La Maîtresse du prince Jean (Willy)/13

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 249-255).


XIII

LA CAROTTE


— Alors, ça marche, Poésie ? (Geste à la Karagheuz) Prr ? prr ?

— Tout le temps.

— Ah ! sacré bougre ! sacré bon bougre ! On dirait pas ça à te voir. T’as l’air frais, luisant. Tout de même, je te donnerai un peu d’arsenic. C’est ça qui vous… prr ! s’agit pas de s’arrêter en chemin : faut lui en servir q. s. et longtemps, à notre particulière, jusqu’à ce qu’elle joue ton drame, et aussi pendant qu’elle le jouera. Si on le représente seulement quatre ou cinq cents fois de suite, t’auras de quoi turbiner.

Le pharmacien Renard s’interrompt, lance un gros rire de guignol turc, tape sur le ventre de son beau-frère, s’arme de solennité et reprend :

— Crains rien, Poésie ! Le cas échéant, tu pourrais y aller de mille représentations. Je ne suis pas là pour des nèfles et, si l’arsenic ne suffisait pas, je te mettrais une ceinture.

— À moi ! s’exclame Maurice, ahuri.

— Hé ! bien entendu. Une bonne ceinture électrique… Attends, tu vas l’examiner, et tu essaieras le courant… Monsieur Beigdebez !

— Monsieur Renard ? répond l’élève, du fond extrême de la pharmacie.

— Voulez-vous m’apporter une ceinture d’homme faible ?

— Non ! Inutile ! Ne vous dérangez pas ! crie Maurice. Ah ! mais, par exemple ! Est-ce que j’ai besoin de ces cochonneries-là ? Néanmoins, M. Beigdebez apparaît avec la ceinture. Le pharmacien la prend, la dégrafe et s’approche du poète :

— Sans en avoir précisément besoin, tu peux bien tout de même te rendre compte. Tu parles de « cochonneries », tu divagues, c’est un appareil médical. Allons ! déboutonne ton grimpant, tu vas voir.

— Le fait est, monsieur Lauban… exhorte M. Beigdebez.

Maurice gronde de colère, tellement furieux qu’il n’ose pas ouvrir la bouche. S’il l’ouvrait, un geyser d’invectives en giclerait certainement, et il ne veut pas injurier Trou-de-balle à qui il vient soutirer des argents. Rageant à froid, il baisse la tête.

— T’as l’air d’avoir peur qu’on te fasse une opération, insiste Renard en agitant la ceinture. Regarde-le donc, l’appareil : il n’a pas l’aspect bien terrible. Hé, il est commode, agréable à porter… et, avec ça, prr ! prr !…, tant qu’on veut. Je ne te le cache pas… eh bien, moi… eh bien, oui… deux fois par semaine. Même, je te dirais d’en demander des nouvelles à ma femme, si elle n’était pas ta sœur. »

— Quant à ça… atteste M. Beigdebez,

(Un petit silence).

— Tu le rabats, ton grimpant ? invite encore Trou-de-balle.

Tout, d’un coup le geyser éclate :

— Zut !… Ah çà !… Je… En voilà deux salopiauds ! Il ne manque ici que Maugis. Il me raconterait peut-être que… que le prince Jean en porte de ces trucs-là. S

ur ce, il saisit le « truc » que lui tend toujours son beau-frère, et le jette violemment an nez de Beigdebez.

— Clac !

L’élève exhibe d’abord un bâillement stupéfait. Pourtant, assez vite rasséréné, il ramasse la ceinture qui l’a si rudement mouché et, d’un ton apostolique, il prononce :

— Pour un auteur dramatique, vous n’êtes guère raisonnable, monsieur Lauban. La pile est délicate et fragile. Vous pouviez la détraquer.

Et il quitte l’officine.

— Dis donc, Poésie, fait doucement Renard, tu ne l’as pas manqué.

— Fallait pas qu’il m’embête !

— C’t’évident. Je te comprends parfaitement bien. Je t’approuve. Que nous deux, en famille, nous parlions d’appareils… de trucs spéciaux… c’est notre droit, presque notre devoir. Mais que les étrangers s’en mêlent…

— Voui, aboule-moi de l’argent.

— De l’argent ? T’en as déjà plus ?

Lauban riposte, digne et péremptoire :

— Probable que si j’en avais encore, je ne t’en demanderais pas. C’est pas pour le plaisir de faire le mendiant. Tu devrais t’en douter.

— Oh ! çà, grimace Trou-de-balle, je m’en doute : tu as tout dépensé ?

— En choses utiles.

— Je sais. Avec ces femmes-là, les premiers frais sont épouvantables. Il s’agit de se bien poser. Mais, à présent que t’es bien posé, tu pourrais réduire.

Et Renard tripote une à une toutes ses poches. Il en tire tantôt une pièce de cent sous, tantôt un louis, et il fait à demi-voix des calculs bégayants et vagues :

— Voyons… Une voiture… Un bouquet de temps en temps… Un paquet de cigarettes chic… Est-ce qu’elle fume ?

Maurice allonge une moue écœurée et hausse ostensiblement les épaules.

— Mettons qu’elle fume, s’intimide le pharmacien.

D’un geste embarrassé, il présente l’argent et l’or à son beau-frère. Peuh ! une centaine de francs en tout. Le poète les repousse :

— Qu’est-ce que tu veux que je fiche de ça ?

— Fichtre ! ça, c’est toujours ça.

Alors, l’autre, très sec, très méprisant :

— Soit. Tu m’as berné. Adieu.

Lauban pivote sur les talons.

— J’t’ai berné ? mâchouille Renard.

— Rien qu’un peu.

— Et en quoi faisant ?

— Tu m’as dit : « Marche ». J’ai marché. Tu me laisses en plan. C’est ma faute. Fallait pas que j’oublie que t’étais qu’un potard.

Trou-de-balle roule les yeux à la fois ahuris et attendris d’un aveugle qui apercevrait subitement un flot immense de lumière.

— Attends ! clame-t-il. Tu as raison !

Et, les jambes écartées, les bras joints, le crâne incliné :

— Où en est ton drame ?

— Il va tout seul.

(Le fait est que s’il attendait Maurice pour marcher !…)

— Tu en es à quel acte ?

— À quel acte ?… Au… Mon Dieu… j’ai commencé le troisième.

— Tu me liras les deux premiers ?

— Un de ces jours… Tu y tiens vraiment ?

— Comment, si j’y tiens ! Mais j’y tiens encore plus qu’à mes harpes ! Je vas te casquer cinq cents francs !

— Sept cents ? croit avoir entendu le poète.

— Cinq, Poésie, rien que cinq. Si tu savais comme, en ce moment, les rentrées sont difficultueuses !

— Et moi qui, justement, devais, un de ces prochains soirs, faire la fête avec le prince Jean…

— Tu blagues ?

— Moi, blaguer !

— Avec le prince ?… tu…

— Mais, naturellement…

Renard se tire la moustache pour s’assurer qu’il ne dort pas ; il vire convulsivement comme un mouton atteint du tournis, et, s’arrêtant soudain, il bêle, extasié :

— Je vas t’allonger mille balles.