me représenter visuellement un cheval, de même qu’on peut se représenter une mélodie sans employer pour cela des images auditives. Remarquons que Kussmaul a, d’ailleurs, raison de dire qu’on ne peut penser une formule sans signes, et, en effet, il est impossible de comprendre que Lordat ne se servit pas de signes. Évidemment sa conscience n’était pas vide quand il pensait à la doxologie, elle était donc occupée par des phénomènes psychiques quelconques, et ces phénomènes, tenant la place des mots, étaient forcément des signes. Nous saisissons ici, à mon avis, un fait de langage intérieur sans image ressemblant à des mots, puisque Lordat avoue qu’il ne pouvait se rappeler aucun mot. Le mot n’est donc pas essentiel au langage intérieur, il peut être remplacé par des signes d’une autre nature.

C’est l’usage de ces signes, dont l’existence me paraît démontrée, qui constitue, à mon avis, le fonctionnement de la pensée abstraite. On se rappelle que M. Galton, ayant fait des recherches sur le phénomène de la vision mentale, avait trouvé que certaines personnes étaient totalement privées de cette sorte d’imagination. Il paraissait résulter de ses recherches que l’affaiblissement de l’imagination visuelle était, toutes choses égales d’ailleurs, à peu près proportionnelle à l’habitude des idées et des réflexions abstraites. Nous avons ici un phénomène analogue : l’audition mentale et la prononciation mentale s’affaiblissent comme la vision mentale et peuvent être remplacées par des représentations abstraites. Ces représentations abstraites sont employées surtout pour les idées abstraites, alors que l’image concrète est nécessairement moins fortement associée à l’idée.

L’idée d’un cheval que j’ai connu est plus fortement associée à une image visuelle que l’idée du cheval en général. Cette dernière idée est pour moi non pas un mot, c’est-à-dire une représentation de sons, de lignes ou de mouvements, c’est un signe psychique abstrait et tel qu’il ne peut être décrit par aucune image empruntée aux données des sons. Si des images sensorielles particulières viennent se joindre à ce signe, elles sont purement accessoires, ce que démontre d’ailleurs le caractère vague, incohérent et fragmentaire qu’elles peuvent affecter.

On pourrait maintenant se demander quelle est la nature de ces représentations abstraites ; dérivent-elles des images concrètes par un affaiblissement continu, et ont-elles le résultat de la mise en jeu des mêmes centres qui produisent l’image plus vive, ou bien sont-elles à part, et sont-elles en rapport avec un centre particulier ? Je ne puis guère exprimer sur ce point une opinion parfaitement arrêtée ; toutefois je serais assez porté à croire que ces images abstraites ne sont que des dérivés des images concrètes et des produits de l’excitation plus faible, mais mieux coordonnée des différents centres qui peuvent contribuer à l’image concrète, et aussi aux tendances et aux autres images associées à cette image concrète. La pensée serait ainsi une sorte de résidu de l’imagination et du mouvement, et une systématisation de résidus. Remarquons qu’il est parfaitement inutile, quand nous pensons à un objet, dans la plupart des cas au moins, et à moins que, comme dans l’art, nous ne cherchions l’image pour l’image elle-même, il est parfaitement inutile, dis-je, que nous ayons une image concrète de l’objet représenté. Les mathématiques donnent une vérification constante de ce fait. Si je veux savoir combien de moutons j’aurai en mettant ensemble deux troupeaux, l’un de trois cents bêtes, l’autre de deux cents, je n’ai pas besoin de réveiller en moi l’image des moutons, avec leur physionomie et leur allure particulière, non seulement les images concrètes ne sont pas nécessaires, mais plutôt elles me gêneraient. Il suffit de réveiller en moi ces tendances, ces représentations abstraites qui se rattachent au nombre des moutons. Ce fait, qui est ici évident, se reproduit ailleurs. Quand il s’agit de diriger un corps d’armée sur un champ de bataille, le général n’a pas besoin d’évoquer la vision mentale des soldats, il ne les considère que sous certains rapports. Ce fait se reproduit très souvent et dans une immense quantité de circonstances diverses. Presque toujours, quand nous pensons à un objet, nous ne l’envisageons pas dans son ensemble, mais bien sous un rapport particulier et bien déterminé, et nous n’avons que faire de la vision mentale et de l’image vive sous quelque forme que ce soit de l’objet dont nous nous servons. L’intelligence consiste dans une désorganisation et dans une nouvelle organisation des données de la sensation ; le premier procédé est une analyse, le second est une synthèse, d’un côté nous prenons un caractère de l’objet que nous isolons des autres, de l’autre nous rapprochons ce caractère d’autres caractères semblables d’autres objets, et nous le mettons en rapport avec d’autres abstraits de même nature pour former soit des classes abstraites, soit des combinaisons et des complexus de lois devant servir de base et de point de départ aux tendances motrices qui règlent notre conduite. Forcément, fatalement, l’image concrète ne représente que le premier terme de la fonction mentale de l’homme ; elle doit faire place aux représentations abstraites plus ou moins nettes, et n’apparaît plus dans le fonctionnement général de l’intelligence que comme phénomène secondaire et accidentel. On voit l’hypothèse que nous pouvons faire et qui nous semble la plus probable sur la nature de l’image abstraite. Elle est un réveil faible de diverses parties de diverses sensations ou, de diverses images, lesquelles parties sont coordonnées entre elles. Désignons des images visuelles, motrices, auditives, etc., par des groupes de lettres A, B, C, D ; a, b, c, d ; α, β, γ, δ, l’idée pourra se présenter sous la forme A, a, , α, qui ne rappellera aucune des images en particulier et qui sera une systématisation d’abstraits de ces images. Je n’insiste pas sur cette hypothèse, qui pourrait nous entraîner hors de notre sujet.

Quels sont les rapports de ce langage intérieur abstrait avec les images de mots, images auditives, visuelles et motrices ? Pour le déterminer avec précision, il faudrait faire une classification exacte des phénomènes qui composent le langage abstrait et qui sont ce qu’on appelle à proprement parler des idées. Nous pouvons en distinguer, en restant au point de vue du langage, deux espèces au moins :

1o Les représentations abstraites qui sont dues, comme celles dont nous nous sommes occupés en dernier lieu, à un faible réveil partiel de diverses tendances qui se systématisent ;

2o Les représentations abstraites qui sont dues au réveil faible et partiel de divers signes. Dans ces deux groupes, nous retrouvons probablement le même phénomène général, le réveil partiel et systématique de quelques tendances ; mais la différence que nous faisons entre les deux groupes est celle-ci, que dans le second il s’agit principalement de représentations de signes ; l’idée d’une action rentre dans la première catégorie, l’idée d’un mot rentre dans la seconde. Évidemment, cette classification n’a rien de rigoureux et n’a peut-être même de valeur qu’au point de vue de la question particulière que j’examine dans cet article.

L’idée, avons-nous dit, est une sorte de langage intérieur, en ce sens qu’elle est un signe, un symbole d’une réalité actuelle ou possible. Comment se rattache-t-elle à cette forme de langage qui se manifeste par des mots écrits, pensés ou prononcés ? Ici, je me prononcerai contre une théorie actuellement en faveur. Nous avons déjà vu que le mot n’était pas l’idée ; nous devons reconnaître aussi que l’idée est plus essentielle au mot que le mot n’est essentiel à l’idée. Le mot ne peut avoir une utilité au point de vue du langage que comme excitateur de l’idée. Le langage audible ou visible n’est donc que l’occasion d’un langage plus profond, qu’il réveille par association. Il est aisé de vérifier cette proposition par l’expérience.

Lorsque nous lisons, il nous arrive quelquefois de transformer les mots écrits en images sonores, comme M. Egger, ou en images motrices, comme M. Stricker. Il arrive aussi que nous ne transformons les mots écrits en aucune représentation de mots, le mot écrit éveille immédiatement l’idée, c’est-à-dire le langage intérieur abstrait de la première des deux espèces que nous venons de distinguer. J’ai eu l’occasion de remarquer que je comprenais un mot écrit, c’est-à-dire que je le rattachais à l’idée directement sans me représenter mentalement aucun son ou aucun mouvement. Je trouve la même remarque dans un article de M. Caro à propos du livre de M. Egger. On trouvera dans les détails de la citation, sans que j’y insiste, des remarques qui me paraissent confirmer certaines des opinions que j’ai émises. « Même quand nous lisons, dit M. Caro, je crois bien sentir que nous ne parlons pas toujours notre lecture. Par exemple, quand il nous arrive de lire très rapidement du regard, de saisir d’un coup d’œil des phrases entières, comme cela est un fait ordinaire aux hommes d’études, dans ce cas-là et dans d’autres analogues il ne se produit pas en nous une succession de sons intérieurs, il y a un fait de compréhension pure, d’intuition presque immédiate qui n’admet pas ce déroulement de la parole intérieure… ; il en est de même quand nous pensons avec cette vitesse que comporte l’idée[23]… » Je puis d’ailleurs lire non seulement sans entendre intérieurement, mais même sans voir tous les mots que je lis, et l’idée arrive sans le mot correspondant, inductivement éveillée par les idées que ravivent les mots aperçus, sans que le mot lui-même soit nécessairement suggéré, bien qu’il puisse l’être quelquefois et apparaître en ce cas comme une image auditive, ou motrice, ou visuelle.

Nous sommes donc amenés à donner aux représentations abstraites, aux idées, une importance prépondérante dans le langage intérieur, mais nous pouvons encore aller plus loin. Sans l’idée, la perception ou l’imagination du mot peut être bien empêchée. Tout le monde sait que nous entendons beaucoup plus facilement les paroles d’un chant quand nous les comprenons ; quand nous entendons parler autour de nous une langue étrangère que nous ne connaissons pas, non seulement nous ne comprenons pas le sens des paroles, mais nous ne comprenons pas même les paroles elles-mêmes ; de même les malades atteints de surdité verbale disent n’entendre les mots que comme un bruit confus, bien que le sens de l’ouïe soit chez eux parfaitement conservé. Tout cela nous prouve que l’idée joue un rôle considérable dans la perception du mot, et que si la représentation interne des mots peut, en beaucoup de cas, faciliter l’idéation, qui peut d’ailleurs exister sans elle, l’idée à son tour non seulement fait des mots arrangés un langage, mais aussi facilite singulièrement ou rend possibles leurs représentations internes ou leur perception extérieure, par conséquent, que toute pensée est un langage ; et le langage intérieur consiste essentiellement en pensées, puis en représentations abstraites de mots, enfin en représentations concrètes qui viennent susciter les représentations abstraites ou les pensées. Il y a là une sorte de substitution, à divers degrés, des signes de la réalité et des signes de ces signes.

Je résumerai ainsi les principales conclusions de ce travail :

1o Le langage intérieur est un phénomène complexe comprenant des représentations visuelles, des représentations auditives, des représentations motrices, des représentations tactiles et des représentations abstraites[24].

2o Chaque classe de représentation (visuelles, auditives, motrices ou abstraites) peut prédominer avec une vivacité différente chez des personnes différentes, et même peut, en certains cas, constituer à elle seule la partie sensible des signes qui composent la parole intérieure. On doit peut-être faire une exception pour la classe des impressions visuelles.

3o Le langage intérieur tend à se rapprocher du langage réel, soit par la transformation de l’image sensible en sensation ou hallucination, soit par la transformation de l’image motrice en prononciation réelle.

4o Les représentations abstraites paraissent être des résidus de sensations ou de tendances ; organisées et systématisées, elles peuvent représenter, sans leur ressembler, soit des actes, soit des sensations ou des complexus de sensations, soit des signes ou des mots.

5o La pensée est un langage intérieur, mais ne se laisse pas réduire à des mots ou à des images de mots ; l’idée abstraite existe par elle-même sous forme de résidu, de représentation abstraite ; la pensée est un langage, non une parole, et, si la représentation des mots lui est utile, elle paraît, de son côté, faciliter beaucoup cette représentation.


  1. Voir le numéro de janvier 1883, p. 119.
  2. Kussmaul, Les troubles du langage, trad. franç., p. 228.
  3. Revue philosophique, juin 1884, p. 600.
  4. Le cerveau et la pensée, t.  II, 245. Trad. franç.
  5. Kussmaul, Ouvr. cité, P. 230.
  6. Voir le ou les articles de MM. V. Egger, Charlton Bastian, de Watteville, Kussmaul, Féré, etc.
  7. Voir Stricker, Études sur le langage et la musique, trad. franç., Paris, Alcan, 1883.
  8. V. Egger, La parole intérieure, p. 67 et suivantes.
  9. Baillarger, Des Hallucinations, p. 386.
  10. Stricker, Études sur le langage et la musique, P. 169.
  11. Baillarger, Ouvr. cité, p. 388.
  12. Tourgueneff, Œuvres dernières, Souvenirs d’enfance.
  13. Taine, De l’intelligence, t.  II, p. 30. Voir également t.  II, p. 25, 26.
  14. Kussmaul, Ouvr. cité, p. 331, 332.
  15. Voir Anzeiger der K. K. Gesellschaft der Aertze in Wien, janvier 1885.
  16. Kussmaul, Les troubles du langage, p. 202. Voir un autre cas cité, Bastian : Le cerveau comme organe de la pensée, t.  II, p. 260.
  17. De Watteville, Note sur la cécité verbale, p. 3. Voir une objection de M. Egger sur l’observation du moment à propos de la théorie de Bain dans La parole intérieure, p. 79.
  18. Voir en particulier : Ribot, Les maladies de la mémoire, p. 130 et suiv.
  19. Stricker, Ouvr. cite, p. 174.
  20. Stricker, Ouvr. cité, p. 80, 81.
  21. Lordat. Revue périodique de la Société de médecine de Paris, 1820, décembre, p. 317. Cité par Luys, Actions réflexes du cerveau, p. 151.
  22. Kussmaul, Ouvr. cité, p. 21.
  23. Caro, La parole intérieure (Revue politique et littéraire, 22 juillet 1882, p. 106).
  24. On peut consulter avec profit à ce sujet M. Bernard, De l’Aphasie et de ses diverses formes, que j’ai lu seulement après avoir écrit ce travail.