La Maîtresse du prince Jean (Willy)/20

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Albin Michel (p. 331-342).


XX

UN DÉPÔT


Comme il a coutume, chaque fois qu’il entre chez l’obligeant Smiley, Maurice prélude :

— Mon bon Jim, tu vas me rendre un service.

— Si tu veux bien me dire lequel, j’aviserai…

— Je viens déposer chez toi cinquante louis.

— Bigre ! et où as-tu attrapé ça ?

— Mon beau-frère…

— Il t’a encore collé mille balles ?

— Douze cents.

— Apparemment, cet homme sensible tenait à reconnaître les attentions que tu avais eues pour lui la veille.

— Non, pas pour ça : pour le drame.

— Quel drame ?

— Je n’en connais pas le titre.

— De qui ?

— Je ne sais pas de qui.

— Moi non plus.

— Je vas t’expliquer. Mais, au préalable, voilà les mille francs. Où faut-il les mettre ? Geste de Smiley, parfaitement jemenfoutiste :

— Mets-les là.

— Dans ton chapeau ?

— Ou bien là, sur la cheminée, près de la pendule fatale.

Maurice exhibe une liasse de billets bleus (bleus et violets) et tourne, vire, brouillant les paperasses de Jimmy, les porte-plumes de Smiley, les cigares de Jim Smiley, farfouillant partout.

— Tu n’as pas… ?

— Quoi ? une allumette ?

— Hé ! non ! un serre-papiers, un objet quelconque, pour maintenir ces billets. Il y a ici des courants d’air, et il ne s’agirait pas que mon argent s’envole… parce


— Tu as de l’astuce…


que… j’y tiens beaucoup… je ne sais pas quand j’en aurai d’autre… et il faut que ça me profile longtemps.

— Deux ou trois jours ?

— Non, beaucoup plus longtemps. C’est justement pour ça que je te le confie.

— Jusqu’à demain ?

— Ou après-demain. Dans tous les cas aujourd’hui, je dois aller à Saint-Cloud, avec Mlle Gi…, et j’ai peur de m’abandonner à de trop grandes dépenses. Je ne garde que deux cents francs. Ce sera assez, n’est-ce pas ? Ton opinion ?

— Un peu royaliste, un peu républicain, et très…

Nouveau geste jemenfoutiste.

Brusquement, Maurice soulève la pendule et fourre dessous des billets.

— De cette façon, je suis sûr qu’ils ne s’envoleront pas.

— Et les heures non plus : tu viens d’arrêter ma pendule !

Sans s’arrêter à ce détail, Lauban, allumant une palma, annonça :

— Maintenant, je vais te raconter :

— Brièvement, veux-tu ?

— Quatre mots… Gaëtane a chez elle des manuscrits de drames. Je lui en ai chipé un.

— Et tu l’as apporté à Karagheuz. Prr, prr !

— Pour qu’il casque.

— Tu as de l’astuce. Mais, ce drame, l’as-tu lu au moins ?

Maurice réfléchit, chique sa palma, se croise les bras, fronce ses sourcils, et, soudain, s’effare :

— C’est vrai ! Ah ! nom de nom de nom de nom ! J’ai été bien négligent. J’aurais dû regarder. Pourvu que le titre ne soit pas trop ridicule !

— Pourvu, dit Smiley d’un ton grave, que le nom de l’auteur ne soit pas sur le manuscrit !… Mais il y est… Sois certain qu’il y est… Il y est toujours en belle ronde… avec l’adresse.

— Et je n’ai pas songé à ça !… J’étais vanné. Une nuit blanche. Une orgie, Jim, l’orgie, tu ne peux pas te figurer !… N’empêche qu’à présent je suis perdu, fichu, flambé ! Trou-de-balle ne me pardonnera jamais, et je vais retomber dans la sinistre misère. C’est ma veine, à moi. Pas fichu d’être heureux quatre jours de suite !

De sa manche, il sèche tristement son front. Il s’affaisse sur une chaise. Ses mains maigres frappent ses genoux pas gras. Alors, Smiley, compatissant :

— Mon petit Maurice, si tu étais un poète profond !…

— Comment ? éclate le petit Maurice, rageur. Si tu veux te payer ma poire, je te préviens que le moment…

— Ou simplement ingénieux !… Allons, chéri, achève de chiquer avec orgueil ta cigarette, et conviens que tu n’es qu’un… daim… En conviens-tu ? je te tire de là.

— Parfait.

— Mon bon Jim, j’en conviens : je suis un… daim.

— Parfait.

Smiley prend un porte-plume et une carte pneumatique, et les élève ostensiblement. Puis il les dispose avec art sur la table, et, d’un geste becquetant, il indique l’encrier.

— Écris.

— À Trou-de-balle ?

— Mes compliments : tu as deviné.

Smiley se mouche, réfléchit, et, étendant le bras, il dicte d’une seule baleine :

Mon bien cher Trou…

— Y a des trous pas chers, interrompt Maurice. Mais celui-là, en effet, pour un trou cher, c’est un cher Trou.

— Pauvre ami ! C’est pour dire ça que tu me coupes ? énonce Smiley. Ah ! ah ! l’orgie ! la débauche ! faudra renoncer à ça ! Tes facultés baissent, comme le trois pour cent…

Smiley se remouche. Une pause, et tout d’une traite :

xxxxxxMon bien cher Trou,
xxxxMlle Gi… a chez elle un certain nombre de manuscrits, du reste exécrables. Sur ses instances je lui avais communiqué le mien, excellent, tu t’en doutes ; et, dans ma hâte de te le confier, je me suis (je le constate subitement) fourré le pouce dans l’œil : j’ai emporté un fatras quelconque pour un chef-d’œuvre. Tu t’es certainement rendu déjà compte de cette erreur ; néanmoins, j’ai tenu à te prévenir et à m’excuser.
xxxxSi peu que vaille le manuscrit que j’ai laissé chez toi, mets-le soigneusement de
côté, afin que je puisse le reprendre en t’amenant le mien, cette fois, le vrai ! Et cela un de ces prochains jours, je l’espère, aussitôt que j’aurai un peu de répit. Car je suis surmené. Tu ne saurais imaginer combien ce métier de poète dramatique est exténuant.
xxxxJimmy Smiley se rappelle à ton aimable souvenir.

— Embrasse et signe.

— Y a plus de place, objecte humblement Poésie.

— Alors, passe-toi d’embrasser. Tes simples initiales.

Un coup de buvard. Lauban lèche les bords du pneumatique et le ferme. Il va le couler dans ses poches.

— Non, dit Smiley, tu pourrais l’y oublier. Tu es si surmené ! Ce métier de poète dramatique… Donne ton pneu. Je suis certain que, moi, je ne l’oublierai point. J’ai trop compassion de ce bien cher Trou.

Sur ce, Smiley prend une attitude sévère.

— Voyons, Jim…

— Et maintenant, cesse de polluer de ta présence ma chaste demeure, quitte, jeune débauché, ce sanctuaire du travail et de la vertu. Et, en partant, tu diras à ma grosse femme de ménage qu’elle me vienne trouver, que je la sonne.

— J’y dirai. B’jour à Gabrielle.

— Elle y sera sensible. Si chaste !

— Surveille bien mes mille francs !

— Tu ne les reprends donc pas encore ?

Un peu gêné, un peu resplendissant, les yeux sur sa cravate (crème et grains de café, aujourd’hui), Maurice s’en va.

Le temps se remoucher (c’est comme ça que les rhumes commencent), et Smiley appelle :

— Maman Grenier !

Nous la plumerons l’alouette, l’alouette,
Nous la plumerons…

— Maman Grrrenier !

— Eh bien, m’sieur, je suis là. Qu’est-ce que diable ?

— Faut porter ça…

— Vierge sainte !

— Au télégraphe.

— Mais y vont…

— À l’instant même.

— Y vont brûler.

— Les télégraphistes ?

— Les pieds truffés. Juste, m’sieur, je viens de les mett’ sur le gril.

— Qu’est-ce que vous voulez ? profère Smiley avec stoïcisme, s’ils brûlent, ils brûleront. Il faut porter ça.

— Soit, rogne maman Grenier, j’y vas y aller. Seulement…

Et elle cogne sur son sternum avec énergie :

— … Je dégage ma responsabilité.

— Mais, z’oui. Dégagez.

La dondon calte.

Or, elle est à peine sortie qu’une macabre et crématoire odeur, accompagnée dé fumée, emplit tout l’habitacle.

— D’où ça provient-il ?

L’odeur se précise.

— Les pieds truffés !

Smiley s’élance dans la cuisine.

Comme de juste, plus de pieds truffés ! Des charbons.

Devant ces extrémités fumantes, le romancier élevant vers le plafond une main objurgatrice, s’indigne :

— Et dire que j’adore cette cochonnerie (je me puis taper). Et dire que ma


— Donne ton pneu.


Vénus de Médicis en raffole (elle se peut taper !) Et, ô siècle inique ! dire qu’il y a des flopées de gens qui me jugent : « Smiley, quelque talent, parbleu ! À présent, tout le monde en a. Mais, comme homme, une de ces rosses !… » Ah ! les sales bougres ! Qu’ils viennent voir mes pieds truffés !