La Maîtresse du prince Jean (Willy)/17
XVII
MUCH ADO ABOUT NOTHING
Le grand soir : le soir de la soirée chez Mlle Gaëtane Girard.
Un quatuor, bien sympathique, y opéra une entrée que les reporters lettrés eussent légitimement étiquetée « sensationnelle » : d’abord Maugis, gilet blanc à boutons d’or, puis Smiley, quelconque, puis Lauban, verni, luisant du haut en bas, chapeau, bottines, gants et visage à huit reflets, enfin le potard Renard, tout ahuri et radieux, sanglé dans un habit que, vraisemblablement, il n’avait pas mis depuis son mariage. Parfums assortis : Maugis-bon vieux temps et Renard-iodoforme :
— Cent bigres ! c’est rudement chocnosoff ! dit le potard en résignant son pardessus au bras du grand escogriffe.
Enfin, le potard Renard tout ahuri et radieux.
Cent bigres, c’est rudement chocnosoff !
— Tu avais bien besoin de lui parler, à ce larbin ! instilla-t-il dans l’oreille de son beau-frère. Je t’ai pourtant recommandé de pas mouffeter. Garde tes réflexions pour toi.
— T’as raison, souffla Trou-de-balle.
Aux sons d’une musique de bastringue et de chahut, qui avait bien son charme, ils entrèrent dans le hall resplendissant de clarté. Beaucoup de monde déjà. Les femmes en minorité (« Minorité, soit. Mais attendons, y a ballotage » fit Maugis) et cependant des quantités de cheveux longs. Ce qui induisit Smiley à songer à Gabrielle, si seule en ce moment rue Jacob, ronflant sans doute, une main ici, l’autre là, si chaste ! Et il exhalla un petit soupir en essuyant sa moustache sur le bout des doigts que, gracieuse, Mlle Girard lui tendait. Lauban présenta :
— M. Eloi-Renard, un grand artiste… trop modeste.
— Sculpteur ?
— Non, harpiste, madame. Je… ânonna le potard avec des inclinaisons multiples de tête et des déclanchements d’épaules tout à fait originaux. Puis il agita son index et son médius contre son pouce avec l’aisance d’un individu accoutumé à rouler des pilules.
— Vous avez apporté votre harpe ?
— Ma harpe ! Renard fit une espèce de signe qui ressemblait à celui de la croix.
— J’aurais bien voulu. Seulement, M. Beigdebez de la Harnie… Je vais vous dire…
Il prit l’attitude de quelqu’un qui se dispose à discourir longuement. Mais, canardé par un regard de Maurice, il vacilla et coupa court :
— Non… je l’ai laissée à la phar…
— Marci beaucoup, glapit Maugis.
Et coup sur coup :
— Tiens, v’là Lernould.
Manifestement enchantée de cette apparition mongole, Gaëtane leur conféra, des yeux, une prompte bénédiction circulaire, et les plaqua. Maurice en profita pour tancer encore une fois son beau-frère.
— Tu ne peux donc pas te taire un peu ? Tu as de nouveau failli fiche des gaffes. Si tu te figures que ça serait flatteur pour moi qu’on sût que tu opères dans les irrigateurs !
— Comment qu’on le saurait ? Va, crains rien, Poésie, bredouilla Trou-de-balle… Alors, c’est celui-là, Lernould ?
— Oui.
En essuyant sa moustache sur le bout des doigts…
— Il ressemble à Clémenceau.
— T’en as un œil !
— Et celui-là, près du piano, c’est-y le prince Jean ?
— Ta truffe !
— C’est pas le prince ?
— C’est Porel. Tu me rases : viens boire.
Et les deux beaux-frères s’orientèrent vers le buffet.
Et les deux beaux-frères s’orientèrent vers le buffet. Aucun lustre ne s’éteignit de cette éclipse. À pas égaux, Maugis et Smiley s’approchèrent de Lernould qui s’était adossé à un guéridon central. De cette façon, il était facile de faire cercle autour de lui et, environné de femmes plutôt tarifées, il s’amusait à rompre une lance en l’honneur de l’amour vénal. On sentait qu’il ne pensait pas un mot de ce qu’il disait, et cela conférait un agrément incontestable à ses paroles.
— Fi ! quelle horreur ! feignit de s’indigner Gaëtane.
Une autre grue, moins notoire, attesta :
— L’argent gâte tout.
— Ce sont les femmes du monde qui le proclament, intervint Lernould.
— Les femmes du monde, sombra Maugis, ces cocottes du pauvre, comme les a baptisées le poète arabe.
— Titre trompeur ! s’écria le Mongol. Méfiez-vous d’elles. J’ai reçu trop de confidences et vous avez dû en recevoir assez, vous aussi, mon cher Maugis, pour savoir que la note du couturier finit par arriver de toutes manières aux mains de celui qui tire vanité de la prétendue gratuité des caresses qu’on lui prodigue. Avec la courtisane, l’accident se trouve mathématiquement régularisé ; voilà toute la différence.
— Oh ! protesta la grue moins notoire ; les femmes du monde, pourtant, ont une éducation…
— Prenez garde, interrompit Maugis, vous allez perdre une occasion de vous taire que vous ne retrouverez peut-être jamais.
— Qui donc, reprit Lernould, je vous prie, fait l’éducation des courtisanes ? Les hommes du monde apparemment. Eh bien, les hommes du monde se tiennent beaucoup mieux, dans le demi-monde, que dans leur monde. Et la raison en est simple. La courtisane, étant supposée « le vice », doit s’efforcer de sauver ce qu’il se peut d’apparences par le moyen d’un décor de vertu. Elle ne tolérera pas une inconvenance qui la ferait déchoir à ses propres yeux. Loin de s’en plaindre, ses amis lui en savent gré, car le ton de la bonne compagnie rehausse et pimente le vagabondage de leurs plaisirs. En revanche, que trouvent-ils chez leurs égales, au pays dit de la vertu ? Interrogez ces messieurs, ô mesdames ! Interrogez George Vanor qui disserta là-dessus à la Bodinière. Il n’est pas là, Vanor ? Non. Eh bien ! interrogez Maugis. Il reconnaîtra que la curiosité du « vice » hante déplorablement la plupart des âmes vertueuses dont il a sondé le fond.
Maugis prit une posture abracadabrante pour exprimer que le secret professionnel le liait étroitement.
— Le secret du sondeur ! Et il est insondable. Mais je ne suis pas qu’un sondeur. Je suis aussi un fureteur. Et si vous voulez que le fureteur…
Quelques femmes esquissèrent un mouvement de pruderie.
— Ayez donc pas peur, leur cria Maugis. C’est sur les quais que je furette. Or, hier, j’ai découvert ceci.
Il eut l’air de chercher un peu partout dans son pantalon. Finalement, il tira d’une poche un petit livre jauni.
— Édité à Paris chez Barba, libraire, palais Égalité, galerie derrière le théâtre de la République, 1800.
— On vous connaît, intervint Gaëtane. Ce doit être une obscénité. Cachez vite ça.
— Jamais de la vie, regimba Maugis. C’est quelque chose d’adorable. Une affiche de chirurgien-barbier d’il y a cent ans. Anatole France, qui tient le développement comme personne, délayerait ça en trois volumes, au moins.
Un silence (le temps de changer de voix), et il lut :
— « Isaac Macaire, barbier-perruquier, chirurgien, clerc de la paroisse, mestre d’école, maréchal et accoucheur. Rase pour un sout, coupe les cheveux pour deux sous et poudre pommade par-dessus le marché, les jeunes demoiselles joliment élevées…
— Les futures femmes du monde, dit Lernould.
Maugis poursuivit :
« Il enseigne les droits de l’homme aux jeunes filles, pin les ansaignes de boutike et les épitafes de maison national républiquaines à vendre, fait et racommode aussi les bottes et les souliers, enseigne le hautbois et la guimbarde, coupe les cors… »
— Si nous dansions ? essaya d’interrompre Mlle Girard, estimant peut-être que sa soirée prenait un aspect de champ de foire.
— Plus que deux lignes, pria Maugis.
Et avec des gestes idoines, il termina :
« Il repace les rasoirs, purge, retint les chapets et donne des lavements à un sou la piesse. »
— Qui a dit ça ? rugit Renard, retour du buffet.
Lauban, à la fois menaçant et craintif, fut obligé de fermer du poing les lèvres de son beau-frère. De l’autre main, il faisait signe à Smiley de le rejoindre.
— Mon pauvre Jim, annonça-t-il tout bas, je… je suis bien malheureux. J’ai suivi ton conseil ; j’ai mené boire ce… cet animal, et, vois, il est soûl comme un âne. Il va braire, il va me déshonorer. Y a pas, Jimmy, faut que tu me sauves.
— Et comment ça ?
— Ramène-le.
— Au buffet ?
— Blague pas ! Chez lui.
Smiley, d’un balancement de tête, refusa.
— Aide-moi au moins, implora le poète, à le piloter jusqu’au vestibule. Regarde-moi ça ; il ne tient plus debout.
En effet, ployé sur les jarrets, les mains aux genoux, Renard avait l’air d’un pochard qui choit. Ah ! n’insultez jamais un ivrogne qui tombe ! Smiley le saisit par un bras, Maurice par l’autre, et doucement ils l’évacuèrent, dans le vestibule, ils l’assirent sur une banquette, derrière deux palmiers. Un larbin s’offrit pour aller chercher une voiture.
— Oui, tout de suite, accepta Smiley.
— Alors, c’est vrai, dit Lauban, tu ne veux pas reconduire ce saligaud ? Ce ne sont pas les vivantes splendeurs de cette soirée qui te retiennent, peut-être ! Elle est totalement ratée, cette soirée. À part Lernould, Porel et nous, rien que des pannes. Much ado about…
— Nothing, approuva Smiley. Pourquoi donc veux-tu rester ?
L’égoïsme de Maurice se révéla dans sa plénitude suave :
— Moi, ce n’est pas la même chose. Au contraire. Tu sais, cette partie carrée avec le prince Jean ? Eh bien, c’est cette nuit, je crois, que je vais la rendre fatale. Mlle Girard a beau jouer la femme radieuse, je la connais : j’ai vu les frémissements de son nez, et je t’assure qu’elle comprend l’insuccès de sa grande fête. Tout à l’heure, ces gens partis, elle aura une défaillance, et, de même que nous étions deux à étançonner ce saligaud, nous serons deux pour la soutenir : moi et la youpine. Le reste ira tout seul. Saisis-tu ?
— Oui, répondit Smiley et tu me dégoûtes. C’est pourquoi je vais quérir mon chapeau, et je me tire.
— Avec Renard, s’pas, mon bon Jim ?
— Faut bien !
La voiture était arrivée. Ils y enfournèrent l’ivrogne. Dans une explosion de reconnaissance, Lauban embrassa Smiley, ce qui fit tiquer un anglais de mœurs grecques, lord Hantayade, et rentra.
Sur le seuil, il s’arrêta devant Gaëtane qui, ayant remarqué sans doute la façon insolite dont ils avaient quitté le hall, venait aux informations.
— Ma parole, mon cher poète, prononça-t-elle sèchement, vous avez de jolis amis ! Où aviez-vous pêché ce harpiste ?
La voiture s’ébranla, et, néanmoins, le dévoué Smiley eut la joie de percevoir assez nettement la réponse du cher poète qui, froidement, reniait son beau-frère :
— Ce harpiste, un ami à moi ? fi ! c’est un parent de Smiley.