La Métaphysique en Europe depuis Hegel/01

La bibliothèque libre.
La Métaphysique en Europe depuis Hegel
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 821-848).
02  ►
LA
METAPHYSIQUE EN EUROPE
DEPUIS HEGEL

I.
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTÉ.
SCHELLING ET SECRETAN.

Après la domination toute-puissante exercée par Hegel pendant un quart de siècle, après le règne de la philosophie de l’Idée, un autre principe, une autre formule a commencé à prévaloir en Allemagne, et a obtenu à son tour, sinon un empire aussi généralement accepté, au moins une certaine part de cet empire et de cette faveur : c’est le principe de la Volonté. La Pensée, que la philosophie de Hegel avait mise au premier rang, est descendue au second. La priorité de la volonté sur l’idée est la formule commune de deux écoles de philosophie, peu d’accord d’ailleurs sur bien d’autres points : d’un côté, l’école de Schelling, redevenu le successeur de Hegel après avoir été son prédécesseur; de l’autre, l’école de Schopenhauer. Ces deux philosophes ont trouvé des disciples, mieux que des disciples, qui ont exposé et développé leur pensée en y mêlant d’importantes vues personnelles, et qui peuvent être à leur tour considérés comme des philosophes originaux. Cette philosophie de la volonté, comme on l’appelle, a commencé à pénétrer parmi nous. Quelques jeunes esprits, en quête du nouveau, sans avoir trop l’air de la bien comprendre, ont cru y trouver ce qu’ils cherchaient. L’ensemble de ces vues est aujourd’hui assez complètement développé pour qu’il soit possible de s’en faire une idée assez nette. Nous étudierons donc la philosophie de la volonté sous les deux formes qu’elle a prises, l’une à la suite de Schelling, l’autre à la suite de Schopenhauer : la première expliquée et développée dans la Philosophie de la liberté, de M. Secrétan, de Lausanne ; la seconde, corrigée et remarquablement enrichie par M. de Hartmann, dans sa Philosophie de l’inconscient. Ce sont en effet ces deux philosophes surtout que nous voulons faire connaître, et nous n’emprunterons à leurs deux illustres prédécesseurs que ce qui sera nécessaire à l’intelligence de leurs idées.


I.

Lorsque Schelling, après avoir passé de la philosophie du moi, qui lui était commune avec Fichte, à la philosophie de la nature, et après avoir réconcilié l’une et l’autre dans la philosophie de l’identité, transformée elle-même bientôt en une sorte de théosophisme alexandrin, sous l’influence de Jacques Boehm et de Giordano Bruno, se retira dans le silence vers 1815, le gouvernement incontesté de la philosophie en Allemagne demeura entre les mains de Hegel. Ce fut le règne de la logique. Dans ce système en effet, tout est logique, tout est pensée, tout est rationnel. Ce que nous appelons substance, cause, force, activité, «ne sont que des modes de la pensée. Tout ce qui est rationnel est réel; tout ce qui est réel est rationnel. Ce n’est plus seulement le panthéisme, c’est le panlogisme (der Panlogismus). L’hégélianisme s’était introduit dans tous les domaines de la science, dans l’esthétique, dans l’histoire, dans le droit, dans la religion. Partout on racontait les évolutions de l’idée. Tout était idée. Un peuple était une idée, une étoile était une idée ou un moment de l’idée. Hegel lui-même était l’idée absolue. Le rayonnement de ces pensées pénétrait jusqu’en France, et l’on sait quel succès elles eurent à la Sorbonne en 1828.

Pendant ce triomphe de l’hégélianisme, à peine tempéré par la résistance honorable, mais passagère, de la philosophie de Herbart, que devenait Schelling, qui depuis 1815 semblait avoir renoncé à la publicité, mais qui était encore dans toute la force de l’âge et qui devait même survivre à Hegel de vingt années? On savait qu’il avait dirigé ses études du côté de la mythologie; mais il n’était pas vraisemblable que ce génie essentiellement métaphysicien et poète s’occupât de la mythologie seulement en érudit. Selon toute apparence, c’était une forme nouvelle, un cadre nouveau pour sa philosophie. Plusieurs fois il avait entrepris et annoncé quelque publication; puis il s’était arrêté, et cet écrivain, si fécond jusqu’alors, paraissait s’être imposé un religieux silence. En 1813, il avait commencé l’impression d’un grand ouvrage, qui devait être intitulé : les Ages du monde (die Weltalter) ; mais il la suspendit brusquement, et de ce travail il ne resta qu’une dissertation sur les Divinités de Samothrace (1815). Toute son activité cependant continua d’être appliquée à l’enseignement. En 1820, il alla s’établir à Erlangen et y fit des cours jusqu’en 1826. À cette époque, l’université de Landshut ayant été transportée à Munich, Schelling demanda et obtint la chaire de philosophie dans cette ville, qui, sous l’influence du roi Louis, allait devenir un centre esthétique, archéologique et littéraire. Ce fut dans cette dernière chaire que Schelling enseigna sa philosophie de la mythologie, devenue plus tard philosophie de la révélation. Les Leçons mythologiques furent annoncées dès 1830 par les catalogues de librairie comme devant paraître prochainement ; l’impression même en était arrivée à la seizième feuille lorsque Schelling, encore une fois, l’arrêta par des raisons qu’on ignore. Bientôt dans le nord de l’Allemagne, après la mort de Hegel, on commença à devenir attentif à l’action que Schelling exerçait à Munich. De jeunes disciples répandaient la nouvelle d’une transformation de sa philosophie. En 1833, il sortit de son silence par une déclaration de guerre à l’école hégélienne. Ce fut dans une préface à la traduction allemande des Fragmens philosophiques de Victor Cousin, préface remplie d’amertume contre Hegel et ses disciples, et annonçant un retour offensif contre les fausses conséquences qu’on avait tirées de ses doctrines. Ce fut quelque temps après qu’un célèbre hégélien, le spirituel Rosenkranz, voulant se rendre compte par lui-même du mystérieux enseignement de Munich, dont on parlait beaucoup sans en rien savoir de précis, s’y rendit incognito pour entendre le grand maître : il nous en donne dans un de ses livres[1] le tableau curieux et piquant :

« En l’été de 1838, dit-il, j’étais à Munich, et je brûlais du désir de voir Schelling. Mais, me disais-je à moi-même, si je vais visiter Schelling, de deux choses l’une : ou il ne me recevra pas, et je lui en voudrai d’une circonstance qui serait peut-être accidentelle, et je croirai qu’il m’aura repoussé à titre d’hégélien, ou bien il me recevra; or il est bienveillant et aimable, et je me sentirai lié à lui. Il vaut mieux me priver de tout rapport personnel afin d’être libre de ne porter sur lui qu’un jugement objectif et désintéressé. En conséquence, je triomphai de mon désir, et je ne vis pas Schelling. En revanche, je cherchai le moyen d’assister à ses leçons. On m’avait parlé à l’hôtel des grandes difficultés que j’aurais à surmonter, ne lui ayant pas été présenté, et n’ayant pas reçu de lui une carte d’invitation, qu’un laquais en livrée devait, me disait-on, recevoir à l’entrée. Ce n’étaient que de vains propos. J’arrivai dans l’auditoire sans avoir vu un seul domestique, et sans que personne m’eût rien demandé. C’était la même salle où j’avais entendu Schubert parler d’histoire naturelle. Les bancs s’y élèvent en amphithéâtre. Il pouvait bien y avoir de 300 à 400 auditeurs. Un tiers d’entre eux avaient un air tout idéaliste : boucles tombantes, blancs cols de chemise, cou nu, redingotes allemandes, quelque chose comme nos peintres de Dusseldorf, ou plus récemment nos compagnies d’étudians à prétentions. Je m’assis dans un coin. Derrière moi, comme je l’appris par hasard, se tenait le fils de Schelling. L’auditoire avait deux portes : l’une conduit à un escalier de dégagement; l’autre dans un grand corridor. Je fixai mes yeux sur celle-ci dans une grande attente. J’étais rempli de ce sentiment indescriptible qui nous envahit, lorsque le génie, que nous ne nous étions représenté que par l’imagination, va nous apparaître dans sa réalité sensible, et sa présence immédiate. Les momens où j’avais vu pour la première fois Schleiermacher, Steffens, Hegel, Tieck, Karl Ritter, Daub et autres, qui sont devenus depuis mes amis, me revenaient à la mémoire. Les descriptions que Schweigger et Léo m’avaient faites de Schelling flottaient devant mon esprit. Cependant il ne venait pas : nous attendions déjà depuis plus d’une heure. Tout à coup tous les auditeurs se levèrent à la fois : naturellement je fis comme eux; mais je ne vis pas celui que tous saluaient respectueusement, car j’avais toujours les yeux fixés sur la porte du corridor. Cependant Schelling était entré derrière moi et venait précisément de monter à sa chaire. Un extérieur un peu trapu, un front élevé, une chevelure blanche, de la douceur dans la bouche, le regard plus pénétrant que chaud, plutôt sanguin et mobile que mélancolique et profond, voilà Schelling[2]; toilette élégante, mais digne sans recherche: courte redingote brune, cravate noire, pantalon gris, attaché serré par des sous-pieds, tel était son extérieur. Une tabatière d’argent que Schelling portait à la main gauche, et qu’il posait ou reprenait constamment, était la seule décoration symbolique de son discours. Je m’étais représenté d’avance sa parole, semblable à celle de Steffens, comme un libre torrent. Il n’en était rien. Debout dans une attitude ferme, il tira de sa poche un mince cahier, et le lut, mais en mêlant à la lecture la liberté de l’exposition : de temps en temps il le posait, et donnait des explications sous forme de paraphrases dans lesquelles se faisait sentir cet éclat poétique que Schelling sait unir avec tant de charme aux conceptions les plus abstraites. Au reste, dans les cours auxquels j’assistai, l’exposition était plutôt érudite que spéculative; ou du moins, du spéculatif, je ne compris absolument rien, parce que la liaison avec ce qui précédait m’échappait. Je ne dirai donc rien du contenu de son enseignement, qui maintenant m’est devenu beaucoup plus clair; mais la forme me frappa beaucoup. La tranquillité, la fermeté, la simplicité, l’originalité, faisaient passer sur l’excès du sentiment personnel qui perçait un peu trop souvent; et même l’idiome souabe communiquait, pour moi du moins, un attrait tout particulier à sa voix. » Rosenkranz raconte ensuite qu’ayant continué d’assister au cours de Schelling, il était présent à sa dernière leçon, remplie d’allusions amères et de traits mordans contre Hegel. Il en était tout ému, lorsqu’un dernier incident vint à changer le cours de ses idées. Schelling ayant achevé, tous se levèrent, et, comme c’était l’usage à Munich, un étudiant vint présenter à Schelling au nom de ses camarades un adieu reconnaissant. « Je fus pris, nous dit-il, au dépourvu; je sentis s’évanouir en moi tout ce que j’avais amassé de tristesse et d’emportement, et je me joignis avec le sentiment le plus sincère aux acclamations de la salle. Schelling s’inclina, à droite et à gauche, avec un court remercîment, et il s’éloigna d’un pas mesuré. Je ne le revis plus. »

Ce tableau intéressant nous apprend que, dans le temps où l’Europe avait cessé de s’occuper de Schelling, croyant sa carrière philosophique depuis longtemps terminée, il continuait d’avoir autour de lui une école et presque une église. Sa pensée, remontant le courant philosophique du siècle, était revenue peu à peu de la philosophie de la nature, tout inspirée de l’esprit du XVIIIe siècle, à une philosophie religieuse et à une sorte de néo-christianisme. Sans doute c’était un christianisme libre et singulièrement hétérodoxe, comme il l’est en Allemagne ; mais c’était assez cependant pour choquer l’esprit nouveau, entraîné dans une voie toute différente. Ce conflit du nouveau Schelling avec l’esprit du siècle eut lieu bientôt après; ce fut un grand événement, et nous nous souvenons encore nous-même du retentissement qu’il eut jusque parmi nous[3]. Le 15 novembre 1841, il inaugura ses leçons sur la philosophie de la révélation devant un immense public d’étudians. La réapparition de Schelling sur un aussi grand théâtre excitait une attente universelle. Malheureusement la fortune n’aime pas les vieillards, disait Charles-Quint; Schelling en fit l’épreuve, il fut suspect de réaction. Il voulait ramener la philosophie en arrière, tandis qu’en ce moment même la jeune gauche, comme on l’appelait, traduisait l’hégélianisme dans un sens tout opposé et préludait à la prochaine renaissance du naturalisme. Les leçons de Schelling s’éteignirent dans le silence et la solitude. Plus tard ces leçons furent publiées dans ses œuvres complètes, mais encore au milieu de l’indifférence du public; le mouvement des esprits était ailleurs. La plupart même des historiens de la philosophie allemande rapportent cet épisode sans y ajouter beaucoup d’importance. Cependant M. de Hartmann, le célèbre auteur de la Philosophie de l’inconscient, place assez haut la philosophie « positive » de Schelling, et il y voit la synthèse de Hegel et de Schopenhauer[4], c’est-à-dire une œuvre analogue à celle qu’il a tentée lui-même. Mais c’est surtout en Suisse, dans M. Secrétan et dans sa Philosophie de la liberté, que cette doctrine a trouvé un commentaire original et personnel. Avant d’étudier le commentaire, résumons d’abord le texte, et signalons les traits les plus saillans de ce que l’on peut appeler « la dernière pensée de Schelling. »

En reprenant la parole devant le grand public, après un si long silence, Schelling prétendait non pas rétracter et abandonner sa philosophie antérieure, mais au contraire la compléter et lui donner un couronnement définitif. Il maintenait le principe, mais il combattait surtout l’interprétation que Hegel en avait donnée. Cette interprétation aboutissait à un panlogisme absolu. C’est cette conception que Schelling voulait dépasser, sans revenir cependant à l’ancienne ontologie, car c’est la prétention un peu puérile des Allemands de vouloir toujours trouver un nouveau principe supérieur au précédent, sans revenir aux idées antérieures, comme si la métaphysique pouvait avoir indéfiniment à sa disposition des principes à superposer les uns aux autres. Quoi qu’il en soit, que ce fût un retour ou un progrès, Schelling soutenait contre le panlogisme une controverse très digne d’attention.

Il faisait remarquer d’abord que ce principe : « tout est logique, tout est rationnel, » est une pure hypothèse, un postulat non démontré. Pourquoi, disait-il, est-ce la raison qui existerait, et pourquoi pas la non-raison (die Unvenunft)! Sans doute, il est commode de placer la raison à l’origine des choses comme la substance universelle, l’être nécessaire; mais, absolument parlant, le contraire est aussi possible. Ce n’est nullement une nécessité a priori : c’est un pur dogme. Il ne sert de rien de dire que, si on ne commençait par poser ce postulat, il n’y aurait plus de science, car pourquoi serait-il nécessaire qu’il y eût une science? En second lieu, dans l’étude de tout être, après que l’on a fait abstraction de l’intelligence et du rationnel, il y a toujours un reste, un résidu qui n’est pas résoluble en élémens rationnels, et qui par conséquent est irrationnel. Sans doute, toutes choses dans le monde nous apparaissent avec le caractère de la règle, de l’ordre et de la forme; mais au fond on aperçoit toujours le sans règle (das Regellose), et il semble même qu’à l’origine, c’est le sans règle qui devient ordre, c’est le non rationnel qui devient rationnel. C’est là la base incompréhensible de la réalité, le reste irréductible qui ne se laisse pas ramener à l’intelligible. Il y a donc une nature extra-logique de l’existence, une base irrationnelle de la réalité. L’intelligible, c’est l’essence. Le non intelligible est l’existence[5]. Nous exprimons le premier de ces élémens en disant d’une chose ce qu’elle est, le second, en disant qu’elle est. Or cet élément, qui fait et constitue l’existence, n’est plus la raison; c’est la volonté. « Pas d’être réel, sans un vouloir réel. L’être d’une chose se reconnaît en ce que cette chose s’affirme, se sépare d’autre chose, fait effort pour résister à tout ce qui cherche à la pénétrer ou à l’opprimer; mais toute résistance, tout effort réside exclusivement dans la volonté, car la volonté est, à proprement parler, le résistant, le principe de toute résistance, l’insurmontable. Dieu lui-même ne peut vaincre la volonté que par la volonté. » La volonté est encore le libre, le non logique, le non rationnel, car tout ce qui est soumis à la nécessité logique n’est pas volonté. La volonté ne peut se déduire du rationnel ; elle est donc quelque chose au-delà. Enfin, si la raison ne suffit pas pour comprendre la réalité, encore moins est-elle capable de la créer. Jamais de la nécessité logique on ne passera à un être réel. « Il n’y a pas d’autre ressource, disait Schelling en pensant à Hegel, que de supposer que la raison, devenue infidèle à elle-même, a fait une chute; l’idée, que l’on se représente comme ce qu’il y a de plus parfait, s’avise, sans aucun motif, sans rime ni raison (comme disent les Français), de se briser et de se morceler dans ce monde des choses accidentelles, irrationnelles, rebelles à toute conception. On peut lui appliquer le mot de Térence : cum ratione insanire... » On ne peut comprendre, dit encore Schelling, « ce qui pourrait déterminer l’idée, une fois arrivée à l’état de sujet absolu, à s’objectiver de nouveau, à perdre toute subjectivité et à se laisser tomber dans la pire des extériorités, celle de l’espace et du temps; car la raison, dans laquelle tout se développe avec une absolue nécessité, ne peut rien connaître de ce que nous appelons une résolution, une action, un fait. »

En conséquence le panlogisme ne peut se donner comme la philosophie absolue. Il n’en exprime qu’une partie, celle qui concerne les rapports logiques des choses; mais le réel, le positif, l’existence, lui échappent. Le panlogisme n’est qu’une philosophie « négative; » il faut le compléter par une philosophie « positive. » L’une est la philosophie de l’entendement, l’autre la philosophie de la volonté. L’une n’a affaire qu’à l’essence logique : elle est tout hypothétique, car jamais la logique ne pose l’existence des choses, elle la suppose. Elle signifie toujours que, si quelque chose existe, ce quelque chose se conformera à telles lois; mais telle chose existe-t-elle? Aucune déduction a priori ne peut nous l’apprendre. Ce n’est que l’induction[6] qui donne l’existence. Schelling va si loin dans cette nouvelle voie, si opposée à ses premières conceptions, qu’il en vient à rejeter absolument le célèbre argument a priori, la preuve de saint Anselme, si chère jusque-là au panthéisme allemand. Cette preuve, comme on sait, consiste à démontrer l’existence de Dieu en partant de son idée. Schelling affirme au contraire que, même pour Dieu, l’essence n’enveloppe pas l’existence. L’existence est un fait premier qui ne peut se déduire de quoi que ce soit. L’absolument premier ne peut être prouvé. Il est au-dessus de toute preuve parce qu’il est l’absolu et le commencement de tout. Qu’est-il donc en soi? Il est cause de soi, causa sui, ce qui implique qu’il est en quelque sorte antérieur à lui-même. C’est l’aséité des scolastiques; mais qu’est-ce qu’exister par soi-même, être cause de soi-même? Quelle est la réalité qui correspond exactement à cette notion? C’est la volonté, la liberté. Dieu est donc volonté absolue, liberté absolue, en conséquence personnalité absolue.

Ainsi Schelling, sans renoncer à ce qu’on appelle en Allemagne « le monisme, » devenu en quelque sorte un dogme pour tout philosophe allemand, retournait, après un long détour, à la doctrine de la personnalité divine, qui paraissait avoir sombré à tout jamais dans l’océan du panthéisme. M. de Hartmann affirme que Schelling n’est pas devenu pour cela infidèle au panthéisme : sa doctrine nouvelle, dit-il, est le panthéisme de la personnalité (Persönlickkeit-Pantheismus). « Dieu est l’être, et tout être n’est que l’être de Dieu. » Ce principe subsiste dans la nouvelle philosophie de Schelling. Ce que Schelling combat dans le panthéisme, c’est le Dieu mort de Spinoza, le Dieu logique de Hegel : ce qu’il lui substitue, c’est un panthéisme monothéiste; mais en même temps il continue à rejeter le vieux théisme, le théisme populaire, celui qui croit que Dieu est un être extérieur au monde; pour lui, comme pour tous les panthéistes. Dieu est intérieur aux choses.

Réduit à ces termes, le débat entre le panthéisme et le théisme ne nous paraît plus signifier grand’chose, car où a-t-on vu un théisme qui soutienne l’extériorité absolue de Dieu? Non-seulement toute philosophie théiste implique la présence de Dieu dans les choses, mais il n’y a de religion qu’à ce prix. Pour nous, un panthéisme qui reconnaît la personnalité divine, si l’on ne joue pas sur les mots, est précisément ce que nous appelons le théisme. Lorsqu’en effet nous revendiquons comme formule de notre doctrine[7] cette proposition fondamentale de Maine de Biran : « La science humaine a deux pôles, la personne moi d’où tout part et la personne Dieu où tout aboutit, » — lorsque nous posons ainsi la personnalité au commencement et au terme de la science, nous n’entendons nullement, nous ne sommes nullement tenus à entendre que ces deux personnalités sont séparées l’une de l’autre, comme le moi d’un homme l’est de celui d’un autre homme : il va de soi que le rapport entre une personnalité infinie et une personnalité finie ne peut pas être le même que celui qui existe entre deux personnes également finies. Que l’infinie personne soit présente intérieurement à la personne finie, qu’elle la soutienne, qu’elle en soit la vie, l’âme et l’esprit, il y a là sans doute quelque chose d’obscur, mais pas plus que ne l’est l’hypothèse d’une substance impersonnelle prenant conscience d’elle-même dans les individus finis. Si donc c’est la conscience de l’unité universelle que le panthéisme craint de voir briser et morceler par la doctrine du théisme personnaliste, nous pouvons dire qu’elle ne court pas plus de risques dans un sens que dans l’autre.

Il est impossible de méconnaître la valeur et l’importance de ce retour offensif de Schelling contre l’idéalisme logique. Tout est-il original dans cette conception? L’opposition de l’existence et du pur rationnel n’était-elle pas au fond du réalisme de Herbart? Celui-ci n’avait-il pas dit également que l’existence ne peut pas être déduite, qu’elle est une « position absolue. » La définition de l’absolu par la liberté est-elle bien différente aussi de celle de Fichte dans sa première philosophie? Le moi « qui se pose lui-même » n’est-il pas aussi « cause de soi? » Peu nous importe d’ailleurs le degré de nouveauté et d’originalité de la dernière philosophie de Schelling; cette critique de la logique à outrance de l’école hégélienne est du plus vif intérêt. On n’était donc pas si mal éclairé en France lorsqu’on soutenait que le système de Hegel était un panthéisme abstrait, auquel manquait tout fondement effectif et réel, que ce système passait du domaine de la logique au domaine de la nature par un saut brusque et sans aucune raison, enfin que le principe des choses ne doit pas être seulement idée, mais encore volonté et personnalité. Ainsi la philosophie allemande, mieux instruite, finissait par se dire à elle-même ce que les spectateurs désintéressés lui avaient dit depuis longtemps.

Il ne faut pas croire d’ailleurs que les vues précédentes, exprimées par Schelling dans ses ouvrages posthumes, la Philosophie de la mythologie et la Philosophie de la révélation[8], fussent pour lui-même entièrement nouvelles, et, comme le dit avec raison M. Erdmann, elles n’ont excité un si grand étonnement que parce que l’on avait oublié ou trop peu remarqué les derniers écrits de sa première période. Déjà, par ces écrits, il était entré dans une nouvelle phase, que ses disciples désignaient sous le nom de doctrine de la liberté (Freiheitslehre). Était-ce sous le coup des critiques de Fichte, avec lequel il avait eu de vives controverses et auquel il aurait emprunté la doctrine de la liberté, tandis que Fichte, par une sorte de réciprocité, lui empruntait à son tour la doctrine de l’absolu[9] ? ou ne serait-ce pas plutôt sous l’influence de Jacques Boehm, avec les écrits duquel il s’était alors familiarisé? M. Erdmann soulève ces deux hypothèses sans se décider pour aucune[10]. Toujours est-il que, dans ces différens écrits, il avait déjà essayé de dépasser le système panthéistique de l’identité, et, tandis que bien longtemps encore les esprits se laissaient séduire par le prestige de ce système, Schelling l’avait abandonné. Déjà en effet, dans son écrit sur la liberté humaine[11], il enseignait « qu’il n’y a pas d’autre être que le vouloir, » que le vouloir est « l’être primitif, das Urseyn. » Il distinguait l’être, en tant qu’il est « le fondement de l’existence » et l’être en tant qu’il « existe. ». Il appliquait cette distinction à Dieu lui-même, et il soutenait qu’en Dieu, ce qui est l’existence « n’est pas Dieu. » Dieu, c’est « le Dieu existant, » L’absolu et Dieu sont l’un et l’autre la volonté; mais l’un est la volonté sourde, obscure, sans conscience, l’autre est le « mot de cette volonté. » Toute personnalité repose sur un fond obscur; cela est vrai même de la personnalité divine. Dieu devient personne. Dans un autre écrit du même temps[12], il poussait si loin la doctrine de la personnalité divine qu’il l’assimilait presqu’à la personnalité humaine. Si nous désirons, disait-il, un vrai Dieu, un Dieu vivant et personnel, nous devons supposer que sa vie a la plus grande analogie avec la vie humaine, et qu’il a tout en commun avec l’homme, excepté la dépendance. Tout ce que Dieu est, il l’est par lui-même. Dieu se fait lui-même : c’est pourquoi il ne peut pas être dès l’origine quelque chose d’achevé. En Dieu comme en l’homme, il y a un principe obscur et un principe conscient, une lutte entre ces deux principes, une victoire de l’un sur l’autre. Le premier représente l’égoïsme divin, le second l’amour divin. La victoire de l’amour sur l’égoïsme est la création. Cette ressemblance de Dieu avec l’homme, disait-il encore, est un scandale pour les philosophes de métier. Ils disent : Dieu doit être surhumain; mais s’il plaisait à Dieu de se faire homme, s’il lui plaisait de s’abaisser? Pourquoi n’en aurait-il pas la liberté? On voit ici clairement les tendances de cette dernière phase de Schelling : ce n’est pas seulement un retour au théisme, mais au christianisme. Dans sa réponse à Jacobi[13], il insistait encore sur l’idée d’un Dieu qui se crée lui-même. Il voulait qu’on entendît à la lettre le causa sui de Spinoza, ce qui veut dire que Dieu est antérieur à lui-même. Il disait que Dieu est à la fois « le premier » et « le dernier. » En tant que premier, il n’est pas Dieu : c’est l’absolu, objet de la philosophie de la nature, ce n’est que le Deus implicitus, et la philosophie de l’idendité n’était aussi que la connaissance implicite de Dieu. C’est seu- lement le principe dernier, l’omega, qui est Dieu dans le sens éminent, Deus explicitus.

Toutes ces idées, on le voit, étaient bien antérieures à 1840, puisque Schelling les avait émises de 1809 à 1813. Elles avaient été peu remarquées et comme noyées dans le grand courant de l’idéalisme logique dont Hegel était alors l’interprète heureux et puissant. Ce que Schelling appela plus tard la philosophie positive ne fut que le développement de ces mêmes idées appliquées à la théorie de la mythologie et à la théorie de la révélation. On a caractérisé justement cette philosophie en l’appelant un néo-gnosticisme, et elle a en effet d’assez grandes analogies avec la mystérieuse et confuse philosophie des premières hérésies chrétiennes; mais notre objet n’est pas d’insister sur ce côté de sa philosophie: Nous n’avons voulu qu’en résumer les traits généraux et la pensée fondamentale. C’est à M. Ed. Secrétan, l’auteur de la Philosophie de la liberté, que nous demanderons le développement systématique.


II.

Le mérite de M. Secrétan est d’avoir creusé la notion d’absolu et d’en avoir fait sortir l’idée de la liberté absolue. Toute la force de son argumentation consiste à avoir analysé cette fameuse définition de Dieu donnée par Descartes aussi bien que par Spinoza : Dieu est « cause de soi. » Il soutient énergiquement que c’est là une expression qu’il faut entendre à la lettre, que seule elle est adéquate à l’idée de l’absolu, que, si l’on n’admet pas à la rigueur un être se posant lui-même, se créant lui-même, se donnant l’être à lui-même, on n’a plus, pour le définir, que des caractères qui peuvent appartenir aussi bien à l’être fini qu’à l’être infini, car l’intelligence est un attribut des êtres finis et de l’être infini ; la bonté, la sagesse, la puissance, la causalité, sont aussi des attributs communs à l’un et à l’autre. Le seul caractère incomparable, incommensurable, incommunicable, est d’être sa propre cause : cela seul est adéquat à l’absolu. Que ce soit une notion incompréhensible, il n’y a rien là qui doive nous arrêter, car il va de soi que l’absolu est incompréhensible; mais, tout incompréhensible qu’il est, il faut l’admettre, et admettre en même temps tout ce qui est contenu dans sa notion. Expliquons cette déduction, qui est loin d’être facile à saisir, et où M. Secrétan fait preuve d’une rare subtilité.

S’il y a une vérité évidente, c’est que quelque chose existe. Appelons « être » le principe qui fait que les choses existent. Le problème est de savoir quelles sont les propriétés essentielles de l’être, et comment on le définira. M. Secrétan pose d’abord en principe l’unité de l’être. Il n’y a qu’un seul être, et l’être est tout ce qui est. M. Secrétan se fonde sur cette raison, que la science exige l’unité, et que l’unité de la connaissance implique l’unité de l’être. Il faut donc commencer par accepter le principe du panthéisme, sauf à y renoncer plus tard. Sans vouloir mêler ici la critique à l’analyse, nous ne pouvons cependant nous empêcher de faire observer que c’est aller un peu vite en besogne : rien n’est moins évident que le principe posé; il nous semble qu’au point de départ il ne faut être ni panthéiste ni antipanthéiste, parce que les données du problème ne sont pas connues; mais laissons à l’auteur la responsabilité de sa démonstration, en faisant remarquer que, s’il part du panthéisme, ce n’est point pour s’y arrêter, c’est pour aller au-delà, et, comme il le dit, le réfuter en le dépassant.

Allons plus avant. L’être est un, soit; qu’est-il encore? Si nous considérons les êtres de la nature, nous voyons que leur existence se manifeste pour nous, d’une part, par la perception que nous en avons, de l’autre par les actions physiques et mécaniques qu’ils exercent les uns sur les autres. Or être perçu, exercer une action, ce n’est que la manifestation de l’être, ce n’est pas l’être lui-même. Pour que l’être soit véritablement, il faut qu’il y ait en lui quelque chose « d’intérieur, » un « en soi, an sich, » qui soit autre que ses effets extérieurs. S’il n’y avait rien dans l’être, comment aurait-il quelque chose d’extérieur? Comment ce qui ne serait rien en soi pourrait-il être perçu? Cet élément intérieur de l’être, qui lui est essentiel pour être, et qui en est en quelque sorte la base, est ce qu’on appelle « la substance. » La substance se distingue, suivant M. Secrétan, de « l’existence. » L’existence est l’apparition de la substance; c’est l’être hors de soi, tandis que la substance est l’être en soi. La substance est la « cause de l’existence. » Elle est donc essentiellement active; elle est activité. Toute substance est cause; toute cause est substance : ce sont deux notions du même degré.

N’oublions pas que nous ne cherchons pas seulement les conditions de l’être en général, mais de l’être absolu, de l’être premier. On peut trouver que notre métaphysicien va bien vite, en posant tout d’abord la notion de l’absolu sans le soumettre à aucune critique comme une notion universellement acceptée; n’oublions pas que nous avons affaire à l’un des derniers représentans de la philosophie allemande, que cette philosophie depuis un demi-siècle posait cette notion comme un axiome, que cet axiome n’était contesté par personne. Le point de vue critique de Kant avait été complètement effacé et submergé par l’idéalisme dogmatique et théorique de ses successeurs. Acceptons donc le problème tel qu’il est posé, et demandons-nous ce que c’est que l’absolu.

Nous avons vu que la substance est la cause de l’existence; mais on peut se demander quelle est la cause de la substance. Si cette cause est en dehors de l’absolu, il n’est plus l’absolu : il faut donc qu’elle soit en lui, et que l’absolu soit non-seulement cause de son existence, mais encore de sa substance, qu’il se produise lui-même, en un mot qu’il soit cause et effet de lui-même. Une telle conception n’est-elle pas contradictoire? Un être peut-il à l’égard de lui-même être à la fois cause et effet? Une telle conception est si peu contradictoire que nous en trouvons le type dans l’expérience. C’est ce qui arrive en effet dans les êtres organisés. La vie est à la fois la cause de l’existence des organes et l’effet des fonctions des organes; chaque fonction est cause et effet de toutes les autres. Or ce qui est à la fois cause et effet est ce que l’on appelle un but. La vie est son but à elle-même. La cause finale est le vrai commencement, la vraie cause; la cause efficiente n’est que le milieu ou le moyen, ou plutôt ces deux causes se confondent. L’idée de but nous représente un cercle fermé; c’est ce qui manquait à la conception de Spinoza. Il faut que le rapport des modes à la substance soit aussi positif que le rapport de la substance aux modes. L’être n’est donc pas seulement substance et cause efficiente; il est un but substantiel, un organisme, une vie. Ici encore, si nous voulions mêler la critique à l’exposition, nous demanderions s’il n’y a pas quelque abus métaphorique à transporter la notion d’être vivant de l’organisme, qui est composé de parties matérielles, à la simplicité de l’être absolu : est-il intelligible de dire que les modes sont à la substance ce que les organes sont au corps vivant? Dans l’être vivant lui-même, n’y a-t-il pas quelque équivoque à prétendre qu’il est cause et effet de lui-même ? La vie, considérée comme force vitale, comme cause organisatrice, est-elle la même chose que la vie considérée comme la résultante de toutes les fonctions ? Tels sont nos doutes, et dans ces conceptions sublimes et transcendantes nous craignons que l’on n’oublie un peu trop les vieilles règles de la logique sur la précision des termes et la clarté des définitions.

Nous sommes arrivés à concevoir l’absolu comme un être vivant ; n’est-il pas quelque chose de plus ? L’être, avons-nous dit, est cause de son existence, et cause de sa substance ; mais cette substance se manifeste dans l’existence d’une manière réglée, déterminée, conforme à des lois. Si l’être produit sa substance et son existence, il faut aussi qu’il produise sa loi. Il ne pourrait la recevoir d’un autre être sans devenir relatif. Il est donc cause de sa propre loi. Or un être qui se donne à lui-même la loi, qu’est-ce autre chose qu’un esprit ou une volonté ? En effet, déterminer soi-même la nature de son activité, c’est être esprit. Être esprit, c’est se donner à soi-même sa loi, c’est-à-dire son propre caractère. « Êtes-vous savant ? c’est que vous avez étudié. Êtes-vous généreux ? c’est que vous avez dompté votre égoïsme. En un mot, nous sommes libres. Esprit, volonté, liberté, c’est une seule et même chose. »

Chacun des degrés de cette déduction correspond à une phase particulière de la philosophie moderne. La substance cause de son existence, c’est la substance de Spinoza : la substance identique à la cause, c’est la force de Leibniz. L’être cause de lui-même, l’être vivant qui est son but à lui-même, c’est l’idée de Hegel. L’être qui se donne à lui-même la loi, c’est la volonté autonome de Kant. La dernière phase, celle qui reste à traverser, la liberté absolue, est celle du second Schelling.

En effet, nous ne sommes pas au bout : nous n’avons pas encore atteint le terme final et décisif. L’être est libre : il se donne à lui-même sa loi. Mais d’où lui vient cette liberté ? L’a-t-il reçue d’ailleurs ? il ne serait plus absolu : ce serait une liberté semblable à celle des hommes. En outre, l’esprit tel que nous l’avons défini implique encore une autre contradiction. Il se donne la loi ; mais c’est en vertu de sa nature. D’une part il se détermine, de l’autre il est déterminé. Il est donc encore à la fois esprit et nature. Pour résoudre cette contradiction, il faut aller plus loin qu’une liberté possédée par nature, que l’esprit aurait reçue d’un autre, ou qu’il tiendrait de son essence. Il faut que l’esprit se fasse lui-même esprit, qu’il se donne à lui-même la liberté. En un mot, la définition de Dieu « cause de lui-même » implique les degrés suivants : « Substance, il se donne l’existence ; vivant, il se donne la substance ; esprit, il se donne la vie ; absolu, il se donne la liberté. » Il est « absolue liberté. » Impossible d’aller au-delà ; mais il faut aller jusque-là, La vraie formule de l’absolu est celle-ci : « je suis ce que je veux. »

Rendons-nous bien compte de toute la portée des propositions précédentes. On pourrait n’y voir d’abord que des expressions paradoxales et excessives pour rendre plus sensibles des vérités abstraites d’une haute portée : on pourrait croire que l’auteur a seulement voulu dire ce que tout le monde pense, à savoir que, Dieu étant l’être souverainement parfait, il doit être absolument libre, parce que la liberté est une perfection. Nullement : c’est la doctrine elle-même qui est paradoxale et non pas seulement l’expression. Ce n’est pas parce que Dieu est parfait qu’il est libre : c’est parce qu’il est libre qu’il est parfait. Un être parfait par nature, dit l’auteur, le serait moins que celui qui se donnerait toutes les perfections. Un être parfait par nature serait imparfait. « L’absolu n’a pas de nature. — Toute nature est née, dérivée, secondaire. » A quoi reconnaît-on le vrai caractère de l’absolu? c’est qu’il ne puisse pas être pensé autrement qu’à titre d’absolu. Or un être qui se donne à lui-même la liberté ne peut être qu’absolu, et pas autre chose. Une telle notion n’a de sens que dans l’absolu. Toute « nature » au contraire (intelligence, bonté, vérité, etc.), peut être conçue comme relative aussi bien que comme absolue. Il n’y a que cette formule : « je suis ce que je veux, » qui ne puisse s’appliquer rigoureusement qu’à l’absolu lui-même : appliquée au fini, cette formule n’a aucun sens. Elle est donc la seule qui puisse caractériser et définir ce qui est essentiellement sans comparaison et sans analogie.

Ne nous hâtons pas de condamner une si étrange doctrine. N’oublions pas que Descartes l’a exprimée quelquefois en termes presque semblables[14], que Bossuet et Fénelon, dans leur réfutation de l’optimisme de Malebranche, s’en sont rapprochés. On est placé, en théodicée, entre ces deux abîmes : ou imposer à Dieu une sorte de fatum, en lui supposant une nature nécessaire à laquelle il doit obéir, ou lui prêter un bon plaisir absolu qui est aussi près de la tyrannie que de la liberté. Les plus grands métaphysiciens ont flotté de l’un à l’autre. La liberté absolue est une réaction contre « l’idée absolue : » c’est la revendication extrême de la liberté contre la logique, et nous devons savoir gré à tout métaphysicien qui, poussant une idée à l’extrême, nous en fait mieux comprendre le sens et la portée.

Après avoir posé cette définition de l’absolu, M. Secrétan reconnaît sans peine qu’elle est incompréhensible. « Nous constatons la place de l’absolu, dit-il, nous n’en avons pas l’idée, car nous n’avons pas d’intuition correspondante. » La liberté absolue est au-delà de l’intuition; nous ne la connaissons que dans ses manifestations. La volonté est l’essence universelle. Les différens ordres d’êtres sont les degrés de la volonté. « Exister, c’est être voulu; être substance, c’est vouloir; vivre, c’est se vouloir; être esprit, c’est vouloir son vouloir. » On remarquera ces vigoureuses et brillantes formules. Tout étranges qu’elles sont, elles n’ont rien qui puisse choquer les disciples de Maine de Biran, depuis longtemps habitués à considérer la volonté comme l’essence de l’être. Jusqu’où faut-il pousser cette conception? C’est une autre question.

Sans vouloir exposer. toutes les conséquences que l’auteur tire de son principe, il y en a une cependant qui est trop importante et trop curieuse pour ne pas être mentionnée.

Ce premier principe, cet absolu, qui n’a d’autre essence que de n’en pas avoir, qui est volonté absolue, liberté absolue, est-il ce que les hommes reconnaissent et adorent sous le nom de Dieu? Doit-il être nommé Dieu? Non, dit résolument M. Secrétan. L’absolu est au-delà de Dieu; il est avant Dieu, il est la source de Dieu. Il faut distinguer deux absolus : l’absolu en essence, en puissance, qui est la liberté absolue, liberté pure, notion essentiellement négative, incompréhensible, et qui n’exprime que l’opposition à ce qui n’est pas lui, — et en second lieu, l’absolu en acte, l’absolu existant. Le premier est « l’abîme insondable de la pure liberté; » c’est l’absolu négatif. Le second, l’absolu positif, est « un fait. » C’est à lui seulement que convient le nom de Dieu, et l’expérience seule peut nous le faire connaître. Sans doute, il y a une nécessité des choses, mais c’est une nécessité voulue. Il y a d’immuables statuts; mais ils ont été posés. Toute nécessité s’explique; toute nécessité est dérivée : toute nécessité est un fait. C’est cette nécessité voulue qu’on appelle ordre, providence, et dort le principe est Dieu. « Le principe mobile, transcendant, supérieur au monde, par conséquent à la pensée, dont il forme la limite, c’est l’absolu en essence; mais le principe fixe, immanent, immuable, nécessaire, c’est le Dieu réel, tel qu’il est en fait pour nous : c’est notre Dieu, ou, plus simplement, c’est Dieu. Dieu n’est pas une substance, c’est un fait. L’absolu est la nuée; Dieu est l’éclair. » Ainsi l’absolu devient Dieu en créant le monde, en créant le vrai, le juste, le bien, l’ordre, car ce n’est que par rapport au monde que toutes ces choses existent. Dieu veut être Dieu. « Il se fait et se proclame Dieu; il est Dieu parce qu’il le veut. »

En se créant lui-même, Dieu a créé le monde. Pourquoi? Dans quel dessein? Dieu a-t-il besoin du monde? Non, sans doute; quelle peut donc être la raison suprême de la création? Constatons d’abord que le monde existe : c’est un fait. Nous ne pourrions deviner l’existence de ce fait a priori; mais étant donnés d’une part l’existence du monde, de l’autre le principe de la liberté absolue, nous pouvons conclure de là le motif de la création. Ce motif, c’est l’amour.

Comment de la liberté absolue passe-t-on à la doctrine de la création par amour? Ce passage est une des déductions les plus subtiles de la théorie; mais elle a eu assez de succès dans quelques écrits récens de la philosophie française, pour que nous nous attachions à la faire connaître, quelque artificielle qu’elle nous paraisse. Dieu est la liberté absolue; l’acte de la création doit donc être un acte de liberté absolue. Si le motif de la création était puisé dans l’essence même de Dieu, il ne serait pas libre. L’amour ne peut donc pas être antérieur à la liberté; il doit en être l’effet. Mais si Dieu, en créant, obéissait à un motif égoïste ou intéressé, par exemple sa gloire, son plaisir, etc., il ne serait pas plus libre, car c’est être l’esclave d’une loi extérieure et supérieure à sa propre volonté que de rechercher exclusivement son bien-être. Tout retour d’un sujet sur lui-même implique besoin, manque, asservissement à soi-même. L’absolu affranchissement est donc identique à l’absolu désintéressement. Donc le motif de la création doit être puisé dans un être autre que Dieu, et doit avoir pour objet la créature elle-même : or Dieu ne doit rien à cette créature qui n’existe pas encore. Il la crée donc pour elle-même, et sans y être obligé. Qu’est cela, si ce n’est un acte de grâce, de faveur, de libéralité, en un mot d’amour ou de charité? Ne croyons pas pour cela que l’amour soit l’essence de Dieu : c’est le miracle éternel de sa volonté. L’amour n’est point une essence. L’être parfait est celui qui se donne à lui-même la perfection. Le véritable amour est celui qui se crée lui-même par la libre résolution de sa volonté. « L’amour, c’est la liberté faisant acte de liberté. » Cela revient à dire que la création est une œuvre purement gratuite. Le monde n’existe que par grâce. La grâce est le fond de son être; la grâce est sa substance : créer, c’est aimer.

Qu’est-ce maintenant que la créature? Est-elle quelque chose ou n’est-elle rien? Si la créature n’est rien, il n’y a pas eu de création. Si au contraire il y a eu création et création par amour, il faut que la créature soit quelque chose. Nous échappons par là au panthéisme. Qu’est-elle enfin? Elle est, comme Dieu lui-même, un être libre, car l’être libre est le seul véritable. La création n’est donc autre chose que « la liberté posant la liberté. L’amour créateur et la liberté créée sont les deux facteurs du monde. »

Voilà le principe et la loi de la création : quelle est maintenant la loi de la créature? La créature doit être libre comme Dieu lui-même. Être libre, c’est poser sa personnalité, c’est se poser soi-même; mais comment se poser soi-même sans se distinguer par là même de Dieu, sans chercher à exister hors de Dieu? Il semble donc que la loi de la créature soit la séparation d’avec Dieu; mais, d’un autre côté, qu’est-ce que la création dans le fond, sinon la volonté créatrice elle-même? N’est-ce pas l’un qui est la substance de l’autre? Lorsque la créature se veut elle-même, elle veut donc en même temps la volonté créatrice qui est son essence. Elle veut s’unir à Dieu en s’en distinguant. Or s’unir à un être, qu’est-ce autre chose que l’aimer? Ainsi l’amour de Dieu est donc la loi de la créature, comme l’amour de la créature est le motif de la création.


III.

Tel est le système de la liberté absolue dont M. Secrétan doit évidemment l’idée à Schelling, mais qu’il s’est rendu propre par la vigueur et la netteté de sa construction systématique. On remarquera surtout dans son œuvre la force et l’éclat du style métaphysique. C’est le don du métaphysicien d’exprimer ses idées dans une langue concrète, accentuée, colorée, et de faire ressortir l’idée par le relief de l’expression. Les Allemands ont quelquefois ce don; mais ils le gâtent par le jargon et le noient dans la diffusion des mots. Descartes, Malebranche, Leibniz et Spinoza l’ont eu au plus haut degré et restent les maîtres en ce genre. Chez les anciens, Platon et Aristote sont hors de pair. En ce sens, on peut dire que la langue métaphysique fait partie du génie métaphysique : exprimer une idée, c’est l’inventer. M. Secrétan a emprunté quelque chose de ce don aux grands maîtres de la philosophie. Il a le talent d’écrire en métaphysique, et l’originalité de ses tours et de ses formules saisit vivement l’esprit. On peut trouver même que la suite des idées et la conséquence sévère des déductions sont quelquefois remplacées par une brillante métamorphose d’images métaphysiques, et que la force et la plénitude des mots fait illusion sur le peu de solidité des idées; mais, cette critique à part, il reste un ouvrage remarquable, trop peu connu, riche de pensées, et qui provoque à penser, d’une méthode savante et d’un vol élevé.

Quant au système considéré en lui-même, il se propose un double but : sauver la liberté divine en l’élevant à l’absolu : supprimer le panthéisme en le dépassant. Selon les philosophes de cette école, le panthéisme aurait facilement raison du théisme dogmatique; on ne peut le vaincre que par un théisme supérieur.

Selon nous, il y a beaucoup d’illusion dans cette supposition des Allemands, que chaque système doit en quelque sorte monter sur les épaules du précédent et atteindre un degré supérieur de ce mât de cocagne que l’on appelle la philosophie. Ce serait supposer que, dans l’ordre des premiers principes, il y a une échelle de degrés à l’infini, et qu’on pourrait toujours, de progrès en progrès, trouver un principe plus élevé que le précédent. Une telle hypothèse est contraire à la notion de l’absolu, qui ne serait plus ce qu’il doit être, s’il se surpassait perpétuellement lui-même. Et où trouverait-on une série sans limites de formules de l’absolu? Supposons qu’on veuille appliquer à la philosophie de la liberté le critérium et la mesure qu’elle applique elle-même aux philosophies précédentes, et que l’on n’y voie qu’un degré et un échelon de la science de l’absolu, je demande ce qu’on pourrait concevoir, supposer, imaginer au-delà d’une liberté qui se crée elle-même? On avouera donc qu’il y a au moins un terme, une limite, que l’on ne peut dépasser : ce serait le système même de l’auteur; mais alors pourquoi reprocher à telle philosophie d’être immobile, stagnante, dépassée? qui ne voit que ce reproche pourra s’appliquer à la philosophie de la liberté lorsqu’elle aura triomphé? Que faire de mieux en effet quand on a découvert la vérité que de s’y tenir? Il peut donc y avoir une philosophie immobile, j’entends immobile dans son principe, non dans ses formes : ce serait celle qui aurait trouvé la vérité. Ce ne sera donc pas une objection contre une philosophie d’être immobile, de ne pas se dépasser elle-même : elle ne le devrait que si elle était fausse, et la question est de savoir si elle l’est, si l’on a tort ou raison ; le fait d’aller plus loin dans un sens ou dans un autre ne préjuge en rien la solution, puisqu’on peut aller plus loin dans le faux aussi bien que dans le vrai. On ne peut donc admettre le critérium suivant lequel la dernière venue, entre les philosophies diverses, aurait toujours raison. Souvent la vérité consiste à reprendre un principe trop sacrifié, et c’est précisément ce qui est arrivé à la philosophie de la liberté. Cette philosophie a une certaine valeur comme un mouvement de retour, comme un essai de réacquisition de vérités oubliées, comme expression vive, frappante et paradoxale de ces vérités; mais lorsqu’elle se donne elle-même comme une philosophie supérieure, dépassant et absorbant les précédentes, elle supprime à son tour certaines conditions de la vérité, qui ne sont pas moins nécessaires que son propre principe, et sans lesquelles ce principe devient lui-même absolument inintelligible.

Nous sommes loin de soutenir que la philosophie ne soit pas susceptible de faire des progrès et ne s’enrichisse pas continuellement. Nous croyons au contraire très fermement à la perfectibilité de la science philosophique; nous allons si loin dans cette pensée que, selon nous, cette science acquiert et s’enrichit perpétuellement non-seulement par les grands philosophes, mais encore par les petits. Au lieu de croire que les philosophes se répètent sans cesse, nous sommes au contraire frappé de ce que l’on peut trouver de nouveau dans chacun d’eux. Pascal a dit avec profondeur : « A mesure que l’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus d’esprits originaux. » De même, à mesure que l’on a plus d’expérience de l’histoire de la philosophie, on trouve qu’il y a plus de penseurs originaux. Chacun apporte sa pierre, et cela est aussi vrai du dernier venu que des précédens. Mais autre chose est dire qu’il y a des idées nouvelles et acquises à la science dans Kant, dans Fichte, dans Schelling et dans Hegel, et dans M. Secrétan, autre chose est dire que le principe de Fichte est supérieur à celui de Kant, celui de Schelling à celui de Fichte, et celui de Hegel à celui de Schelling, — enfin celui du second Schelling à celui de Hegel lui-même ; car on ne peut aller ainsi à l’infini. Nous admettons le progrès de ces systèmes, à la condition que chacun d’eux consentira à n’être qu’un appoint dans le développement de la philosophie universelle et non un centre où tout aboutit. En un mot, la philosophie de la liberté nous fournira des données qui pourraient être utilisées dans la construction d’une philosophie universelle (laquelle n’existera jamais qu’à l’état d’idée), mais non pas comme étant elle-même, ainsi qu’elle le prétend, le dernier mot. C’est ce qui s’éclaircira mieux par les observations qui vont suivre.

Dans la philosophie de la liberté, nous distinguerons deux points de vue : la liberté absolue par rapport au monde et la liberté absolue par rapport à l’absolu lui-même : sur le premier point, nous entrons assez avant dans la pensée de l’auteur ; mais nous nous en séparons absolument sur le second.

Nous accordons en effet que dans un certain théisme, celui de Platon et de Leibniz par exemple, on n’a peut-être pas placé assez haut le concept de la liberté divine. Lorsqu’on admet avec Platon que l’entendement divin contient toutes les idées des choses créées à titre de modèles éternels et nécessaires comme Dieu lui-même, lorsqu’on admet avec Leibniz que dans l’entendement divin résident de toute éternité tous les mondes possibles, c’est l’entendement et non la liberté de Dieu que l’on considère comme la source des possibilités. Or on peut entendre par là deux choses très différentes : ou bien Dieu pense ses modèles et ses possibles comme nous les pensons nous-mêmes, c’est-à-dire à titre d’objets, et il se distingue de ces objets; n’est-ce pas comme si l’on disait qu’il y a quelque chose qui n’est pas Dieu, qui même par hypothèse est inférieur à Dieu, et que cependant Dieu est obligé de penser pour être intelligent? N’est-ce pas, selon le mot de Spinoza, soumettre Dieu à un fatum? N’est-ce pas dire que Dieu ne serait rien sans le monde, ou tout au moins sans la pensée du monde? Faudrait-il un grand effort de logique pour conclure de là qu’il ne serait rien sans l’existence du monde? Et n’est-ce pas une sorte de panthéisme idéal que de faire cohabiter Dieu éternellement avec l’idée d’un autre être que lui-même, comme s’il devait s’ennuyer s’il était seul? On peut soutenir au contraire que l’entendement divin est la source des possibilités, en ce sens qu’il en est la cause, qu’il les rend possibles en les pensant, que ces possibles ne seraient rien sans la pensée de Dieu : on peut dire avec Spinoza que l’intelligence divine est « antérieure » aux choses, tandis que l’intelligence humaine leur est « postérieure, » ce que Bossuet a exprimé admirablement en disant : « Nous voyons les choses parce qu’elles sont; mais elles sont parce que Dieu les voit. » Si l’on admet cette seconde hypothèse, si l’on entend par intelligence non-seulement la faculté de contempler, mais la faculté de créer, on introduit par là même la notion de la volonté et de la liberté dans l’entendement divin; ou plutôt, les idées divines, les types absolus, étant l’effet de la puissance créatrice et ne préexistant pas à son action, on peut dire que dans cet acte la volonté intervient plus encore que l’intelligence. En un mot, si l’on convient d’appeler liberté l’acte par lequel Dieu fait que quelque chose existe, comme les possibles n’existent même à titre de possibles que par l’acte de Dieu, on dira justement en ce sens qu’ils résultent de sa liberté. Nous admettrions donc que le monde idéal pas plus que le monde réel ne s’impose à Dieu d’une manière nécessaire, et qu’il en est la cause absolument libre[15].

Nous ne serions pas même éloigné d’admettre cette expression paradoxale de Schelling et de M. Secrétan, que Dieu « se fait lui-même, qu’il veut être Dieu. « Nous y voyons une manière vive et extraordinaire, mais jusqu’à un certain point admissible de traduire une grande vérité. Qu’appelle-t-on Dieu dans l’usage commun des hommes? Est-ce ce que les philosophes désignent sous le nom de l’absolu, l’infini, l’inconditionnel, l’être des êtres, l’idée des idées? Non, car de tels mots dépassent de beaucoup l’intelligence de la plupart des hommes et ne répondent qu’imparfaitement à la notion qu’ils se font de la nature divine. Pour eux, du moins dans l’état actuel des croyances religieuses chez les nations les plus civilisées, c’est un être infiniment sage, infiniment juste, infiniment bon qui les a créés, qui les soutient et les dirige par sa providence. Telle est la vraie notion de Dieu; c’est ce qu’on appelle « le bon Dieu. » Or, si nous demandons la signification de ces attributs, sagesse, justice et bonté, nous verrons que chacun d’eux a rapport à la créature et à la création. Qu’est-ce qu’être sage, si ce n’est approprier les moyens aux fins dans une œuvre de ses mains? être bon, sinon répandre ses dons avec munificence sur d’autres êtres que soi-même? être juste, si ce n’est récompenser ou punir, selon leurs mérites, des agens moraux? Supposez que Dieu n’ait pas créé le monde, comment pourrait-on l’appeler sage? Supposez qu’il n’ait pas créé d’êtres sensibles, comment pourrait-on l’appeler bon? Enfin s’il n’avait pas créé d’agens moraux, comment pourrait-on l’appeler juste? La justice, la sagesse et la bonté, c’est-à-dire les attributs moraux de Dieu, ceux qui le rendent aimable, respectable, redoutable, ceux qui sont l’objet des religions, n’existeraient donc pas (tels du moins que nous les concevons), si Dieu ne s’était fait créateur; c’est donc le Créateur que nous appelons Dieu, ce sont ses attributs moraux qui le constituent tel par rapport à nous. Au-delà de ces attributs est une essence absolument incompréhensible[16], objet d’adoration, mais non d’amour. On peut donc dire qu’en se faisant créateur, l’absolu s’est fait Dieu. Avant la création, nous pourrons l’appeler avec Schelling Deus implicitus, après la création Deus explicitus : celui-ci sera le vrai Dieu, le premier nous étant inaccessible par l’infinité de son essence. Voilà jusqu’où nous pouvons aller dans la théorie de Schelling et de Secrétan. Devons-nous aller plus loin? Non, car nous rencontrons alors devant nous le principe de contradiction, seule barrière qui puisse défendre la raison humaine des attaques du scepticisme.

Nous ne chicanerons pas l’auteur sur cette assertion que la notion de l’absolu doit être essentiellement paradoxale, parce que l’absolu en soi est incompréhensible; cependant au moins faudrait-il s’expliquer sur cette notion d’incompréhensibilité, car l’incompréhensible absolu est une chose dont on ne peut rien dire, et qu’on ne peut pas même penser : à plus forte raison ne pouvons-nous pas en parler. Puisque nous parlons de l’absolu, que nous l’affirmons, que nous le définissons, il faut que nous le pensions d’une certaine manière et nous ne pouvons le penser que conformément aux lois de la logique. De ce que nous ne savons pas tout ce qu’il est, il ne s’ensuit pas que pour le penser nous devions renoncer aux conditions de toute pensée. On ne doit pas dire en métaphysique plus qu’en théologie : Credo quia absurdum. Or l’idée d’une liberté absolue, sans essence, sans nature, sans aucune détermination, est une idée qui implique contradiction. Au lieu d’être l’acte pur d’Aristote, c’est la puissance pure, l’aptitude à tout devenir, l’indéterminé absolu : c’est le rien. Que l’on analyse en effet la notion de la liberté absolue (à la condition de n’y rien ajouter subrepticement), on verra qu’une telle puissance, qui n’est ni finie ni infinie, ni parfaite ni imparfaite, ni quoi que ce soit (car autrement elle aurait une nature), n’est autre chose que le premier terme de la dialectique hégélienne, c’est-à-dire l’être, dont Hegel lui-même a démontré l’identité avec le non-être. On ne peut pas même dire que la nature de ce principe soit d’être liberté, puisqu’il se donne à lui-même la liberté. On ne peut pas dire non plus qu’il est une puissance, une force, une activité, car alors il aurait une nature, et ne serait pas liberté absolue.

Admettons cependant que cette liberté absolue soit une puissance : car enfin pour en parler, il faut bien lui appliquer une attribution quelconque. Qu’est-ce donc qu’une puissance absolue qui peut tout ce qu’elle veut? Est-il même permis de dire qu’elle veuille quelque chose? Que serait une telle puissance sinon le destin des anciens ou ce que l’on nomme dans les écoles le fatum mahometanum? Telle est l’objection fondamentale de Leibniz à la doctrine du décret absolu, soutenue par les théologiens de son temps, et en quoi le décret absolu se distingue-t-il de la liberté absolue de Schelling et de Secrétan? Et ne devrait-on pas au moins nous expliquer la différence? Et s’il n’y en a pas, comment passer devant une telle objection sans y répondre, comme s’il n’y avait plus lieu de parler de Leibniz en philosophie? Lorsqu’on rétrograde (sous prétexte de progrès) jusqu’au principe du supra-lapsarisme[17], comment peut-on se croire dispensé d’examiner les difficultés d’un Leibniz? Pour celui-ci, la liberté absolue n’était autre chose que l’absolue tyrannie. C’était la doctrine de Hobbes, qui disait brutalement que l’attribut fondamental de la divinité est la toute-puissance : les âmes religieuses disaient la même chose, seulement il s’y mêlait un sentiment de piété qui masquait à leurs propres yeux le matérialisme de la doctrine ; mais leur principe n’était pas très différent. De même aujourd’hui M. Secrétan parle de la liberté absolue avec un sentiment de vénération que sa nature élevée et toute religieuse éprouve d’avance pour le principe suprême quelle qu’en soit la définition; mais, si nous faisons abstraction de ces sentimens personnels, qui n’ont rien à voir avec la philosophie, il ne reste que le concept brut d’une toute-puissance sans attributs, aussi indifférente au bien qu’au mal, et qui fera même plutôt le mal que le bien, peut-être parce qu’il est plus facile. Ce sont ces conséquences que l’école de Schopenhauer tirera de la doctrine de la volonté absolue, et qui en réfutent le principe, en tant du moins qu’on a cru poser par là un théisme supérieur à celui du passé.

M. Secrétan semble avoir entrevu ces conséquences et s’être efforcé de les détourner en nous disant quelque part et tout à fait en passant, comme un détail secondaire, que la volonté absolue doit être une volonté intelligente, car « la liberté sans intelligence ne serait que le caprice et le hasard[18]. » N’est-il pas étrange que, dans un système métaphysique un peu rigoureux, on fasse ainsi intervenir l’intelligence d’une manière aussi accidentelle et sans qu’il soit besoin d’aucune démonstration? « Il est inutile d’y insister, » dit l’auteur. Pourquoi donc? Est-il donc si évident que l’intelligence soit à l’origine des choses? Que devient la volonté sourde de Schelling? et une liberté intelligente est-elle une liberté absolue dans le sens de l’auteur? A coup sûr, pour ce qui nous concerne, nous lui accorderons sans hésiter son postulat, nous accorderons qu’une volonté sans intelligence n’est certainement pas une volonté; comment vouloir quelque chose sans le penser? Comment l’absolu dirait-il : « Je suis ce que je veux, » s’il était incapable de savoir ce qu’il veut être? Seulement nous demandons si, ce postulat accordé, il reste quelque chose du système, si cette parenthèse à peine indiquée et qui ne sera remarquée que par ceux qui savent d’avance le faible de la doctrine, ne la ruine pas par la base, quelque modestement qu’elle soit présentée.

En effet, si l’on accorde que l’absolu est une liberté intelligente, comment persister à soutenir que l’absolu n’a pas de nature, qu’il est tout ce qu’il veut, qu’il se crée lui-même, qu’il se donne même la liberté, comment enfin maintenir au sens propre tous les paradoxes précédens? Être intelligent, n’est-ce donc pas avoir une nature, une essence? L’intelligence n’est-elle donc pas un attribut déterminé? Si vous prétendez que votre liberté intelligente n’a pas d’essence, que faudrait-il donc pour qu’elle en ait une dans le sens que vous combattez? Définissez-nous cet absolu dont vous ne voulez pas et qui aurait une essence autre que l’intelligence et la volonté. Tous les philosophes ont eu beau enfler leurs conceptions depuis l’origine du monde, ils n’ont jamais pu réussir à concevoir que trois attributs possibles de la divinité sur le modèle de nos propres facultés : vouloir, penser et aimer. De ces trois attributs vous en conservez deux : la volonté et la pensée; vous ne réservez que l’amour comme corollaire de votre déduction; mais, ce point réservé, qu’a donc votre doctrine de si différent du théisme proprement dit, puisque des trois attributs qu’il admet, vous en conservez deux?

La doctrine d’une liberté absolue et celle d’une liberté intelligente se contredisent l’une l’autre. « Je suis ce que je veux, » dit l’absolu. Il y a cependant une chose que l’absolu ne peut pas vouloir : c’est de ne pas être intelligent, et il n’a pas davantage le pouvoir de vouloir l’être, car, si l’intelligence était un résultat de la volonté, il y aurait eu un moment (au moins logique) où il y aurait eu volonté sans intelligence, ce que M. Secrétan déclare lui-même impossible, puisque ce serait, dit-il, le caprice et le hasard; et puis comment vouloir être intelligent, si l’on ne sait ce que c’est que l’intelligence, c’est-à-dire si on ne la possède pas déjà? La volonté est donc intelligente par nature et non par choix. Maintenant, étant telle, ne pourrait-elle pas vouloir ne plus être intelligente? C’est là d’abord une hypothèse assez oiseuse, car pourquoi le voudrait-elle? Et d’ailleurs cela est impossible, car vouloir ne plus être intelligent, ce serait vouloir n’être plus volonté, c’est-à-dire liberté, et comme la liberté est identique à l’absolu, ce serait vouloir ne plus être absolu, en d’autres termes ne plus être. La liberté absolue peut-elle aller jusque-là? Dans la doctrine de Schopenhauer, si semblable par le principe à celle de Schelling et de Secrétan, la volonté, nous le verrons, peut cesser de vouloir s’objectiver; elle peut vouloir anéantir le monde et la vie; mais elle ne peut se détruire elle-même, et M. Secrétan, pas plus que Schelling, ne s’est engagé à aller jusque-là.

On nous dit que l’absolu peut vouloir être fini ou infini, parfait ou imparfait, que les perfections qu’on se donne à soi-même sont supérieures à celles qu’on tient de son essence. Qu’entend-on par là? Qu’est-ce, le fini ou l’infini? Entendez-vous ces mots dans le sens de la quantité, c’est-à-dire de l’espace et du temps ? Voulez-vous dire que Dieu pourrait, s’il le voulait, se resserrer, se circonscrire en un point de l’espace, passer par le trou d’une aiguille, tenir dans une coque de noix ? ou encore qu’il pourrait commencer ou finir, avoir une jeunesse et une vieillesse ? La philosophie allemande s’est trop appliquée à démontrer l’idéalité de l’espace et du temps pour que de telles imaginations, dignes d’ailleurs des Mille et Une nuits, puissent s’appliquer à l’absolu. Aurait-on par là une sorte d’idée préconçue de justifier d’avance quelque doctrine d’incarnation ? Ce serait confondre deux domaines profondément différens, le domaine de la manifestation de Dieu et celui de son essence. Que Dieu puisse se manifester comme homme, qu’il puisse revêtir la forme humaine, c’est là un mystère dont nous n’avons pas ici à sonder la profondeur et à discuter la valeur ; mais ce mystère laisse parfaitement intacte la nature divine en elle-même. Ce n’est pas en soi, et dans son essence absolue, que Dieu s’est fait homme, qu’il a pris un corps, qu’il est mort sur la croix ; c’est par un acte spécial de sa volonté, qui n’est possible que par ce que lui-même et dans son fond il est absolu. On ne peut conclure de là que Dieu pourrait se changer en Jupiter s’il le voulait, et même se donner tous les plaisirs de Jupiter. Une telle conception changerait le christianisme en paganisme, et ce ne peut être là la pensée de M. Secrétan. Ainsi Dieu ne peut se rendre fini dans son essence même. Il ne peut pas, étant absolu, ne pas avoir une volonté absolue et une intelligence absolue : or c’est là ce que l’on appelle, à tort ou à raison, dans l’école de Descartes, l’infini. Il ne peut donc pas vouloir être fini. Il en est de même de la perfection, qui dans le sens cartésien n’est autre chose que l’absolu. Étant déjà par son essence liberté absolue et intelligence absolue, quelle autre perfection lui resterait-il à se donner, si ce n’est la bonté ? Être bon ou méchant, voilà tout le domaine qui puisse rester à la volonté. En examinant de près cette doctrine, on voit donc qu’elle se réduit à ceci, c’est que Dieu, au lieu d’être bon par nature, a été bon par choix. Ne nous parlez donc plus de la liberté absolue comme d’une nouvelle doctrine de l’absolu : parlez-nous d’une doctrine particulière sur la bonté divine. Cette doctrine est très soutenable ; elle n’est pas très éloignée de celle qu’ont soutenue Bossuet et Fénelon contre l’optimisme de Malebranche. Elle est donc très peu hétérodoxe, assez peu nouvelle ; elle ne constitue en aucune façon un étage nouveau de l’échafaudage métaphysique et se réduit en définitive à une question délicate de théodicée. Nous craindrions de fatiguer le lecteur en poursuivant la discussion jusqu’à ce terrain circonscrit où il ne s’agit plus d’ailleurs du principe premier, mais d’une question restreinte. Contentons-nous de dire qu’il nous semble voir dans la déduction de l’auteur beaucoup de raisons purement verbales. Par exemple, lorsqu’il nous dit qu’un acte absolu de liberté, la création, doit être gratuit, que ce qui est gratuit vient de la grâce, et que la grâce c’est l’amour, il nous semble jouer sur les mots : ce raisonnement, par substitution de termes, laisse beaucoup à désirer, et si nous n’avions d’autre raison de croire à la bonté divine, nous nous croirions médiocrement armés contre le pessimisme de Hartmann et de Schopenhauer.

Que l’on nous permette un mot en terminant. Ce n’est pas avec plaisir que nous venons jeter quelque eau froide sur une des conceptions les plus brillantes de la métaphysique contemporaine. Nous aimons les idées, nous sommes aussi sensibles que qui que ce soit à de belles conceptions; nous ne nous défendons pas contre elles, nous y entrons volontiers, nous les suivons jusqu’au bout; nous aimons même à leur prêter ce qu’elles n’ont pas toujours : la rigueur et la clarté. En un mot, nous craindrions de trahir la cause de la vérité en prenant d’avance nos avantages et en leur disputant toutes les chances de persuasion qu’elles peuvent avoir; mais, avouons-le, il y a en nous quelque chose de plus puissant que le démon métaphysique, c’est le démon cartésien qui nous interdit d’admettre comme vrai ce qui n’est pas évident, de prendre des mots pour des choses et des images pour des raisons. En un mot, quelque séduisante qu’elle puisse être, il est impossible à notre esprit de se reposer dans une idée fausse. Au contraire, il semble que le génie métaphysique soit la puissance d’enfanter et de soutenir des idées fausses. Les systèmes de philosophie font à peu près ce que fait l’expérimentation en physique : celle-ci isole et sépare les phénomènes pour les mieux connaître, ceux-là isolent les idées pour mieux s’en rendre compte; mais, de même que la nature est plus vaste que nos laboratoires, elle l’est plus aussi que les écoles de philosophie, même la nôtre. Le concept de la liberté absolue est une de ces conceptions artificielles qui ont pu servir à faire regarder de plus près à l’idée de la liberté divine, à lui faire un champ plus vaste, à resserrer le champ de l’élément logique, en y introduisant l’élément moral. Peut-être n’aurions-nous pas bien vu cela, si les partisans de ce système n’eussent pas forcé leur principe, comme un physiologiste qui gonfle un vaisseau pour le mieux étudier. Il n’en est pas moins vrai que le principe pris à la lettre nous paraît le renversement de la logique et de la raison. Il ne peut se soutenir ni même se comprendre qu’en se démentant et en se détruisant lui-même, et « il porte, comme dit Platon, l’ennemi avec soi. »


PAUL JANET.

  1. Schelling, Vorlesungen un Sommer 1842, von K. Rosenkranz (Danzig 1843). Ce livre est une des représailles de la jeune école hégélienne de 1830 contre la réaction de Schelling à Berlin. Il faut donc le lire avec précaution; cependant il donne une idée vive et juste des variations et des métamorphoses constantes de la philosophie de Schelling,
  2. Mehr sanguinisch unruhig, als melancholisch tief.
  3. Nous étions à cette époque à l’École normale, et, mal informé comme on l’est à cet âge, nous en étions encore à la proposition que M. Cousin, pendant son ministère de 1840, avait faite à Schelling de venir enseigner au Collège de France : nous eûmes donc un instant l’illusion de voir Schelling en France; mais déjà il enseignait à Berlin.
  4. Voyez l’écrit très bien fait, intitulé Schellings positive Philosophie als Einheit von Hegel und Schopenhauer (Berlin 1869). — Nous nous en sommes beaucoup aidé dans ce travail.
  5. L’intelligible est ce que les Allemands appellent le was (le ce que); le non intelligible est le dass (le que).
  6. Il ne faut cependant pas se faire illusion sur la portée de cette expression. Il ne s’agit ici ni de la méthode expérimentale des Anglais, ni de la méthode psychologique des Français. C’est une induction, dit Schelling, « qui prend son point d’appui dans la pure pensée. » Au fond, c’est toujours la déduction, seulement sous forme d’analyse plutôt que de synthèse, comme on le voit lorsque Schelling cherche à établir ce qu’il appelle le commencement de la philosophie (Philosophie der Offenbarung, dixième leçon, p. 204.) Voici comment il procède et comment il pose le concept de la pure volonté : « Il faut partir, dit-il, de ce qui est avant l’être (was vor dem seyn ist). Ce qui est avant l’être, c’est ce qui n’est pas encore, mais ce qui sera (das noch nicht seiende, aber das sein wird), c’est le futur absolu (das absolute zukünftige). Or le futur, ou ce qui sera, c’est ce qui peut être (das unmittelbar sein könnende). Ce qui peut être, c’est ce qui veut être, c’est le pur vouloir (das blosse wollen). L’être consiste donc dans la volonté. » On voit par cet exemple que nous avons toujours affaire avec la méthode déductive, j’ajoute à une déduction aussi artificielle et aussi creuse que celle de Hegel. L’idée de découvrir la volonté autre part que dans la conscience du sujet voulant est absolument vaine. L’école de Schopenhauer n’est pas tombée dans cette faute...
  7. Cette formule nous paraît pouvoir être proposée comme la formule caractéristique du spiritualisme français. Elle est invoquée par Emile Saisset (Introduction à Spinoza, 2e édition, 1860, p. 306); et M. Ravaisson (Rapport sur la philosophie du dix-neuvième siècle, p. 246) dit à peu près dans le même sens : « L’absolu de la parfaite personnalité est le centre d’où se comprend notre personnalité imparfaite. » En conséquence, au lieu de cette expression vague de spiritualisme, qui signifie tout ce qu’on veut, nous aimerions à désigner notre doctrine par l’expression plus précise et plus scientifique de théisme personnaliste (Persönlichkeit-Theismus), ou philosophie du conscient (Philosophie des Bewussten); notre philosophie prendrait par là un caractère plus net et plus significatif en présence des autres doctrines de la métaphysique contemporaine.
  8. Schellings sämmtliche Werke (II. Abtheilung, t. I-IV, 1857-1858).
  9. Fichte en effet a eu deux philosophies comme Schelling, et il a fini en quelque sorte par la philosophie de Schelling, tandis que celui-ci finissait par la philosophie de Fichte.
  10. Erdmann, Grundriss der Geschichte der Philosophie, t. II, p. 554.
  11. Ueber das Wesen der menschlichen Freiheit (Landshut 1809).
  12. Stuttgarter Privat-vorlesungen (Werke, t. VII, p. 418-484). Ces leçons n’ont été publiées qu’après la mort de Schelling, et dans la seconde partie de ses œuvres.
  13. Denkmal der Schrift von den göttlichen Dingen, Tubingue 1812.
  14. Lorsque Descartes, dans sa troisième Méditation, nous dit : « Si j’étais indépendant de tout autre, et que je fusse moi-même l’auteur de mon être, il ne me manquerait aucune perfection, car je me serais donné à moi-même toutes celles dont j’ai en moi quelque idée, et ainsi je serais Dieu, » il semble bien dire que Dieu est l’auteur de son propre être, et qu’il s’est donné à lui-même toutes les perfections, ce qui est précisément le système de la liberté absolue. De plus, dans la discussion des Objections, Descartes soutient contre Catérus et contre Arnauld que « Dieu est à lui-même ce que la cause efficiente est à l’égard de son effet. » Cependant, devant l’objection d’Arnauld « que Dieu devrait alors être antérieur à lui-même, » Descartes recule; il semble effrayé lui-même de l’absolu de cette théorie, et il se réduit à dire que Dieu, c’est « l’essence qui est la cause de l’existence, » et qu’on peut appliquer par analogie le concept de cause efficiente à celui de cause formelle, « à peu près comme on transporte au polygone les propriétés du cercle. » Ce n’est donc que métaphoriquement et analogiquement que Descartes a admis la doctrine de Dieu cause de soi ; mais on voit à quel point il s’est approché de la doctrine de la liberté absolue. Je n’ai pas besoin de rappeler non plus la théorie bien connue de la création des vérités éternelles par la liberté divine.
  15. Qu’on veuille bien nous permettre de renvoyer, pour le développement de ces idées, 5, notre livre récent des Causes finales (dernier chapitre).
  16. Cette doctrine ne serait pas aussi hétérodoxe qu’on pourrait le croire. Le père Gratry soutient quelque chose d’analogue, lorsqu’il développe dans son livre de la Connaissance de Dieu sa belle théorie des deux degrés d’intelligibles dans la nature divine.
  17. Doctrine de la théologie réformée, qui exagérait le principe de la toute-puissance divine.
  18. Philosophie de la liberté, leçon XVII.