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La Machine à assassiner/02

La bibliothèque libre.
Raoul Solar (p. 23-34).
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II

OÙ, POUR SON MALHEUR, Mlle BARESCAT,
MERCIÈRE, VOIT ENFIN GABRIEL DE PRÈS

À ce moment Mme Camus se leva :

— J’entends des pas dans la rue ! Je parie que c’est M. Tannegrin ! fit-elle en se dirigeant vers la porte… Ça ne serait pas trop tôt qu’on nous fasse rire un peu !… Toutes ces histoires me donnent la chair de poule à moi !…

— Écoutez le vent qui chante ! Avec ça qu’il commençait à neiger quand je suis arrivée ; M. Tannegrin ne viendra pas par ce temps-là ! opina Mme Langlois.

Cependant les pas se rapprochaient avec rapidité et deux coups furent frappés à la porte.

— Je reconnais sa façon de frapper ! déclara Mme Camus, c’est M. Tannegrin !

— N’ouvrez pas avant d’être sûre ! lui cria Mlle Barescat.

Mais déjà Mme Camus avait poussé le verrou et ouvert la porte.

D’abord il y eut un tourbillon de vent et de neige qui s’engouffra dans la boutique… et puis, rapportons ici le témoignage que les invités de Mlle Barescat et la maîtresse de maison elle-même durent faire quelques jours plus tard et à leur corps défendant, de l’événement sensationnel qui entra dans cette boutique comme porté par la tempête.

Disons tout de suite que cet événement était « un événement », mais quel événement !

D’abord Mme Langlois :

— Je vais tout vous dire, monsieur le commissaire… Faut jamais faire un vœu ni un souhait, parce que, c’est comme dans la fable, ça peut vous sauter au nez !… Mlle Barescat, qui nous avait priées à sa camomille, venait à peine de dire : « Je voudrais bien le voir de près, votre Gabriel… » que le voilà justement qui entre, comme un démon de là tempête, tout couvert de sang avec ça… et portant Mlle Norbert, la demoiselle de l’horloger, évanouie sur son bras comme si elle ne pesait pas plus qu’un fichu de dentelle… à elle aussi le sang lui coulait de la figure… Nous avons tous poussé un cri comme vous pensez bien !… un cri horrible ! Moi, j’ai crié : « C’est lui, Gabriel !… »

« Ah ! Seigneur !… je vivrais cent ans !… Nous étions comme des statues de la terreur, quoi ! devant une invasion pareille !… Cette neige, ce sang !… et cet homme qui nous menaçait de son revolver !… La première fois que j’avais vu cet homme-là chez l’horloger, il m’avait paru beau ! mais maintenant je ne pourrais plus dire ! Je ne vois plus que ses yeux qui étaient épouvantables !… des yeux d’assassin !… oui… Vous me protégerez !… j’ai confiance !… j’ai confiance dans la justice de mon pays !… Ah ! ça oui !… pour des yeux d’assassin, c’étaient des yeux d’assassin !… quand il me regardait, je croyais que j’étais assassinée !… je vivrais cent ans ! je l’ai déjà dit !… je me répète !… Faut me pardonner… ma pauvre tête !…

« Ce qu’il a fait ?… Il a commencé par fermer la porte derrière lui d’un coup de talon… Aïe donc !… à la défoncer !… puis il a poussé le verrou !… Ah ! je vivrais cent ans !… Là-dessus, M. Birouste, l’herboriste, qui s’était réfugié derrière le comptoir, a crié : « Haut les mains !… faites comme moi ? » Alors, nous avons tous montré nos mains… comme au cinéma ! et le chat de Mlle Barescat s’est enfui, d’un bond terrible… on ne l’a plus revu depuis !…

« Quant à Gabriel, lui, il ne disait rien !… Mais, après avoir écouté à la porte, il a déposé la Christine sur le comptoir, tout de son long… et il s’est mis à chercher comme qui dirait un mouchoir dans ses poches… bien sûr pour essuyer le sang qui coulait toujours du front de la demoiselle. Mais il ne trouva pas de mouchoir !… et alors !… oh ! alors, monsieur le commissaire… la boutique de Mlle Barescat !… ce qu’elle a pu prendre la boutique !… je vivrais cent ans !… »

Pour savoir ce que Gabriel a pu faire de la boutique de Mlle Barescat, laissons parler Mlle Barescat elle-même. Si son récit est un peu décousu, n’en voulons pas trop à la vieille demoiselle qui, depuis cette heure historique, a perdu un peu de la fraîcheur de ses facultés, cherche ses mots, tombe parfois dans un anéantissement profond, pour en ressortir tout à coup comme si elle était touchée par une pile et rejeter la tête en arrière si brusquement, si spasmodiquement que les choux de ruban de son bonnet à « l’ancienne » semblent danser sur son faux chignon une façon de shimmy épileptique.

— Ah ! monsieur le commissaire, pour un mouchoir ! car il cherchait un mouchoir ! si encore il me l’avait demandé ! Mais pas un mot ! Tout de même quand j’ai vu qu’il fouillait dans mes tiroirs, qu’il bousculait mes rayons, j’ai voulu m’en mêler, pas vrai, monsieur le commissaire ? Je suis bien aise de vous voir. Comment vous portez-vous ? Hein ? Quoi ?… Vous nous protégerez, monsieur le commissaire… Vous nous protégerez, sans quoi, comme dit Mme Langlois, il n’y a plus de justice ! Et vous, vous êtes juste, monsieur le commissaire ! Je suis une pauvre vieille demoiselle bien tranquille, qui n’a jamais voulu se marier, malgré les occasions, et il m’arrive une histoire pareille ! Demandez à toutes ces dames qui sont venues à la camomille de Mlle Barescat depuis vingt ans ! Oui, monsieur le commissaire, je suis à vous… Je vous appartiens… Vous êtes un homme juste !… J’y suis… Quand j’ai donc vu qu’il fouillait dans mes tiroirs, et comment ! j’ai voulu m’en mêler ; mais au premier geste que j’ai fait, M. Birouste, l’herboriste, m’a crié : « Haut les mains ! » et il a même, sauf votre respect, monsieur le commissaire, et que j’en demande pour lui pardon au bon Dieu, juré comme un portefaix ! Il paraît que le Gabriel ne nous aurait pas manqués avec son revolver si nous n’étions pas restés comme ça, les mains en l’air, comme au cinéma que je vous dis… Monsieur le commissaire, vous êtes allé au cinéma… Oui ! bien ! vous êtes un homme juste !… Vous protégerez une vieille demoiselle qui… Oui ! bien ! j’y suis ! Et toujours pas un mot ! Cet homme terrible ne disait pas un mot ! Si encore il avait parlé on aurait pu s’entendre. Mais il ne voulait peut-être pas qu’on reconnaisse sa voix !

« Sans compter qu’il était habillé comme un déguisé du temps de la Révolution : une longue cape, un chapeau à boucle, toujours comme au cinéma… Mme Langlois avait raison !… Mais la vie, monsieur le commissaire, voyez-vous, la vie !… eh bien, il se passe dans la vie des choses qu’on ne voit même pas au cinéma !… Ainsi… jamais je n’ai vu « à l’écran », comme on dit, une boutique de mercerie comme a été traitée la mienne !… Un vrai massacre !… moi qui ai tant d’ordre !… on aurait dit qu’un fléau avait passé par là !… un volcan n’aurait pas fait mieux ! Ah ! monsieur le commissaire, mon shirting et mon madapolam, il marchait dessus !… C’était-il des dentelles qu’il lui fallait ?… Tout mon « trou-trou », ça n’est plus qu’une éponge ! et mes boîtes de coton perlé !… mes écheveaux de soie japonaise !… Eh ! allez donc ! Tous les cartons vidés d’un coup, jetés en vrac sous nos pieds !… si c’est pas un malheur ! et ma laine de Hambourg et la petite laine Saint-Pierre !… ah ! j’en aurais pleuré… j’aurais voulu l’étrangler ! mais sitôt que je remuais tant soit peu… j’entendais M. Birouste qui criait : « Haut les mains, n… de D… !… » sauf votre respect, monsieur le commissaire… et tout ça, tout ça pour arriver à ma mousseline blanche qui a paru faire l’affaire de Gabriel et avec laquelle il a pansé la pauvre demoiselle ; mais moi, qui est-ce qui me rendra mon shirting et mon madapolam ? Ce sera-t-il vous, monsieur le commissaire ?

Quant à Mme Camus, la loueuse de chaises, voici quels furent ses premiers mots :

Il était terrible, mais qu’il était beau ! J’en ai vu de beaux hommes, monsieur le commissaire, je sais ce que c’est, allez ! je n’ai pas toujours été loueuse de chaises chez les curés. Telle que vous me voyez, moi, monsieur le commissaire, j’ai été demoiselle de comptoir dans un temps où, dans mon commerce, la demoiselle de comptoir, c’était tout ! je vous prie de croire qu’on les choisissait les moins moches possible… J’en ai reçu des billets parfumés et j’en ai vu défiler des « gants jaunes » : c’est comme ça qu’on les appelait de mon temps, qui a connu de beaux hommes… Mais un aussi beau que celui-là, ma foi, non, je n’en ai jamais rencontré !

« Et il fallait qu’il le soit pour que je le remarque dans un moment pareil où nous pensions tout que c’était fini de nous, tant il avait l’air brutal !… ça n’est certainement pas M. Birouste qui nous aurait sauvés de là pour sûr ! je vous jure qu’il avait lâché ses grands airs, mossieu l’herboriste ! Il ne crânait plus, allez !… Il grelottait derrière le comptoir, et s’époumonait à nous crier : « Haut les mains ! N… de D… ! » Tel que je vous le dis… je crois bien que si nous les avions baissées, les mains, il aurait pris le revolver que Gabriel avait posé à côté de lui et il nous aurait tiré dessus !…

« Un homme, ça ? qui fait de l’épate parce qu’il est herboriste !… C’est fini entre nous ! je ne lui achèterai plus de pulmonaire ! Vous me suivez, monsieur le commissaire ?… Et vous me comprenez, j’en suis sûre !… »

« Pendant ce temps-là, l’autre ne pensait qu’à soigner sa Christine !… Tout pour elle !… Voilà ce que j’appelle un homme !… tout bandit qu’il est !… et il nous a fait passer un bien vilain moment !… Mais quel homme !… pas un muscle de sa face ne bougeait !… le sang ne lui faisait pas peur à celui-là !… Et quand il a voulu l’essuyer au front de sa victime, et qu’il ne trouvait pas tout de suite le linge qu’il lui fallait, ah ! je vous prie de croire que la boutique de Mlle Barescat n’a pas pesé lourd !… Entendu ! sûr qu’il avait enlevé la Christine !… Elle lui résistait… Il l’a emportée de force… Probable qu’il s’est produit un accident dans le petit voyage, d’où le sang dont ils étaient couverts !… Avec cela, il était poursuivi, traqué… Il a vu la lumière sous la porte de Mlle Barescat… il a frappé au hasard… Mme Camus lui a ouvert… Il s’est jeté dans la boutique !… Voilà comment je m’explique les choses !… S’il y en a de plus malins que moi, qu’ils le disent !…

« La Christine n’ouvrait toujours pas les yeux… Il lui a jeté au visage tout ce qui restait de la camomille de Mlle Barescat, qu’avait refroidi !… Il n’a réussi qu’à la débarbouiller !… Cette pauvre demoiselle Norbert n’a vraiment pas de chance : qu’est-ce qui aurait cru ça ? Quand, le dimanche, à l’église, j’avais terminé ma tournée de gros sous — un métier difficile, monsieur le commissaire, car il faut avoir l’œil partout, surveiller à la fois ceux qui restent, ceux qui vont partir et ceux qui se défilent sans avoir mis la main à la poche — eh bien ! j’avais encore un œil pour la belle Christine qui était sage comme une image de première communion et à qui on aurait, bien sûr, donné le bon Dieu sans confession !… et voilà qu’on la trouve chez le Bénédict Masson, dans quel état !… Et voilà qu’elle ne valait guère mieux dans les bras de ce Gabriel !…

« Gabriel qui ? Gabriel quoi ? Le saura-t-on jamais ?… Est-ce que ça peut être vrai ce qu’on commence à raconter et ce dont nous avons peur ?

« En fait de Gabriel, je ne vois que l’ange du même nom qui peut être comparable à ce Gabriel-là !… Dieu, qu’il est beau !… Moi, je vous le dis comme je le pense, monsieur le commissaire, j’aurais pas pu lui résister, du temps que j’étais demoiselle de comptoir, bien entendu ! »

En ce qui concerne M. Birouste, dont le rôle est loin d’être terminé comme nous allons le voir très prochainement, ne retenons pour le moment que cette déclaration :

— Monsieur le commissaire, moi, je n’ai pensé qu’à une chose, à sauver la vie de ces trois pauvres femmes !… Grâce à mon sang-froid, à ma présence d’esprit — je laisse à d’autres le soin d’ajouter à mon courage — j’ai pu éviter que ce misérable ne laissât que des cadavres derrière lui ! Je n’ai fait que mon devoir, monsieur le commissaire, mais je l’ai fait ! Je vous le dis sans orgueil, simplement, comme il convient à un herboriste qui vit dans l’étude consolante des plantes et qui n’a rien d’un héros de mélodrame !

Maintenant que, par ce rapide aperçu sur l’état d’âme de nos personnages, nous pouvons nous faire une idée de la perturbation apportée autour de la « camomille » de Mlle Barescat par l’invasion foudroyante du terrible visiteur, nous allons continuer de narrer les faits tels qu’une enquête approfondie les a reconstitués depuis.

Pour la santé morale déjà fortement ébranlée de Mlle Barescat et de ses invités, il est heureux que le séjour de Gabriel chez la mercière de la rue du Saint-Sacrement ne se soit pas prolongé outre mesure. Gabriel était d’une brutalité farouche dans tous ses gestes, mais il était loin de paraître sans inquiétude. Souvent il allait appliquer son oreille à la porte de la rue, écoutant les bruits du dehors et revenait donner ses soins à Christine, laquelle ne donnait toujours pas signe de vie.

La tempête de vent et de neige qui s’était élevée commençait à s’apaiser. On entendit soudain un bruit de pas qui se rapprochait rapidement et aussi des voix dans la rue…

Gabriel, toujours muet (il n’avait pas encore prononcé un mot), se retourna vers Mlle Barescat et ses invités qui, les mains en l’air, semblaient figés par l’épouvante dans une attitude de supplication et de tragique ahurissement, leur lança un coup d’œil effroyable, fouilla dans sa poche, en tira un petit carnet et un stylo, écrivit quelques mots, arracha la feuille — tout cela en moins de temps qu’il ne faut pour le dire — et la fit passer sous les yeux des trois pauvres femmes qu’un même sentiment d’horreur avait collées en quelque sorte les unes contre les autres. Elles n’eurent point plus tôt jeté les yeux sur le mot du papier qu’il leur tendait qu’elles poussaient en même temps un cri à faire frissonner les cœurs les plus solides, cri vite étouffé par la vision du bondissement singulier de Gabriel, lequel semblait mû comme par un ressort et qui avait ressaisi son revolver dont il les menaçait à nouveau !…

M. Birouste, pour être dérangé le moins possible et pour mieux veiller sans doute à la sécurité de ces dames en ces tragiques conjectures où il fallait en outre de la décision, s’était enfermé derrière le comptoir comme un capitaine de vaisseau sur sa dunette, à l’heure du péril… De cet endroit qu’il avait choisi comme poste de combat, il n’avait pu encore rien lire. Gabriel, qui ne l’avait pas oublié, lui jeta son petit papier et ce fut au tour de l’herboriste de commencer un cri qu’il n’acheva point pour le même motif que nous avons dit précédemment…

Pendant ce temps, les pas et les voix s’étaient encore rapprochés…

Gabriel avait repris Christine sur son bras et, tourné vers la porte, revolver au poing, il attendait les événements dans une posture redoutable.

Les pas et les voix s’arrêtèrent devant la porte, et l’on entendit ce dialogue haletant :

— Je vous dis qu’il n’est pas sorti de la rue !…

— Oh ! il ne peut être bien loin !…

— Il y a encore de la lumière chez Mlle Barescat ! Elle a peut-être entendu quelque chose !…

À ce moment, Gabriel, d’un geste prompt, tourna le commutateur qui se trouvait près de la porte de communication avec l’arrière-boutique ; ainsi, l’obscurité fut faite dans la boutique, mais l’arrière-boutique restait toujours éclairée… ce que voyant, Gabriel se glissa sans bruit dans l’arrière-boutique sans lâcher son précieux fardeau.

M. Birouste, Mlle Barescat, Mme Langlois, Mme Camus ne respiraient plus. Ils étaient statufiés…

La lumière qui leur venait encore de l’arrière-boutique s’éteignit à son tour.

Ce fut assurément le moment le plus terrible de toute leur vie…

Le colloque continuait devant la porte. Mme Langlois avait reconnu la voix du vieux Norbert et de Jacques Cotentin.

— La lumière s’éteint !… disait Jacques.

— Si nous frappions ? proposa l’horloger…

— Nous allons peut-être perdre un temps précieux !… Nous n’avons qu’à fouiller tous les coins et recoins de l’île, il ne peut pas être sorti de l’île !… Il ne peut pas traverser les ponts, sans être vu, avec Christine sur les bras !…

Un court silence, puis :

— Eh ! mais, qu’est-ce que c’est que ça ? fit entendre la voix sourde du vieux Norbert.

— Mais c’est la cordelière de sa cape !… s’exclama le prosecteur…

— Elle est prise dans le coin de la porte, fit l’horloger.

— Il est entré là l s’écria Jacques… oui ! il est là !… Il est chez Mlle Barescat !…

Et aussitôt, des coups répétés furent frappés contre la porte…

Personne n’y répondit…

Alors, ils appelèrent : « Mademoiselle Barescat !… Mademoiselle Barescat !… » mais ce fut en vain…

— Ça, c’est extraordinaire !… Hé !… Mademoiselle Barescat !… Mademoiselle Barescat !…

Et les coups reprirent avec furie…

Une fenêtre s’ouvrit dans la rue et une voix s’exclama :

« Qu’est-Ce que vous lui voulez à Mlle Barescat !… À cette heure-ci, il y a longtemps qu’elle est couchée, Mlle Barescat !… »

Et la fenêtre se referma vivement… Il faisait très froid… il tombait de la neige… et puis, il y avait peut-être bien aussi de la peur dans la rue !…

Maintenant l’horloger et Jacques ne frappaient plus… Ils défonçaient la porte…

Jacques se ruait contre elle et s’y meurtrissait l’épaule… Le pauvre verrou ne résista pas longtemps…

La porte s’ouvrit… ils se précipitèrent dans le noir !… Dans le noir et le silence.

Ils appelèrent encore Mlle Barescat !… Jacques alluma son briquet à la lueur duquel il aperçut, avec l’étrange relief que donne un faible foyer de lumière aux objets qu’il fait surgir la nuit, quatre statues les bras en l’air, la bouche ouverte, les yeux immenses…

La cendre chaude du Vésuve n’a pas plus immobilisé dans leurs derniers gestes les habitants de Pompéi que la peur, la Grande peur (celle qui est soufflée à certaines grandes époques de l’histoire sur les humains par une émanation des enfers, par une exhalaison du grand mystère noir) n’avait momentanément momifié Mlle Barescat et ses invités depuis qu’ils avaient lu le papier que Gabriel leur avait passé sous le nez.

Ces quatre statues surgissaient de l’ombre au milieu d’un désordre inexprimable auquel se heurtaient les pas chancelants du vieil horloger et de son neveu et que ceux-ci purent mesurer complètement quand Jacques Cotentin eut tourné le commutateur électrique…

Certes ! Gabriel avait passé par là ! La première trace de son passage n’était-ce point cet anéantissement, cette abolition des sens chez les quatre premiers individus avec lesquels il s’était trouvé en contact depuis qu’il s’était échappé de sa cage ? Puis venait l’incroyable bouleversement de cette pauvre petite boutique… quelle tornade eût mieux fait que Gabriel dans un aussi petit espace ?… et enfin… du sang !… du sang sur le comptoir !… du sang sur les précieuses dentelles de Mlle Barescat !… du sang sur les murs !… le sang de Christine !…

Ah ! ils essayèrent de réveiller ces momies !… de les faire parler !… mais rien !… rien !… Ils avaient beau les bousculer… elles continuaient de les regarder en silence

— Où est-il passé ?… où est-il passé ?…

— Ma fille !… où est ma fille ?… mais dites-moi donc ce qu’il a fait de ma fille !…

Ils se ruèrent dans l’arrière-boutique… Personne !… mais une porte ouverte sur une petite cour arrière… et dans cette petite cour, une autre porte !… ses pas !… ses pas sur la neige !… et les voilà dans une impasse qui conduit, là-bas, par un détour entre de hauts murs jusqu’aux quais… Ils s’élancèrent vers les quais…

Alors, alors seulement… quand elles comprirent bien que Gabriel n’était plus là… qu’il n’y avait plus de doute sur sa fuite… et qu’il avait repris sa course en emportant sa victime, dans la nuit et dans le mystère d’où il était sorti pour leur épouvante (de laquelle Mlle Barescat ne se guérit jamais complètement), les quatre statues baissèrent les mains… leurs bras retombèrent et ce fut M. Birouste qui leur donna le premier l’exemple.

Après quoi, M. Birouste, sans écouter davantage ces dames qui le suppliaient de ne pas les quitter, gagna rapidement la porte de la rue et se hâta de rentrer chez lui.

Il n’avait, pour ce faire, que quelques mètres à franchir puisqu’il habitait la maison voisine…

Ces trois dames résolurent alors de passer la nuit ensemble. Elles se barricadèrent, poussèrent des meubles devant les portes en tenant les propos les plus incohérents, se réfugièrent finalement dans la petite pièce qui servait de chambre à Mlle Barescat et y passèrent le reste de la nuit.

Inutile de dire qu’elles ne dormirent point.

Elles n’essayèrent même point de « causer ». Elles avaient reçu un coup qui les avait démolies pour longtemps !

Elles ne pensaient qu’à une chose, c’est à ce papier que leur avait fait lire Gabriel et sur lequel il avait tracé des mots : « Si vous tenez à la vie, silence ! »

Ces sept mots étaient, à tout prendre, une menace capable d’effrayer des esprits timides, mais ce n’était point le sens de ces mots-là qui avait précipité au fond d’une horreur sans nom nos quatre personnages.

Si nous les avons vus tout à coup réduits à rien, à moins que rien, c’est que, dans ces sept mots tracés par Gabriel, ils avaient reconnu l’écriture de Bénédict Masson !