La Maîtresse du prince Jean (Willy)/14

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Albin Michel (p. 257-266).


XIV

EN BONNE VOIE


— Pan, pan !

— Entrez.

Lauban pénétra dans la loge de Mlle  Girard. Il avait une belle canne ébène et argent, une large cravate neige qui lui floconnait jusqu’au nombril et une orchidée au-dessus du cœur, laquelle ressemblait à un tænia enroulé. Molières vernis et gilet blanc, bien entendu. Enfin, épigone de Sagan, il inaugurait un monocle avec large ruban noir. Désinvolte d’être si cossu, il garda son huit-reflets sur la tête, et il allait, du verbe et de la main, tutoyer la comédienne, en ce moment demi-nue, lorsqu’il entrevit, carrée dans son fauteuil, la jambe gauche chevauchant le genou droit, une créature dont il reconnut le pied important : la youpine au poil plume-de-corbeau !

— Oh ! oh ! oh !

Cette brusque reconnaissance induisit spontanément Maurice à différer ses privautés et à ôter son haut-de-forme. Mieux, il s’inclina :

— Ma chère Gaëtane, dit-il en lâchant son monocle, vous avez été merveilleuse et je n’ai pu résister au désir de vous féliciter.

— Ah ! fit Mlle  Girard, visiblement contrariée, vous êtes dans la salle ?

— J’y suis… c’est-à-dire, j’y étais…

— Retournez-y vite. J’ai juste le temps, Monsieur, de me costumer pour le « trois ».

De peur de dire trop — ou pas assez — le poète se tut. Mais, constatant un fauteuil vacant dans la loge, il s’approcha de ce meuble, s’assit et remit son monocle. La youpine, subrepticement, sourit.

— Je vous en prie, Monsieur, murmura Gaëtane. J’ai des apprêts spéciaux de toilette à faire et…

— Je m’engage, interrompit galamment Maurice, à ne pas regarder les spécialités.

— … Et vous ne pouvez rester là.

— Mais si.

— Mais non.

— Mais si !

Une seconde, les deux amants s’envisagèrent et la comédienne comprit que le poète ne céderait pas. Furieuse, elle feignit de badiner :

— Vous avez un bien joli ver à l’habit : c’est un solitaire ?

— Non, répondit Lauban avec une tranquillité anormale, c’est un distique.

Et, retirant l’orchidée de sa boutonnière, il la coupa en deux :

— Voyez.

Les deux tronçons de la fleur-tænia tombèrent près de la youpine qui continuait à sourire en dessous, Mais, si furtif que fût ce sourire, Gaëtane, en se crayonnant les yeux, l’aperçut dans la glace.

— Mary, interpella-t-elle d’un ton très sec, je n’en sors pas. Aidez-moi donc.

— Si ce sont les spécialités qui commencent, insinua Maurice, avertissez-moi, mesdames, pour que je ferme les yeux.

Mlle  Girard hocha ses superbes épaules émaillées au blanc de perle et que la juive s’empressa de charger d’abondants joyaux. D’autres joyaux dans les cheveux. D’autres aux bras. Un voile diaphane, et pas grand’chose de plus. La comédienne était prête.

— Allons, merci, ma chère Mary, dit-elle. À demain.

Et elle indiquait nettement la porte.

— Non pas, je vous attends, résista en douceur la youpine qui, épanouie, alla se rasseoir.

Gaëtane fronça ses sourcils grossis et allongés au crayon gras, et, se tournant vers Maurice immobile :

— Au revoir, monsieur, l’invita-t-elle à déguerpir. Passez donc me voir chez moi, un de ces prochains après-midi.

— Mais, moi aussi, je vous attends, s’épanouit-il à son tour.

Les sourcils de Mlle  Girard se froncèrent davantage. L’idée de laisser en tête-à-tête le monocle et le poil plume de corbeau la tourmentait évidemment.
Moi aussi, Gaëtane, je vous attends.

Or, elle n’osait pas, elle ne pouvait pas risquer une scène. Par force, elle se résigna :

— Soit, à tout à l’heure, Mademoiselle et Monsieur mes gardes du corps.

Vite, elle se contempla de pied en cap dans la glace.

— Ah ! aucun de vous deux ne m’aurait prévenue…

Elle avait oublié son rouge sous les narines, pour dissimuler la noirceur des trous du nez.

Elle mit le rouge, fit : hum, hum, rrr, rrr ! afin d’être bien sûre que maintenant elle n’oublierait pas sa voix.

— Rrrr !

Les vibrations étaient bonnes. Elle avança le cou en retirant la tête en arrière, mouvement d’une exécution assez difficile, et, ainsi rengorgée, elle disparut.

Les gardes du corps parurent se rappeler soudain qu’ils se connaissaient un peu. Sans quitter leurs fauteuils respectifs, ils se saluèrent avec une suffisante cérémonie. Après quoi, ils échangèrent des regards tout de suite égrillards. L’atmosphère de la loge était si chaude, saturée de parfums si exaltants ! Et puis, vous parlez de complexions facilement comburantes !

— Eh bien, monsieur ? débuta la youpine en balançant sa jambe gauche sur son genou droit, de telle sorte que Maurice pouvait, sans se pencher trop, considérer (déjà !) des choses.

— Eh bien, madame ?

(Il se pencha juste assez).

— Pas madame. Je ne suis que demoiselle : Mlle  Mary Crémieux, acteuse à l’Odéon, où je ne joue jamais.

— Vous avez pourtant l’air d’avoir… du talent, suggéra l’aëde lascif en se penchant un peu plus.

— J’en ai beaucoup,

— Alors ?

— Directeur et auteurs s’obstinent à m’empêcher de le montrer.

— Montrez-le moi, pria Lauban, et moi je vous donne…

— … Un fils ?

— … Un beau rôle.

— Vous ?

— Dame ! c’est mon métier. Je suis poète et dramaturge.

— Ça aussi ?

— Comment, ça aussi !

— Vous vous êtes déjà présenté à moi comme peintre.

Maurice, en ce moment très bien monté, ne se démonta nullement :

— C’est vrai, fit-il ; ou plutôt c’est faux. Je vous ai dit, l’autre jour, en sortant du Trocadéro, que j’entreprendrais volontiers votre portrait. Que voulez-vous ? c’était une blague. Il y a des hommes de poil, des femmes item ; moi, je suis un homme de plume. Pas fichu de dessiner un nez, mais je sais peindre des âmes. Ah ! les passions ! vous n’imaginez pas comme j’ai le sens des passions ! Je prépare pour ce théâtre une pièce en cinq actes, ardents de vie, vibrante d’amour, et où Mlle  Gir…

— Votre maîtresse ! interrompit Mary Crémieux.

— Ma maîtresse ? hé ! hé ! un instant ! Aveu pour aveu : est-ce qu’elle est la vôtre ?

La youpine, en une feinte indignation, joignit les mains :

— Quelle horreur !

— Quoi ! ça vous paraît une horreur ? Je le regrette.

— Enfin, Monsieur, je ne puis pourtant pas…

— Très bien. Réserve pour réserve : je n’ai jamais eu avec Gaëtane que des rapports au nénuphar. Ça n’empêche pas que j’ai l’intention d’écrire cinq actes pour elle.

— Et pour moi, pas ?

— Ça dépend de vous.

— De mon talent ?

— Je vous le répète, montrez-le moi.

— Eh ! monsieur, sourit la youpine en agitant plus haut sa jambe, ne soyez pas trop exigeant. Reconnaissez que, depuis cinq minutes, je montre tout ce que je puis. Si vous avez du tact…

— J’en ai.

Et pour prouver qu’il en avait, le poète quitta brusquement son fauteuil, ôta son monocle, s’agenouilla comme un cireur aux pieds de l’acteuse et tendit les mains.

— Ah ! les passions ! railla d’abord la juive, amusée. Croyez que je m’imagine comme vous l’avez, le sens des passions !

Cependant, elle s’avisa que le dramaturge allait un peu trop loin, et elle se dressa en serrant ses jupes.

— Rideau !

— Par exemple ! vous plaisantez ! roucoula Maurice, le bec en l’air.

— Non, le premier acte est joué. On doit, pour le deux, changer de décor.

— Alors, changement à vue.

Il lui prit les poignets et leva vers elle de sombres regards suppliants. Elle rit et, dégageant ses mains, elle les croisa froidement sur son giron :

— Entendons-nous. Vous voulez juger si j’ai du talent, n’est-ce pas, mon petit ?

— Oh ! voui, implora-t-il.

— Eh ! bien, pas moyen ici. Je suis maniaque ; il me faut mes aises.

— Et des préparatifs ?

— Vous l’avez dit.

— Alors (il se remit debout, l’air un peu bête, un peu seulement)… Alors, chez vous ?

— Si ça vous plaît.

— Demain ?

— Ça me va.

— Et à moi donc ! Et c’est, chez vous ?

— 69, rue de la Pompe.