La Métaphysique en Europe depuis Hegel/03

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La Métaphysique en Europe depuis Hegel
Revue des Deux Mondes3e période, tome 21 (p. 614-635).
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LA
MÉTAPHYSIQUE EN EUROPE
DEPUIS HEGEL

III.[1]
LA PHILOSOPHIE DE LA VOLONTÉ ET LA PHILOSOPHIE DE L’INCONSCIENT.

Comment la philosophie de Schopenhauer est-elle restée si longtemps négligée et méconnue ? et pourquoi a-t-elle tout à coup éclaté, et entraîné l’opinion ? C’est un problème curieux. L’hypothèse d’une conspiration du silence est inadmissible, il doit y avoir d’autres raisons. On peut en donner quelques-unes.

La pensée humaine se laisse bien rarement détourner de la direction où elle est engagée avant qu’elle soit arrivée au terme. Le cartésianisme n’a succombé que lorsque Malebranche et ses disciples en ont eu tiré toutes les conséquences idéalistes qu’il contenait. Le condillacisme également n’a succombé qu’après avoir donné toutes ses conséquences. Ainsi de la philosophie allemande. Elle était engagée depuis Kant dans une entreprise dont elle voulait voir la fin ; elle a dû épuiser jusqu’au bout l’hypothèse qui explique toutes choses par la pensée, par la pensée seule. Tout ce qui était un progrès nouveau dans cette direction la charmait et la captivait ; tout ce qui sortait de cette série de déductions ne l’intéressait pas. La philosophie de Schopenhauer, tout en reproduisant en partie l’idéalisme de Kant, était surtout et dans le fond une réaction réaliste : c’était, sous le nom de volonté, le retour de la chose en soi, exorcisée par l’école de Fichte et de Hegel. Il fallait attendre un temps de retour pour la pensée réaliste, et ce temps de retour ne se manifesta que vers 1840.

Une autre raison, liée à la première, c’est qu’en 1819, époque où parut le grand ouvrage de Schopenhauer, l’esprit humain était dans une voie de confiance à la raison humaine et d’espérances sans bornes dans ses destinées. Les tendances générales étaient religieuses, d’une religiosité plus ou moins vague, mais sincère. On croyait à la puissance des idées. Le panthéisme humanitaire était aussi optimiste que l’orthodoxie. Dans cette disposition universelle, une philosophie athée, pessimiste, misanthropique, pleine de pitié et de mépris pour l’espèce humaine, une philosophie qui aboutissait en définitive à l’anéantissement de la volonté, et qui plaçait le bonheur suprême dans le nirvana, n’avait aucune chance de toucher les esprits.

Depuis 1848 au contraire, cette veine de confiance illimitée en la raison humaine était épuisée : le désenchantement était venu ; c’était l’heure du scepticisme amer, du mépris quiétiste, de l’indifférence souveraine pour les choses humaines. Le pessimisme avait trouvé son moment. En même temps, le grand mouvement idéaliste avait dit son dernier mot : on revenait à la réalité. Schopenhauer, qui prétendait concilier les deux points de vue, répondait encore par là à un des besoins du temps nouveau. Enfin le succès de Schopenhauer peut aussi être considéré comme la réaction de la philosophie mondaine contre la philosophie d’université, dont la dictature s’était imposée si longtemps. On se plut à penser et à dire que la philosophie ne s’enseigne pas, qu’elle est une œuvre tout individuelle, qu’elle s’inspire de la vie, non des livres. Par toutes ces raisons, et d’autres encore, trop longues à énumérer, Schopenhauer s’empara tout à coup des imaginations et des esprits, et conquit sa place et son rang parmi les étoiles de première grandeur en philosophie.


I

Schopenhauer avait admis sans réserve le principe de Kant et de Fichte, que le monde ne nous est connu que sous les conditions des formes subjectives de notre pensée, formes qu’il ramenait à trois : le temps, l’espace, la causalité. Il a même heureusement résumé tout l’idéalisme allemand dans cette formule : « le monde est ma représentation » » tout ce côté de sa doctrine n’est que l’expression simplifiée de la doctrine de Kant ; voici la différence. Tandis que Kant, au-delà de ces formes toutes subjectives de la représentation, posait comme quelque chose d’inaccessible et d’incompréhensible qu’il appelait « la chose en soi, » das Ding in sich, tandis que Fichte, plus logique, faisait disparaître complètement cette chose en soi, Schopenhauer au contraire la rétablissait, la restaurait sous le nom de volonté, et prétendait ainsi concilier le réalisme et l’idéalisme. Comment atteindre cette chose en soi, si tout ne nous est connu que subjectivement ? Notre philosophe résolvait ce problème en distinguant le dehors et le dedans. Du dehors, l’être ne nous est connu que tel qu’il nous apparaît ; mais par le dedans il nous est connu tel qu’il est, et par là il échappe aux conditions de la subjectivité. « Nous voyons, dit-il, qu’il est impossible de pénétrer par le dehors dans l’essence des choses. De quelque manière qu’on s’y prenne, on n’atteint que des images et des mots. On ressemble à quelqu’un qui tournerait autour d’un château pour y trouver un accès, et qui se contenterait d’en prendre le croquis. C’est cependant le seul chemin que tous les philosophes ont suivi avant moi. » Même l’individu, quand il se considère du dehors, comme il considère les autres êtres, c’est-à-dire au point de vue de l’espace, du temps, de la causalité, n’est encore, comme tout le reste, qu’une représentation ; mais il est présent à lui-même d’une autre manière, à titre de volonté : « Le mot du problème est : volonté. C’est ce mot, et ce mot seul, qui lui donne la clé de son propre phénomène et lui en fait voir la signification, qui lui montre les ressorts intérieurs de son être, de son action, de ses mouvemens. Le sujet de la connaissance, qui, comme individu, se manifeste à lui-même par son identité avec le corps, connaît ce corps (c’est-à-dire lui-même) de deux manières différentes : d’une part comme représentation dans une intuition, comme un objet entre les objets, soumis aux lois de l’objectivité, et en second lieu d’une tout autre manière, comme quelque chose d’immédiatement connu de chacun, ce que désigne le mot volonté. Tout acte vrai de volonté est infailliblement un mouvement du corps ; cette volonté ne peut vouloir l’acte sans le percevoir en même temps comme mouvement du corps. L’acte et l’action du corps ne sont pas deux états distincts, objectivement connus, unis par le lien de la causalité, et dans le rapport de la cause à l’effet : ils ne sont qu’une seule et même chose, donnée de deux manières différentes, d’une part immédiatement, et de l’autre dans une intuition pour l’entendement. L’action du corps n’est autre chose que l’acte de la volonté objective[2]. »

Tel est le point de départ de Schopenhauer, tel est le principe original de sa doctrine. Il se ramène à deux points : le premier, c’est que la chose en soi, le réel, ne peut être saisi par le dehors, mais se saisit lui-même intérieurement dans l’acte de volonté. Le second, c’est que l’acte et le mouvement corporel ne sont pas deux choses distinctes, l’une cause et l’autre effet : c’est un seul et même acte, qui intérieurement est volonté, et extérieurement nous apparaît sous la forme du mouvement de nos organes. Le corps n’est que la volonté objective. Nous comprendrons mieux cette doctrine, si nous la comparons à une autre doctrine qui nous est plus familière en France, celle de Maine de Biran, avec laquelle elle a d’évidens rapports[3]. Comme Schopenhauer, Biran pense que ce n’est pas par le dehors, mais par le dedans, que l’être peut être connu, que c’est en tant que sujet et non en tant qu’objet que la chose en soi nous est accessible. Il pense encore avec Schopenhauer que le sujet se révèle à lui-même comme volonté. Il reproche aux anciens philosophes, même à Descartes, d’avoir conçu l’âme à titre de substance, c’est-à-dire comme un objet qui nous serait quelque chose d’étranger, tout aussi bien que la substance matérielle, et il croit qu’à ce titre nous n’en pouvons rien savoir ; mais en tant qu’elle se manifeste dans un acte de volonté, elle se connaît du dedans comme activité vivante, et elle est le seul type que nous puissions nous former de la substance et de la cause. Il est vrai que Biran n’admet pas que la volonté et le corps soient une seule et même chose ; mais c’est là une doctrine métaphysique qui n’est pas contenue nécessairement dans le fait intérieur du vouloir : or Biran se renferme dans le domaine de la psychologie. Là même, et tout en distinguant, dans l’acte de volonté, la cause de l’effet, sa doctrine se rapproche encore de celle de Schopenhauer, car il admet, sinon l’identité, au moins l’indissolubilité des deux élémens. Ce qu’il appelle le fait primitif est un fait indivisible, quoique composé de deux termes distincts, d’une part l’effort voulu ou acte de volonté, de l’autre une résistance organique qui se manifeste sous forme de sensation musculaire. Le corps, quel qu’il soit en lui-même, nous est donc donné d’abord comme le point d’application du vouloir, c’est-à-dire comme un objet qui nous est immédiatement uni, et dont nous avons une connaissance subjective par l’effort volontaire, avant qu’il nous apparaisse comme quelque chose d’objectif à l’aide des sens extérieurs.

Une fois la volonté saisie en nous-mêmes par le sens intime, Schopenhauer, avec cette facilité d’hypothèse et de synthèse qui caractérise le génie allemand, affirme que l’être qui est en moi sous forme de volonté consciente est le même qui réside au fond du monde extérieur sous forme de volonté inconsciente. Le monde, qui, vu du dehors, n’est autre chose que ma représentation, est en soi volonté. Il faut cependant une raison pour objectiver ainsi la volonté, et pour donner ce nom à la chose en soi au lieu de l’appeler la substance, la force, la matière, ou de tel autre nom. Cette raison décisive et capitale, sans laquelle le système de Schopenhauer n’aurait pas de sens, c’est la finalité dans la nature. A quoi se reconnaît en effet ce que nous appelons volonté ? A la poursuite d’un but. Sans but, pas de volonté ; sans volonté, pas de but. La cause finale, qui peut être un accessoire dans d’autres doctrines, est ici une partie essentielle du système et même sa base fondamentale. Aussi n’existe-t-il pas en philosophie de cause-finalier plus décidé que Schopenhauer. Il l’est jusque dans le dernier détail. On croirait entendre un Bernardin de Saint-Pierre pessimiste. Il nous offre à ce point de vue une riche moisson de faits et d’exemples, et il tombe même dans les exagérations auxquelles ce point de vue prête facilement.

Si la volonté, qui est la substance de la nature, est une volonté qui poursuit des buts, que lui manque-t-il pour que nous lui donnions le nom de Dieu ? Schopenhauer serait-il donc un théiste ou tout au moins un panthéiste ? Il repousse ces deux dénominations ; il a horreur du théisme, qu’il considère comme un produit du judaïsme, et il méprise le panthéisme comme une hypocrisie. Il semble animé par une sorte de sentiment d’impiété puisé dans la philosophie du XVIIIe siècle. Deux choses manquent à la volonté pour être ce que nous appelons Dieu : elle n’est pas intelligente : elle n’est pas bonne. Elle poursuit un but sans savoir ce qu’elle fait, donc elle n’est pas intelligente. Agissant à l’aveugle, elle fait le mal comme le bien, et même plus que le bien, et le monde dont elle est la cause est le plus mauvais des mondes possibles : donc elle n’est pas bonne. Dans ses conversations avec Frauenstædt, Schopenhauer parle sur le ton le plus méprisant de ce qu’il appelle der liebe Gott, le bon Dieu. Nous avons donc affaire en lui à un athée d’intention, sinon de fait, un athée qui croit aux causes finales et au néant du monde.

C’est une doctrine remarquable chez Schopenhauer que l’intelligence est d’ordre secondaire et dérivée (secundären Ursprungs), et même tertiaire. La première place appartient à la volonté (der Primat des Willens) ; le second rang à l’organisme, le troisième à l’intelligence. La volonté est métaphysique, l’intelligence est physique. La volonté est chaleur, l’intelligence est lumière. L’intelligence va se dégradant à mesure que l’organisme devient moins parfait, mais la volonté est tout entière dans le dernier des insectes. L’intelligence se fatigue, la volonté est infatigable. Si la volonté dérivait de l’intelligence, elles devraient être en raison l’une de l’autre ; mais les faits sont contraires à cette théorie. Le cœur est supérieur à la tête : c’est dans le cœur et non dans la tête qu’est l’individualité, l’immortalité. L’intelligence est intermittente ; la volonté, le cœur, le primum mobile, ne s’arrête pas.

Cette théorie du primat de la volonté est incontestablement ce qu’il y a de plus nouveau et de plus original dans la philosophie de Schopenhauer. Il en exagère sans doute l’importance en se comparant à Lavoisier et en prétendant avoir fait pour la philosophie, par la séparation de ces deux élémens, volonté et intelligence, ce que Lavoisier avait fait pour la chimie par la séparation des deux élémens de l’eau. Il est néanmoins certain qu’on trouverait peu d’exemples d’une théorie semblable dans l’histoire de la philosophie. Le seul prédécesseur que Schopenhauer se reconnaisse, c’est Bichat. La distinction de la vie organique et de la vie animale, la première engendrant les passions, la seconde les sensations, telle est la base commune de Bichat et de Schopenhauer, car les passions ne sont pour lui que la volonté.

Quel que soit le degré d’originalité de cette théorie du primat de la volonté, on ne peut nier qu’elle ne soit une sorte de rétractation de toute la philosophie allemande, dont Fichte exprimait ainsi le principe en 1794 : « Il n’y a que deux points de départ possibles en philosophie : ou l’intelligence en soi, ou la chose en soi. De là deux systèmes : l’idéalisme ou le dogmatisme. » Or le dogmatisme, celui qui part de la chose en soi, est incapable, selon Fichte, d’expliquer l’intelligence. En effet, « l’intelligence, comme telle, se voit elle-même, et cette propriété de se voir soi-même est immédiatement unie en elle avec tout ce qui lui arrive ; c’est même dans cette union de l’être et du voir (des Sehens) que réside la nature de l’intelligence. Ce qui est en elle et ce qu’elle est en général, elle l’est pour elle-même, et c’est seulement en tant qu’elle est pour elle-même qu’elle est intelligence. — Une chose au contraire peut être de mille manières différentes ; mais si l’on demande : Pour qui est-elle de telle et telle manière ? personne, pour peu que l’on comprenne la question, ne répondra : Pour elle-même ; il faut toujours supposer une intelligence pour qui elle est cela, — tandis qu’au contraire l’intelligence est nécessairement pour elle-même, et, en tant qu’on la pose, on la pose comme telle. Il y a donc dans l’intelligence, pour ainsi dire, une double série : celle de l’être et celle du voir (des Zuschens), de l’idéal et du réel, et c’est dans l’union inséparable de ces deux élémens que consiste son être ; au contraire, dans la chose, il n’y a qu’une seule série, celle qui consiste simplement à être posée comme existante, sans retour sur soi-même. L’intelligence et la chose sont donc absolument opposées l’une à l’autre : elles résident dans deux mondes différens entre lesquels il n’y a pas de pont. Vous n’obtiendrez jamais l’intelligence, si vous ne la supposez pas d’abord comme un premier, comme un absolu (ein Erstes, Absolutes). La série de l’être restera toujours simple, et jamais vous ne passerez de l’être à la représentation, car vous faites un saut monstrueux dans un monde entièrement étranger à votre principe[4]. » Ainsi, suivant Fichte, l’intelligence ou la pensée est un principe premier, qui ne peut être déduit d’aucun autre. Si on ne la pose pas en soi, on n’y arrivera jamais. Jamais la série simple ne deviendra une série double ; jamais l’être ne se repliera sur lui-même. L’être ne fondera jamais la pensée, mais au contraire la pensée fondera l’être, car la pensée est un acte et un acte conscient ; or, en tant qu’acte, elle fonde l’être ; en tant que conscience, elle fonde l’intelligence. Cette doctrine, selon nous, est la vraie. Il faut placer l’intelligence à l’origine des choses, ou se résigner à ne la rencontrer jamais. Schopenhauer, en élevant la volonté au-dessus de l’intelligence, revenait donc aux vieux erremens du réalisme. Nous soutenons au contraire que les deux élémens sont inséparables, et que la métaphysique de Schopenhauer est une métaphysique bâtarde, à mi-chemin du réalisme et de l’idéalisme ; elle n’a été qu’un passage du grand idéalisme allemand au matérialisme restauré.

La volonté étant donc le fait initial, fondamental, la base de tous les phénomènes, le monde n’est autre chose que l’objectivation de la volonté. Mais pourquoi la volonté s’objective-t-elle ? Pourquoi ne reste-t-elle pas éternellement en repos dans son unité immobile ? Pourquoi produit-elle un monde qui est une illusion et qu’elle prend pour une réalité ? Schopenhauer, comme tous les métaphysiciens et tous les théologiens, échoue devant ce problème. Il ne paraît pas même avoir cherché à le résoudre. Il se contente de constater par l’expérience que le monde est un mauvais rêve, sans se demander pourquoi la volonté absolue, qui est libre, s’est avisée de ce mauvais rêve, et qu’est-ce qui l’y a obligée. Toujours est-il que le monde est mauvais et a le plus mauvais des mondes possibles, » que l’optimisme « est la plus plate niaiserie qui ait été inventée par les professeurs de philosophie. » Ce n’est pas l’expérience seulement qui plaide en faveur du pessimisme, c’est le raisonnement. En effet, « le fond de la volonté, c’est l’effort ; or l’effort est une douleur… Tout effort naît d’un besoin ; tant qu’il n’est pas satisfait, c’est une douleur, et s’il est satisfait, cette satisfaction ne pouvant durer, il en résulte un nouveau besoin et une nouvelle douleur. Vouloir, c’est donc essentiellement souffrir, et toute vie est douleur. — Le vouloir, avec l’effort qui en est l’essence, ressemble à une soif indestructible. La vie n’est qu’une lutte pour l’existence avec la certitude d’être vaincu. Vouloir sans motif, toujours souffrir, toujours lutter, puis mourir, et ainsi de suite pendant des siècles jusqu’à ce que la croûte de notre planète s’écaille en petits morceaux. »

Le pessimisme, comme l’optimisme, ne peut se prouver par l’expérience. On énumère de part et d’autre les biens et les maux ; mais comment prouver que la somme des uns l’emporte sur celle des autres ? C’est là cependant la vraie question. Chacun en juge d’après son humeur ; ceux qui ont l’âme gaie et joyeuse trouvent que tout est pour le mieux, surtout lorsque la fortune leur sourit ; ceux qui ont le caractère mal fait prennent tout au tragique et ne sont contens de rien. Qui jugera ce procès ? C’est donc à des raisons a priori qu’il faut recourir. Celle que donne Schopenhauer nous paraît faible. La vie est un effort, dit-il ; tout effort est douloureux ; donc la vie est douleur. — Mais est-il vrai que tout effort soit douloureux ? C’est ce qui est en question. Nous soutenons au contraire que tout effort modéré est plus agréable que pénible. L’effort d’une ascension dans les montagnes par un beau temps, quand on jouit d’une bonne santé, est un plaisir et non une douleur. L’effort du travail intellectuel, quand il est heureux, est le plus grand des plaisirs, et, en général, le plaisir actif qui suit l’effort est plus vif et plus profond que le plaisir passif qui en est privé. Les petites douleurs (les demi-douleurs, comme dit Leibniz) qui se mêlent à l’effort en font ressortir le charme. Ce sont « des petites sollicitations qui nous tiennent toujours en haleine. » L’effort n’est douloureux que lorsqu’il est disproportionné. Ce qui prouve que dans la plupart des cas il n’est pas tel, c’est que l’humanité dure, ainsi que la vie dans le monde. Le mal en effet est essentiellement destructeur. S’il l’emportait réellement, il aurait son remède en lui-même, car il aurait bien vite détruit la vie et, avec elle, la faculté de souffrir.

On sait que le pessimisme de Schopenhauer a été la principale cause de la vogue de ce philosophe en Allemagne. Le monde, juge assez incompétent en philosophie, ne s’intéresse aux doctrines qu’autant qu’elles flattent ses penchans, ses passions, ses inquiétudes. Telle philosophie réussit parce qu’elle encourage et défend les idées religieuses ; on ne la considère pas en elle-même : elle est bonne par cela seul qu’elle prend parti pour nos inclinations. Mais il y a dans le monde autant de révolte contre la Providence que de pieuse soumission à ses décrets ; peut-être même la soumission est-elle plus apparente que réelle, et la révolte beaucoup plus profonde et plus répandue que la soumission. Ajoutons encore qu’en Allemagne le principe protestant est favorable au pessimisme, de sorte que le préjugé religieux, aussi bien que le préjugé impie, se trouvaient d’accord pour admirer une doctrine que les grands philosophes ont toujours dédaignée, car l’idée d’un principe absolument mauvais ou absolument fou est bien l’idée la plus antiphilosophique que l’on puisse imaginer.

Admettons cependant avec Schopenhauer que le pessimisme est le vrai, que le monde est le plus mauvais des mondes possibles, quel sera le remède ? Pour trouver le remède, il suffit de connaître l’origine du mal. Le mal est dans le vouloir-vivre, le remède sera dans la négation du vouloir-vivre. La volonté est indestructible en elle-même ; mais la vie et la volonté de vivre ne sont pas la même chose que la volonté en soi. La volonté s’est trompée en créant le monde, et dans l’homme, quand elle arrive à la conscience, elle reconnaît qu’elle s’est trompée. Une fois là, elle se pose la question : Faut-il affirmer la vie et perpétuer la douleur ? faut-il nier la vie et arriver au repos ? voici donc la connaissance, l’intelligence qui n’était jusque-là qu’un phénomène secondaire ou tertiaire, et qui devient maintenant le juge, l’arbitre de la volonté. C’est par elle qu’est venu le vouloir-vivre, et, avec ce vouloir, la douleur et la folie du monde. Comment donc vaincre la vie ? Est-ce par le suicide ? Non, car la volonté est indestructible, elle se réincarne dans d’autres êtres. Le suicide n’est qu’un affranchissement individuel, égoïste. Ce qu’il faut, c’est un affranchissement universel, désintéressé ; c’est ce que fait l’ascétisme. Le vrai remède, c’est l’affranchissement du plaisir, le renoncement aux sens, et surtout au sens qui donne la vie. C’est la chasteté et le célibat qui délivrent le monde en supprimant la génération et la postérité. Schopenhauer cite à l’appui de sa doctrine de nombreux textes mystiques empruntés aux hérésies chrétiennes[5], et même aux docteurs orthodoxes contre le mariage : Utinam omnes hoc veîlent ! dit saint Augustin ; multo citius Dei civitas compleretur. Ainsi, suivant Schopenhauer, la chasteté libre et absolue, voilà le premier pas dans la voie de l’ascétisme. « Avec la disparition de l’intelligence disparaîtrait le monde, car sans sujet pas d’objet, et si les plus hauts degrés de la volonté (l’humanité) venaient à s’évanouir, il est permis de penser que les plus humbles (l’animalité) disparaîtraient également. » Ici encore il est facile de reconnaître l’influence de la doctrine protestante, car on sait que dans cette église les défenseurs absolus du péché originel lui attribuent jusqu’à l’origine du mal dans les animaux. Le salut de l’homme est donc le salut de la création tout entière.

Voilà le célèbre nirvana dont on a tant parlé, et que Schopenhauer a emprunté au bouddhisme : il consiste en définitive dans la suppression du mariage. Il serait oiseux de faire remarquer combien un tel remède est impraticable, et par conséquent inutile à recommander ; fût-il possible, on voit encore combien il est illusoire, arbitraire, fantastique, de supposer que la disparition de l’humanité entraînerait la disparition de l’animalité et de toutes les formes de la vie sur le globe terrestre. Lors même qu’on irait jusque-là, que fait-on du reste du monde, de l’univers tout entier ? Sont-ils liés au sort de l’homme, de telle sorte qu’avec l’homme la vie et le mal apparaissent dans l’univers, et qu’avec lui ils disparaissent en même temps partout ? Ne peut-il pas y avoir hors de la terre des êtres pensans et sentans ? N’est-ce pas revenir au vieux préjugé théologique qui fait de la terre le centre du monde et de l’homme le terme de toute création ? Enfin, puisque la volonté n’a pas attendu la permission de l’homme pour s’objectiver, comment croire qu’elle cessera de le faire parce qu’il nous plaira d’arrêter le cours des générations ? Puisqu’elle ne sait pas ce qu’elle fait, pourquoi la première cause inconnue, qui l’a sollicitée une première fois à s’incarner, ne l’y pousserait-elle pas de nouveau dans un cercle sans fin ? Ajoutez que, si Schopenhauer donne des raisons en faveur du célibat, il n’en donne aucune en faveur de la chasteté, ce qui n’est pas la même chose. Pour supprimer le mal dans le monde, il suffit de supprimer la postérité ; mais il est inutile de se priver du plaisir. Les ascètes et les mystiques dont Schopenhauer invoque l’autorité ont des raisons de renoncer aux plaisirs : ce n’est pas que le plaisir soit mauvais en soi, c’est que ce sont des plaisirs inférieurs qui nous éloignent des vrais et purs plaisirs de la piété et de la contemplation. Il n’en est pas de même dans Schopenhauer : la vie n’est mauvaise qu’en tant qu’elle est douloureuse. Évitons donc la douleur ; mais pourquoi renoncer au plaisir, si l’on en use sagement, c’est-à-dire avec égoïsme ? Au fond, un tel ascétisme pourrait bien aboutir à ne rejeter de la vie que les charges, et de l’amour que ce qu’il a de noble et de généreux.


II

En passant de Schopenhauer à M. de Hartmann, nous avons affaire, sinon à un génie aussi original, du moins à une nature plus sympathique et plus élevée. Le pessimisme théorique paraît s’unir en lui à des mœurs plus douces. Il n’a point cette misanthropie brutale et cynique qui fait de Schopenhauer un personnage si amusant, mais si insupportable. Il répudie la manière grossière et basse dont Schopenhauer parle des femmes, et déclare que ceux qui ne savent pas respecter les femmes prouvent par là même qu’ils n’ont connu que celles qui ne méritent pas d’être respectées. Il ne paraît pas avoir voulu contribuer pour sa part à la fin du monde, car il s’est marié, il a des enfans, et il nous a donné dans son autobiographie un tableau aimable et piquant de son intérieur. « Dans notre ménage, dit-il, ma femme bien-aimée, la compagne intelligente de mes poursuites idéales, représente l’élément pessimiste. Tandis que je défends la cause de l’optimisme révolutionnaire, elle se déclare hostile au progrès. A nos pieds, joue avec un chien, son fidèle ami, un bel et florissant enfant, qui s’essaie à combiner les verbes et les substantifs. Il s’est déjà élevé à la conscience que Fichte prête à son moi, mais ne parle encore de ce moi, comme Fichte le fait souvent lui-même, qu’à la troisième personne. Mes parens et ceux de ma femme, ainsi qu’un cercle d’amis choisis, partagent et animent nos entretiens et nos plaisirs, et un ami philosophe disait dernièrement de nous : Si l’on veut voir encore des visages satisfaits, il faut aller chez les pessimistes. »

La Philosophie de l’inconscient, ouvrage capital de M. de Hartmann, est le livre philosophique qui a fait le plus de bruit en Allemagne depuis une dizaine d’années, et il mérite sa réputation par l’étendue des connaissances, l’intérêt de l’exposition, l’originalité des vues. Même le pessimisme exagéré de l’auteur, et qui, selon nous, est insoutenable philosophiquement, est un point de vue utile à développer et à rappeler. L’optimisme tombe trop facilement dans la banalité et dans l’indifférence ; on oublie trop les misères humaines. Paru pour la première fois en 1866, l’ouvrage a eu sept éditions. Un jeune professeur de l’université de France, M. Nolen, connu par un savant travail sur les rapports de Leibniz et de Kant, et très compétent en philosophie allemande, vient de nous donner de la septième et dernière édition une traduction française[6] facile, naturelle, fidèle, faite sous les yeux et avec la coopération de l’auteur, précédée d’une savante introduction où, selon le défaut commun à tout traducteur, il nous paraît un peu trop verser dans le sens de l’original, ainsi que d’une lettre de M. de Hartmann, spécialement écrite pour le lecteur français, et qui contient quelques observations intéressantes[7].

Demandons-nous maintenant en quoi consiste la philosophie de M. Hartmann. En quoi se distingue-t-elle et de la philosophie de Schelling et de Hegel ? en quoi de la philosophie de Schopenhauer ? Ce sont des nuances assez difficiles à démêler pour qui ne connaît pas les différentes phases de la philosophie allemande. Nous ne pouvons que nous borner à quelques traits essentiels. Le principe de l’inconscient paraît bien, au premier abord, n’avoir rien de nouveau et être le principe commun de toute la philosophie allemande, ou, tout au moins, celui de Schelling et de Hegel. Ces philosophes n’ont-ils pas considéré la conscience comme un phénomène secondaire né du conflit entre le sujet et l’objet ? Le développement de l’absolu était donc inconscient ; mais si ces philosophes avaient posé ce principe, ils ne s’étaient pas appliqués à le démontrer. Ils n’avaient pas établi la nécessité d’une inconscience primitive, et même Hegel semblait, dans sa Logique, imputer à l’idée absolue une sorte de conscience pure adéquate à l’idée même. Sans doute l’école de Schelling, précisément à titre de philosophie de la nature, avait dû insister sur le spontané dans l’instinct et dans l’organisme. Je ne connais pas le livre de Schubert sur le « côté nocturne » de la nature (die Nachtseite der Natur) ; mais il me semble que cela doit être quelque chose d’analogue à Hartmann. La même école, à titre de philosophie esthétique, avait aussi fait souvent remarquer le côté spontané et par conséquent inconscient du génie et de l’imagination. Néanmoins il est permis de dire que le problème n’avait pas été serré de près, sauf par Fichte, qui avait montré la nécessité de la conscience comme d’un fait premier, mais dont les idées sur ce point avaient été trop oubliées et trop négligées, même par lui. Le problème de la conscience et de l’inconscience avait été recouvert en quelque sorte par tant d’autres problèmes qu’on ne s’y était pas particulièrement attaché, et on ne l’avait pas traité pour lui-même. À ce point de vue, le livre de M. de Hartmann constitue une œuvre vraiment nouvelle et surtout écrite dans une méthode toute différente ; c’est un livre riche de faits, où une profonde connaissance des sciences expérimentales se manifeste à chaque pas. Ce n’est plus la méthode constructive, tout a priori, de la grande idéologie allemande ; c’est la méthode inductive, analytique, expérimentale. Il faut distinguer dans ce livre deux parties : la phénoménologie de l’inconscient, et la métaphysique de l’inconscient. Or, quelque jugement que l’on porte sur la seconde de ces deux parties, on ne peut méconnaître la richesse et l’utilité de la première. Toutes les écoles de philosophie peuvent y apprendre, et en particulier le spiritualisme n’a rien à en redouter. Nous sommes depuis longtemps en effet habitués, depuis Leibniz, à admettre l’existence des perceptions obscures et des idées latentes, et une monographie aussi approfondie sur le rôle de l’inconscient dans tous les domaines de la nature est réellement une acquisition pour la science, quelque parti qu’on prenne d’ailleurs sur la nature du premier principe. Il est vrai que Hartmann ne se contente pas, comme Leibniz, de perceptions obscures et qu’il soutient contre lui, et à la lettre, l’existence de perceptions inconscientes ; mais ce n’est là qu’une différence dans l’interprétation des faits, les mêmes faits peuvent être reconnus de part et d’autre. On lira donc avec un vif intérêt et une véritable instruction tout ce que l’auteur nous apprend de l’inconscient dans la vie corporelle, et dans la vie spirituelle, dans l’amour, dans la sensibilité, dans le caractère et la volonté, dans l’art, dans l’origine du langage, dans la pensée, dans la perception sensible, etc. C’est toute une psychologie de l’inconscient qui vient enrichir et compléter la psychologie du conscient. On ne diminuerait pas le mérite de l’auteur en disant que d’autres philosophes avaient eu la même idée, car autre chose est une doctrine théorique et générale, appuyée seulement de quelques exemples, autre chose toute une science, tout un système, où la série totale des faits, soit dans le domaine physiologique, soit dans le domaine psychologique, est abondamment développée. Cependant, malgré les mérites que nous venons de signaler, nous reprocherons à l’auteur de n’avoir pas encore assez séparé la phénoménologie de la métaphysique. Il devait se contenter de dire, à notre sens : « Il y a de l’inconscient dans la nature, » au lieu de dire, comme il le fait sans cesse : « L’inconscient se manifeste dans la nature, » comme s’il était accordé d’avance qu’il y a un principe appelé l’inconscient, et que l’absolu est ce principe même, tandis que ce sera précisément l’objet de la seconde partie d’établir cette doctrine.

Nous préférons donc de beaucoup la première partie du livre à la seconde. La première, comme analyse expérimentale de l’élément inconscient ou obscur dans les choses, est une véritable acquisition pour la science. La seconde, quoique pleine de talent, nous paraît une œuvre hybride et artificielle, composée de pièces et de morceaux, et où le désir d’être original est plus frappant que l’originalité elle-même. Cependant la nature de notre étude, essentiellement métaphysique, nous oblige à faire ce tort à l’auteur d’insister plus sur la seconde partie que sur la première. Le lecteur voudra donc bien atténuer les critiques que notre sujet nous impose par les approbations qui portent précisément sur ce qu’il nous interdit.

La métaphysique de M. de Hartmann a pour objet d’établir non-seulement, comme nous le disions, qu’il y a de l’inconscient dans la nature, mais que le principe des choses est inconscient. Il l’est par essence ; il l’est d’une manière absolue : aussi peut-il être appelé l’inconscient. Cette dénomination n’aurait aucun sens, si l’on admettait que le principe des choses est la matière. Si en effet le monde n’est qu’une agrégation de particules purement matérielles, c’est-à-dire étendues, figurées, mobiles, dures, impénétrables etc., il n’y a pas lieu de se demander si de telles substances sont conscientes ou inconscientes ; la question n’aurait pas même de sens. Elle ne se pose que lorsque l’on s’est élevé au-dessus du matérialisme, et qu’au-delà de la matière on admet un principe supra-sensible, la force. Hartmann non-seulement superpose la force à la matière, mais il réduit absolument la matière à la force. Maintenant la force elle-même, si elle n’obéissait qu’à des lois physiques et mécaniques, n’aurait nul besoin de conscience, et il serait par conséquent inutile encore de la caractériser par l’attribut de l’inconscience. Jamais les physiciens n’ont appelé la force ni consciente ni inconsciente. On n’emploie cette expression que lorsqu’on rencontre des faits qui sembleraient devoir s’expliquer par la conscience, qui sont des apparences de conscience, à savoir des faits d’art, de combinaison et de science. Ici donc, comme dans Schopenhauer, les faits de finalité sont la base et la matière du système. Sans finalité, pas de volonté, et par conséquent nul lieu de se demander si le principe des choses est conscient ou inconscient. Une telle expression suppose tout au moins la volonté ; ce n’est pas tout. Si l’on admet avec Schopenhauer que le principe absolu est une volonté, mais une volonté sans intelligence, que l’intelligence est un fait secondaire et surajouté, il serait encore sans signification de l’appeler inconscient, car il va de soi que ce qui n’est pas intelligent n’est pas conscient, et cela est inutile à dire. La question n’a donc un sens que si on admet que le principe des choses non-seulement est une volonté, mais encore une intelligence. Alors il vaut la peine de dire que cette intelligence est inconsciente, précisément parce qu’on est habitué à penser et affirmer le contraire. L’inconscience devient alors un attribut caractéristique et significatif. C’est ainsi que la philosophie de l’inconscient, qui est propre à M. de Hartmann, se distingue de la philosophie de la volonté, qui est celle de Schopenhauer.

Le principe de Hartmann en effet n’est pas seulement la volonté, mais la volonté unie à l’intelligence. Schopenhauer avait séparé la volonté et l’idée (la représentation, die Vorstellung)[8] ; Hartmann les réconcilie, et il est beaucoup plus près de la vérité. La volonté, selon lui, suppose toujours deux idées : celle d’un état présent comme point de départ, celle d’un état futur comme point d’arrivée. Le vouloir n’a de réalité que par le rapport qu’il établit entre l’état présent et l’état futur. Il n’y a pas de volonté sans objet. Une volonté qui ne veut rien n’est rien. D’où cette conclusion : pas de volonté sans idée : (grec). Le vouloir n’est que le pouvoir formel ou abstrait de réaliser quelque chose en général. Le contenu de cet acte ne peut être conçu que comme représentation ou idée. Nous devons donc admettre que le contenu de la représentation est toujours une idée : on ne peut parler de la volonté sans parler de l’idée. De là, dit Hartmann, l’étonnante lacune qui se rencontre dans le système de Schopenhauer. L’idée n’y est pas reconnue comme constituant exclusivement le contenu de la volonté ; la volonté toute seule, quoique aveugle, se conduit néanmoins comme si l’idée lui fournissait son contenu. Ainsi d’une part les disciples de Schopenhauer se sont trompés en admettant une volonté sans idée ; mais les disciples de Hegel et de Herbart se sont également trompés en admettant que l’idée est la volonté. En réalité, ni les uns ni les autres ne suppriment l’élément qu’ils passent sous silence ; ils le sous-entendent. Schopenhauer admet implicitement un contenu de la volonté, et ce contenu ne peut être que l’idée ; Hegel et Herbart admettent implicitement que l’idée a le pouvoir de se réaliser elle-même, ce qui est au fond l’attribut de la volonté. La doctrine de Hartmann se présente comme une conciliation de Hegel et de Schopenhauer.

La vraie question n’est donc pas de savoir s’il y a une volonté sans idée (ce qui est impossible), mais s’il y a idée sans conscience. Cependant si on se borne à ces termes, on n’atteindra pas encore le dernier problème, car on peut admettre des idées inconscientes et latentes, et ceux qui croient aux idées innées et aux concepts a priori admettent bien quelque chose de semblable. La question est plus haute. Il s’agit de savoir, non pas s’il y a tel degré d’inconscience dans l’ordre des intelligences secondes, mais si l’intelligence première est inconsciente en soi, en un mot quel est le premier, de la conscience ou de l’inconscience. La conscience est-elle un absolu, un premier (ein Absolutes, ein Erstes), ou n’est-elle qu’un phénomène consécutif, surajouté, extérieur à l’intelligence ? Est-elle au contraire le fond, l’essence même de l’intelligence ? voilà la question posée avec une très grande netteté, et traitée avec une vaste connaissance du sujet par M. de Hartmann.

Cependant, tout en reconnaissant la valeur scientifique de son étude, nous dirons qu’il nous paraît plus préoccupé d’expliquer ce que serait la conscience dans l’hypothèse accordée d’une inconscience primitive que de nous prouver que cette hypothèse est la vraie. Ainsi il nous apprend que la conscience exprime la stupéfaction que cause à la volonté l’exécution de l’idée qu’elle n’avait pas voulue. Rien de plus obscur qu’une telle explication. « Cet étonnement, dit l’auteur, n’est pas le fait de la volonté, absolument étrangère à la pensée, et trop aveugle pour éprouver de l’étonnement et de la surprise… L’idée seule de son côté ne peut pas non plus en ressentir : elle n’a aucune raison de s’étonner d’elle-même. L’étonnement doit donc venir des deux côtés de l’inconscient, de la volonté et de l’idée à la fois. » On avouera que c’est là une explication bien alambiquée. Comment deux facteurs, incapables de s’étonner séparément, deviendraient-ils capables d’étonnement par leur réunion ? Et d’ailleurs s’étonner ne suppose-t-il pas déjà la conscience ? Comment m’étonnerais-je de ce que j’ignore ? Le plus grand étonnement sans doute que l’on puisse éprouver est celui du passage du non-être à l’être : or qui a jamais dit que le moment où l’homme est conçu a été pour lui un moment d’étonnement ? D’ailleurs avant de m’expliquer (fort obscurément, on le voit) l’origine et la genèse de la conscience, je voudrais que l’on s’attachât à me prouver qu’elle est un phénomène ultérieur et historique, et non le fond même du principe. Or, si je cherche à dégager sur ce point les raisons que donne l’auteur, voici celles qui sont éparses dans son livre et que je rassemble pour leur donner plus de force. Pour qu’il y ait conscience, dit Hartmann, il faut qu’il y ait idée. Je n’ai conscience que d’une idée préexistante. L’idée est logiquement antérieure à la conscience ; elle en est le contenu. La conscience suppose l’idée ; mais l’idée ne suppose pas la conscience. Celle-ci n’est donc qu’un attribut accidentel et surajouté. — Si l’être universel était doué de conscience, cette conscience universelle ne permettrait pas aux consciences particulières de se former, car nous voyons que dans un tout organique la conscience du tout absorbe celles des parties. — Enfin ce qui paraît être l’argument principal de l’auteur, c’est ce principe fondamental, aussi vrai, dit-il, a priori qu’a posteriori : à savoir que la séparation des consciences répond à la séparation des parties matérielles, et que l’unité de conscience répond à la communication de ces parties. Tant que la fourmi d’Australie est entière, les parties antérieure et postérieure du corps n’ont qu’une conscience unique. Coupez-la en deux, l’unité de conscience est abolie, et les deux parties s’élancent l’une contre l’autre pour se combattre[9]. Les jumeaux siamois s’interdisaient de jouer au trictrac ; ils trouvaient cela aussi peu naturel que si la main droite eût voulu jouer avec la main gauche. Millie-Christine, que l’on a appelées la femme à deux têtes, avaient une conscience commune pour certaines espèces de sensations[10]. Si l’on pouvait unir le cerveau de deux personnes par des liens propres à en assurer la communication, elles n’auraient plus deux consciences distinctes, mais une seule. Tous ces faits semblent prouver que la conscience n’est qu’un phénomène corrélatif à certaines lois organiques, et en particulier à la séparation du système nerveux chez les divers individus en même temps qu’à leur unité dans chacun d’eux. Unité de cerveau, unité de conscience ; séparation de cerveaux, séparation de consciences. En un mot, la conscience, suivant M. de Hartmann, n’appartient pas au fond essentiel de l’être, mais à ses manifestations, et la multiplicité des consciences n’est que la multiplicité des manifestations phénoménales d’un même être.

En même temps qu’il essaie d’établir ainsi la phénoménalité de la conscience, Hartmann s’attache à prouver l’unité de l’absolu, de l’inconscient, qu’il appelle l’un-tout. Il défend énergiquement le point de vue panthéistique ou monistique ; en cela, il ne fait que suivre la tradition philosophique de son pays. Ce qui le caractérise, c’est toujours l’appel à l’expérience. Il invoque toutes les parties de l’histoire naturelle, et en particulier tous les faits relatifs à la génération, pour prouver que l’individualité n’est que phénoménale et non substantielle. L’impossibilité de trouver quelque part dans la nature l’individu absolu, l’individu métaphysique, tel est l’argument fondamental qu’il fait valoir en faveur du panthéisme. Tandis que jusqu’ici, dans Spinoza, dans Hegel et dans Schelling, le panthéisme avait toujours été défendu a priori et déductivement, et qu’on croyait pouvoir le réfuter par l’expérience psychologique, c’est maintenant dans l’expérience zoologique que le panthéisme va chercher ses armes. On voit combien l’esprit de la philosophie allemande s’est modifié sous l’influence de l’esprit du temps.

En refusant la conscience à l’Être suprême, en combattant sur ce point ce qu’il appelle le dieu du théisme, M. de Hartmann est loin d’apporter les mêmes sentimens d’animosité et d’impiété qui caractérisent la philosophie de Schopenhauer. Au contraire, dans la comparaison qu’institue l’auteur entre sa doctrine et la nôtre, sa pensée va se présenter sous un nouveau jour qui la rendra plus acceptable qu’elle ne l’avait semblé au premier abord.

Il se demande pourquoi le théisme s’est tant préoccupé jusqu’à ce jour d’attribuer à Dieu une conscience propre dans la sphère de sa divinité, et il donne de ce fait deux raisons, l’une et l’autre, dit-il, également respectables. D’une part, l’homme frémissait à la pensée que, si un Dieu conscient n’existait pas, il n’était plus lui-même que le produit des forces brutes de la nature, l’effet d’une combinaison fortuite qu’une nécessité aveugle a produite sans cause et qu’elle détruira sans raison. En second lieu, on voulait honorer Dieu en lui prêtant toutes les perfections possibles, et l’on craignait de le dépouiller d’une perfection considérée par l’homme comme la plus haute de toutes, la conscience de la personnalité. Ces deux craintes doivent s’évanouir devant la vraie conception de l’inconscient : « Notre impuissance, dit-il, à nous faire une idée positive du mode de connaissance propre à l’intelligence absolue nous condamne à la définir par opposition avec notre manière de connaître, à savoir la conscience, et par suite, de ne lui prêter aucun attribut autre que l’inconscience. » Mais l’inconscience n’est pas l’activité aveugle. L’intelligence de l’inconscient est si loin d’être aveugle qu’elle est au contraire absolument clairvoyante et infaillible : elle n’est pas inférieure à la conscience, mais supérieure à la conscience. Elle est supra-consciente. L’on n’a donc pas à craindre de voir Dieu diminué par la perte de la conscience. Au contraire, ce serait plutôt ce prédicat qui l’amoindrirait. La seule vraie perfection, c’est une intelligence rationnelle. Or l’inconscient la possède au même titre que le Dieu théiste. La conscience suppose l’opposition du sujet et de l’objet : c’est une limite, et, suivant le critérium des théistes eux-mêmes, nous devons écarter du concept de Dieu toute limitation. Sans doute, pour nous autres hommes, la conscience et la personnalité sont des perfections, parce que nous vivons dans le monde de l’individuation et de ses limites ; mais en soi et pour soi la conscience n’est pas une perfection.

Il est évident que la question posée en ces termes prend un tout autre aspect. Autre chose est l’inconscience, autre chose la supra-conscience. L’inconscience, c’est la non-conscience ; la supra-conscience pourrait bien être une conscience supérieure. Si M. de Hartmann admet une intelligence dont il ne peut se faire une idée positive, pourquoi n’admettrait-on pas une conscience dont on ne pourrait se faire une idée positive ? S’il a admis l’intelligence dans l’absolu par cette seule raison que la volonté sans intelligence est incompréhensible, pourquoi n’admettrions-nous pas la conscience dans l’intelligence par cette même raison ? Les objections de Hartmann contre la conscience sont les mêmes que celles de Schopenhauer contre l’intelligence. Comme la conscience, l’intelligence paraît attachée au cerveau et au système nerveux. Si l’objection ne vaut pas contre l’intelligence, elle ne vaut pas plus contre la conscience. La supra-conscience peut signifier simplement une conscience d’un ordre supérieur à la conscience humaine, ce que le théisme n’a jamais nié. Reste à expliquer l’origine des consciences particulières ; mais la difficulté ne subsiste que si l’on veut absolument un monisme rigoureux : or un tel monisme, quoi qu’en dise Hartmann après Spinoza, nous paraît tout aussi opposé à la division phénoménale qu’à la division réelle. Il n’est pas plus facile de comprendre que dans l’un-tout il y ait discord et conflit entre deux facteurs que de comprendre comment Dieu pourrait, par un acte absolu, faire paraître une pluralité de points consciens incommunicables les uns aux autres. Nous sommes là devant le dernier mystère : personne n’en a le secret. Toute métaphysique oscille entre l’anthropomorphisme et l’idéalisme abstrait. Voulez-vous déterminer Dieu, introduire dans son idée un contenu réel, ce contenu ne peut être emprunté qu’aux êtres réels et finis, et à celui qui paraît le plus parfait de tous, l’homme ; mais alors il est à craindre qu’on ne fasse de Dieu un homme idéal. Craignez-vous au contraire de rabaisser la nature divine à l’image de sa créature, retranchez-vous successivement tous les traits empruntés à la réalité et en particulier à la psychologie, « vous n’élargissez Dieu, » suivant l’expression de Diderot, qu’en le rendant de plus en plus indéterminé, en le confondant avec l’idée de l’être en général. Chacun fixe la limite suivant la tendance de son esprit. Le métaphysicien se fera une idée de Dieu plus abstraite, le moraliste et le psychologue, plus concrète, et il arrive souvent que les uns et les autres veulent dire la même chose en parlant un langage différent. Celui qui prête à Dieu une conscience n’entend pas du tout par là que ce soit une conscience humaine, mais l’essentiel de la conscience, ce qu’il y a d’absolu dans toute conscience ; réciproquement celui qui attribue à Dieu la supra-conscience ne nie en réalité que la conscience humaine telle qu’elle est renfermée dans l’individualité corporelle. Où donc est la différence ?

Nos objections porteraient plutôt sur le peu de réalité que l’auteur laisse à l’individualité finie que sur la théorie de l’inconscient en soi, entendu comme supra-conscient ; mais elles porteraient bien plus encore sur la doctrine du pessimisme, que l’auteur emprunte à Schopenhauer et qu’il ajoute à son système d’une manière, selon nous, tout à fait artificielle, et sans aucune nécessité logique. Il fait, nous le reconnaissons, un tableau très pathétique et très émouvant des misères de la vie ; mais ce tableau, fût-il cent fois plus fort et plus effrayant encore, n’ira jamais plus loin qu’à prouver cette proposition, qui n’a guère besoin de preuve : « Il y a du mal dans le monde ; » aucune description, aucune énumération ne peut démontrer que le mal l’emporte sur le bien, si l’on ne commence par admettre ce qui est précisément en question, à savoir qu’il vaut mieux ne pas être que d’être. En effet, quelles que soient les douleurs dont on nous fait l’épouvantable tableau, on pourra toujours répondre que le fait seul d’exister et de vivre compense tout ; et lors même que vous nous auriez prouvé que la vie future est une illusion, il n’est pas moins vrai que la vie pendant qu’elle dure vaut mieux que rien. Sans entamer d’ailleurs une discussion sur le pessimisme, qui nous mènerait trop loin, contentons-nous de dire que cette doctrine nous paraît en contradiction avec le principe de l’auteur. Si le monde en effet est une erreur, si la création est, comme il le dit, « un acte de déraison, » comment s’expliquer un tel acte de la part d’un principe auquel, tout inconscient qu’il est, l’auteur attribue une clairvoyance absolue et infaillible ? Comment la volonté a-t-elle pu se tromper aussi grossièrement ? comment a-t-elle été si absurde ? Ce qui rend la contradiction plus étrange, c’est que cette volonté, qui a débuté par un acte aussi déraisonnable que de vouloir créer le monde, recouvre tout à coup sa clairvoyance absolue dans l’exécution de son dessein. L’acte est absurde, et l’œuvre est admirable, de sorte que Hartmann, réconciliant Leibniz et Schopenhauer, l’optimisme et le pessimisme, déclare à la fois que le monde est détestable, et que cependant il est le meilleur des mondes possibles. A un autre point de vue encore, la doctrine nous parait contradictoire. Si la création est un acte de déraison, c’est qu’il eût été plus raisonnable de ne pas créer. La volonté aurait donc pu se passer du monde, et elle s’en passera un jour lorsque, grâce aux pessimistes, la fin du monde sera arrivée. Mais que devient alors le monisme, le panthéisme, la doctrine de l’un-tout ? Un monde qui aurait pu ne pas être, et qui pourra ne plus être, n’est-il pas distinct de l’inconscient, puisque celui-ci pourrait se passer de lui ? Lorsque deux choses peuvent être l’une sans l’autre, elles sont distinctes, et nous n’avons pas d’autre critérium de distinction. Il est évident pour nous que, lorsqu’il passe à sa doctrine pessimiste, Hartmann oublie complètement son panthéisme, et qu’il raisonne au point de vue du théisme ordinaire. Au point de vue panthéistique, pris à la rigueur et philosophiquement, l’inconscient n’est rien sans le monde. Dès lors, comment appeler un acte de déraison ce qui est nécessaire, ce qui est un résultat inévitable de l’essence des choses ? En quoi un arbre serait-il déraisonnable de produire des fruits ? Il ne serait pas arbre sans cela. Et que fera l’inconscient, lorsqu’il n’y aura plus de monde ? que faisait-il quand il n’y en avait pas ? Qui ne voit que c’est là se représenter les choses au point de vue théiste ? Dans le panthéisme, Dieu est inséparable de ses manifestations. Il n’y a qu’un seul être, et les êtres individuels ne sont que cet être modifié. Le fond de mon être c’est l’inconscient, l’absolu, Dieu. Comment ce fond pourrait-il être misérable ? comment la vie serait-elle mauvaise en soi ? Car la vie n’est que l’un-tout manifesté dans des conditions finies. Que je souffre, moi individu, de ces conditions finies, je le veux bien ; mais en tant que je fais partie de l’un-tout, que je suis lui, et qu’il est moi, que je participe à son essence, je participe par là même au type de toute perfection. Aussi, tous les panthéistes ont-ils été optimistes, et le pessimisme n’est qu’un faux théisme.

En un mot, nous poserons à M. de Hartmann le dilemme suivant : ou votre inconscient est un infra-conscient, c’est-à-dire une nature vraiment brute et aveugle, qui ne sait ce qu’elle fait et qui produit au hasard le mal et le bien, et alors le monde n’est ni le meilleur des mondes possibles, ni le plus mauvais des mondes possibles ; il est le seul monde possible : il est ce qu’il est. Il faut en prendre son parti et ne pas s’indigner contre une nature qui n’en peut mais : l’espoir même de mettre fin à la douleur par un prétendu nirvana est une illusion puérile. Vous ne pouvez pas plus anéantir le monde que vous n’avez pu le créer. Tant que la nature aura assez de force pour enfanter des êtres vivans, elle en enfantera malgré vous ; la philosophie de Hartmann n’empêchera pas les animaux de s’accoupler et d’avoir des petits : elle n’en empêchera même pas l’humanité. La seule conséquence de ce système est celle que tous les esprits nets et pratiques en ont tirée dans tous les temps. Puisque la vie est un mélange de plaisir et de douleur, et que les hommes l’aiment invinciblement malgré qu’ils en aient, la sagesse consistera à se procurer le plus de plaisirs possibles avec le moins de douleurs possibles, et, comme les plus vives douleurs naissent des affections que nous avons pour les autres, on s’efforcera de les éteindre autant qu’il est possible, sans se priver cependant des avantages de la société, de la famille et de l’amitié : accommodement que les égoïstes de tous les temps ont toujours su ménager. Enfin, si malgré tout cela vous n’êtes pas contens, il vous reste la ressource de vous en aller a comme on sort d’une chambre remplie de fumée, » selon l’expression des stoïciens ; mais si vous n’aimez pas la vie, ce n’est pas une raison pour en dégoûter les autres.

Ou bien votre inconscient est un supra-conscient, et vous ne lui refusez, dites-vous, l’attribut de la conscience que dans la crainte de le dégrader. À ce titre, vous lui imputez, comme les théistes, la plus haute perfection ; vous lui supposez une absolue clairvoyance, une omni-science, une intelligence infaillible. Dès lors il est inadmissible que cet omni-scient soit tombé dans ce que vous appelez un acte de déraison. Comment, étant infaillible, a-t-il pu commettre une si lourde erreur ? d’où vient cette chute ? Un principe qui s’est égaré à ce point ne mérite que d’être sifflé. Mais qui vous prouve que c’est bien lui qui s’est trompé, et non pas vous ? De quel droit votre petite conscience, qui n’est qu’un phénomène dû aux commissures cérébrales, se permet-elle de juger les raisons et les desseins du grand tout ? ne peut-il pas avoir des vues que vous ignorez ? vous vous croyez un sage ; vous n’êtes qu’un révolté, un démagogue dans la cité de Jupiter.

Dans les deux hypothèses, le pessimisme n’a aucune raison d’être. Si le monde est le résultat du hasard et de la nécessité, il est absurde de se plaindre. S’il est l’œuvre de la sagesse, cela est coupable et impie. Supposer un principe absolument sage uniquement pour lui faire commettre un acte de folie et avoir le droit de se plaindre de lui, est insensé. C’est cela, et non pas son œuvre qui est un acte de déraison. Le pessimisme n’a rien de philosophique. C’est la philosophie du romantisme et des poètes, de Byron, de Shelley, de Lamartine, de Léopardi, traduite en langage d’école. C’est une philosophie faite pour les femmes, qui sont toujours dans les extrêmes. Si on ne leur donne pas une philosophie consolante, il leur en faut une désolante, et quand elles ne croient plus à Dieu, elles croient au diable. Ce sont elles qui ont fait en partie la vogue de Schopenhauer et de Hartmann. Chez ces deux philosophes, c’est la partie la moins sensée qui a eu le plus de succès, parce qu’elle ébranlait l’imagination. M. de Hartmann dit avec raison que la philosophie n’est pas faite pour consoler les gens, mais elle n’est pas faite davantage pour les désespérer : elle est faite pour les instruire. Lorsque vous nous peignez « la sainte indignation, la colère virile qui fait grincer les dents, la rage froide qu’inspire le carnaval insensé de la vie, la fureur méphistophélique qui se répand en plaisanteries funèbres, » vous parlez le langage d’un héros de mélodrame et non celui d’un sage. Le pessimisme, c’est la religion à rebours, c’est la superstition. Au point de vue pratique, il n’y a que deux hypothèses intelligibles et conséquentes : l’athéisme avec l’égoïsme et la volupté ; le théisme avec la confiance et la résignation. Le pessimisme n’est qu’un mélange bâtard et adultère de l’un et de l’autre.


PAUL JANET.

  1. Voyez la Revue du 15 avril et du 15 mai.
  2. Die Welt als Wille, II Buch, § 18, p. 119 (3e édlt., Leipzig 1859).
  3. Ce rapprochement est venu spontanément à la pensée d’un savant philosophe allemand, M. le professeur Uberweg, de Königsberg, dont la science doit regretter la perte prématurée. À propos d’une très courte analyse de la doctrine de Biran, que nous lui avions adressée, il nous écrivait en janvier 1868 : « Les profondes spéculations de Maine de Biran sont dignes de la plus haute estime. En quelle année ont paru ses Rapports du physique et du moral ? Serait-ce entre 1812 et 1818 ? Il serait intéressant de savoir si Schopenhauer a emprunté quelque chose à ce livre. » La réponse est facile. L’ouvrage de Biran, quoique couronné en 1811 par l’Académie de Copenhague, n’a été publié qu’en 1834. Il est donc évident que Schopenhauer n’a rien pu lui emprunter. Il a cependant connu le livre de Biran, mais après coup, et il ne le cite que pour le critiquer dans le second volume de son ouvrage, paru très longtemps après le premier. Il lui reproche de n’avoir pas vu que l’acte de la volonté et le mouvement du corps sont une seule et même chose.
  4. Fichte’s Werke, t. Ier, p. 437. Erste Einleitung in die Wissenschaftlehre.
  5. Dans un ouvrage curieux de l’Apologétique chrétienne, récemment exhumé et publié, les Apocritica de Macarius Magnes, nous apprenons qu’un hérétique nommé Dosithée enseignait également que le monde doit finir par la chasteté : (grec).
  6. La Philosophie de l’inconscient (2 vol. in-8o). Dans la Bibliothèque de philosophie contemporaine on a aussi traduit de M. de Hartmann deux écrits moins importans, la Religion de l’avenir et le Darwinisme. Ce dernier ouvrage, très curieux, a été traduit par M. George Guéroult. — Voyez aussi, dans la Revue du 1er octobre 1874, l’étude de M. Albert Réville sur M. de Hartmann.
  7. Par exemple, M. de Hartmann fait remarquer la grande difficulté qu’oppose la langue française à la création des mots nouveaux. Évidemment c’est un blâme indirect dans sa pensée. Je ne veux pas méconnaître les inconvéniens de ce purisme, qui est peut-être exagéré ; mais il faut en voir aussi les avantages. La nécessité de se servir de mots éprouvés auxquels un long usage a donné une signification très nette est extrêmement utile à la netteté de la pensée. Au contraire, un mot nouveau que je ne connais pas, et qui correspond à une pensée nouvelle que je n’ai pas encore, n’apporte à mon esprit qu’une notion vague, et si ce mot n’est lui-même expliqué qu’à l’aide d’autres mots également nouveaux, on voit que le vague s’ajoute au vague. Je ne dis pas que ce défaut soit celui de tous les philosophes allemands ; mais c’est assurément une tendance qui doit obscurcir et voiler la pensée. La philosophie de Hegel en est un frappant exemple.
  8. Le traducteur a partout rendu le mot Vorstellung par idée. C’est une traduction préférable, si l’on veut, pour l’élégance et la rapidité ; mais le sens précis est représentation. C’est le terme communément admis.
  9. M. de Hartmann ne nous dit pas sur quelle autorité il avance ce fait. Un savant compétent nous affirme que, jusqu’à preuve du contraire, le fait lui parait impossible, étant donnée l’organisation de la fourmi.
  10. Ce n’est pas ce qui parait résulter de l’étude psychologique a laquelle s’est livré le docteur Fournet à cette occasion.