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La Machine à assassiner/03

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Raoul Solar (p. 35-48).
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III

OÙ LE COURAGE DE M. BIROUSTE TROUVE
ENCORE L’OCCASION DE SE MANIFESTER

Quand M. Birouste parlait de son courage, il n’avait l’intention de tromper personne. Il se trompait lui-même, voilà tout.

Notre herboriste avait un faux courage, comme il avait un faux savoir, une fausse ignorance, un faux orgueil, une fausse modestie, de faux tiroirs (pour y cacher des produits que la pharmacie seule a le droit d’écouler) et un faux toupet.

Persuadé qu’il avait poussé le dévouement pour ses semblables — si tant est que l’on puisse se servir de ce terme quand il s’agit d’un herboriste et de trois vieilles dames dont une demoiselle — au delà des bornes d’un héroïsme ordinaire, ce fut avec un gros soupir de soulagement qu’il se vit enfermé chez lui à l’abri des surprises, des terribles surprises de la science !…

Hélas ! ce soupir-là ressemblait beaucoup à un gémissement !

On a beau faire profession de ne douter de rien, de ne reculer devant aucune perspective ; on a beau marcher de pair avec le génie et annoncer avec tranquillité à un auditoire de vieilles dames médusées que la science avec un grand « S », après avoir asservi toutes les forces de l’univers, est bien près de triompher de la mort même, ce n’est pas sans un certain étourdissement ni sans une certaine inquiétude (Haut les mains, n… de D… !) qu’on voit apparaître une espèce de soi-disant fou, soigné d’une façon exceptionnelle par un exceptionnel chirurgien qui vient vous écrire sous le nez : « Si vous tenez à la vie, silence ! » et cela avec l’écriture d’un homme guillotiné depuis huit jours !…

M. Birouste, derrière sa porte close, s’était laissé tomber accablé sur une chaise, dans son petit magasin qui était comme un résumé du règne végétal… Il regarda ces murs, ces tiroirs, ces placards où la primevère se dessèche à côté du tilleul, où le bouillon-blanc des vallées françaises se mêle au rhododendron des Alpes, ces bocaux où reposait tout ce qui s’infuse par ordonnance du médecin : ici, l’ipécacuanha (à toi, Helvétius !) là, la pervenchère chère à Jean-Jacques Rousseau… Cet homme (M. Birouste) savait ce que l’on peut faire des produits bruts, du gramen chevelu, des racines souillées d’alluvions livrées par le droguiste… La guimauve était sortie de ses mains blanches comme l’ivoire… La science avait fait de lui comme le purificateur et le grand-prêtre de toute cette vie végétale… Comment n’eût-il pas compris ce qu’un habile praticien peut réaliser dans le domaine animal ?…

Oui, mais ce qu’il ne comprenait pas… c’est que l’on remplaçât le cerveau d’un fou par le cerveau d’un assassin !

— Ça, c’est dangereux !…

Et cette pensée, il l’exprima tout haut, il la confia aux plantes amies qui l’entouraient et auxquelles il adressa un adieu désolé avant de s’aller coucher…

Dans l’étroit escalier qui conduisait aux deux chambres dont il disposait au premier étage, il prononça encore :

— Ça, ça me dépasse !…

Il arriva enfin à la porte de sa chambre et l’ouvrit…

… Horreur ! il y trouva Gabriel qui l’attendait et Christine étendue sur son lit…

La jeune fille semblait aller un peu mieux…

Cependant elle paraissait encore incapable de remuer, soit faiblesse, soit terreur et peut-être à cause de ces deux choses à la fois. Ses beaux yeux entr’ouverts regardaient M. Birouste avec un air où se réunissaient la supplication la plus ardente, l’invocation la plus humble, la plus touchante et aussi la plus désespérée oraison. Ses yeux exprimaient : « Au secours ! par pitié, monsieur Birouste 1 Vous voyez bien que, si vous m’abandonnez, je suis morte ! »

Hélas ! M. Birouste ne valait guère mieux que la pauvre Christine et, s’il avait osé appeler « Au secours ! », c’eût été d’abord pour lui-même.

Le terrible Gabriel n’avait pas quitté son revolver, et son regard restait foudroyant. C’était plus qu’il en fallait pour un herboriste qui se croyait à jamais débarrassé de la présence de ce redoutable personnage et qui le retrouvait dans sa propre chambre, continuant à prodiguer à sa victime ses soins tardifs, sur son propre lit.

Comment cet événement s’était-il produit ?… Si M. Birouste, au lieu de revenir chez lui par la rue, était rentré dans sa maison par les derrières, c’est-à-dire par le cul-de-sac au fond duquel se trouvaient la demeure de Mlle Barescat et la sienne, il eût trouvé la porte de sa petite cuisine démolie, ce qui n’avait certainement point nécessité un puissant effort de la part d’un gars qui, tel Gabriel, portait sur son bras une demoiselle comme si elle ne pesait pas plus que la dentelle de son peignoir… et ainsi M. Birouste eût-il été préparé à rencontrer chez lui des intrus dont la présence lui était particulièrement désagréable !…

Le vieux Norbert et Jacques avaient raison en comptant sur la difficulté à laquelle se heurtait Gabriel pour sortir de l’île avec Christine dans les bras… Se sachant poursuivi de près, il lui fallait momentanément trouver une retraite coûte que coûte… Après s’être réfugié chez Mlle Barescat, il se cachait maintenant chez M. Birouste, en attendant mieux. On ne lui donnait pas le temps de souffler.

Du reste, il ne soufflait pas !…

Nous ne saurions dire non plus qu’il avait, en dépit de tous ces avatars, l’haleine égale… car, bien qu’il eût la bouche entr’ouverte (sur des dents d’une beauté éblouissante), l’effet de la respiration ne produisait chez lui aucun mouvement appréciable… ni sa bouche, ni ses mains, ni aucun trait de son visage ne remuaient. Les vers de Baudelaire semblaient avoir été faits pour ce merveilleux échantillon de la beauté masculine :

Je hais le mouvement qui déplace les lignes ;
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris…

Un qui ne riait pas et qui était bien près de pleurer était M. Birouste. Le premier geste de l’herboriste, à la vue du fatal browning, avait été de rejeter à nouveau ses mains en l’air pour qu’il fût bien entendu, une fois pour toutes, qu’il était tout à fait décidé à n’opposer aucune résistance au cataclysme qui semblait le poursuivre avec un soin si particulier. Sur quoi, Gabriel lui adressa un geste amical qui, certainement, voulait lui dire : « Baissez les mains, monsieur Birouste, je ne vous veux aucun mal ! »

Tout de même comme Gabriel ne remettait pas son revolver dans sa poche, M. Birouste laissa ses mains où elles étaient. Il n’y avait rien à faire. Il ne voulait donner aucune occasion à son hôte de commettre un crime qui eût été, du reste, tout à fait inutile !

Enfin, M. Birouste, pour ne point glisser sur le plancher, se laissa tomber sur une chaise… et là, il trouva encore la force de prononcer ces mots (car, lorsqu’on croit sa dernière heure venue, on accomplit des choses surhumaines) :

— Vous pouvez compter sur moi, monsieur ! Je ne dirai rien. Je vous ai juré le silence. Je suis un pauvre herboriste… que faut-il pour votre service ?

Et autres bouts de phrases de ce genre, qui attestaient que Gabriel n’avait pas en face de lui un adversaire bien redoutable. Pas même un adversaire. Et peut-être même un ami.

L’autre tira de sa poche son petit carnet et se mit à écrire.

M. Birouste jeta un rapide coup d’œil du côté de Mlle Norbert, toujours étendue sur son lit.

Les yeux de Christine appelaient toujours au secours !… et avec une telle éloquence que M. Birouste, qui n’était point un méchant homme, détourna la tête pour ne plus voir cette détresse qui lui faisait d’autant plus de peine qu’il était bien décidé à ne pas la secourir…

Quand il eut fini d’écrire, Gabriel tendit à M. Birouste son petit papier. L’herboriste tressaillit encore jusque dans les moelles… Ah ! il n’y avait pas de doute ! Il n’avait point rêvé… c’était bien là la longue écriture bâtonnante, combattante, chevauchante et zigzagante de Bénédict Masson !… Elle n’était point brouillée, naturellement, de toutes les teintes de l’arc-en-ciel… mais, en dépit de son unique couleur violette, on ne pouvait s’y tromper !… Et voici ce que M. Birouste lut :

« Cette demoiselle va mieux… Elle est tout à fait réveillée… Je désire que vous me procuriez immédiatement ce qu’il faut pour la rendormir, pendant au moins douze heures… »

— Bien ! bien !… fit entendre M. Birouste avec un empressement qui prouvait son zèle à servir un client aussi exceptionnel… J’ai ce qu’il vous faut !… Vous pensez !… Un herboriste !… Je vais vous chercher ça !

Et déjà il dégringolait dans sa boutique, peut-être avec la vague espérance de s’enfuir… est-ce qu’on sait jamais ?… Mais Gabriel, après avoir fermé la porte de la chambre à clef, dégringolait derrière lui…

Notre herboriste avait une façon particulière de traiter le pavot dont il gardait, autant que possible, le secret, à moins qu’on ne le lui achetât un bon prix. C’est pour rien qu’il donna à Gabriel un flacon grâce auquel celui-ci eût pu endormir une famille entière…

Quand ils remontèrent de compagnie (ils ne se lâchaient plus), ils trouvèrent Christine étendue au milieu de la chambre ; de toute évidence, elle avait voulu tenter quelque chose pour échapper à l’affreux destin qui la menaçait, mais ses forces l’avaient trahie… Gabriel la ramassa fort tendrement et fort doucement, la recoucha sur le lit et, pour qu’elle ne renouvelât point des efforts qui, dans son état de faiblesse, pouvaient lui être funestes, lui fit boire, aidé de M. Birouste, la dose de sommeil nécessaire à un repos bien gagné…

Après quoi, Gabriel s’assit au chevet de Mlle Norbert et se prit la tête dans les mains… Il paraissait parti pour un rêve sans fin…

Derrière lui, M. Birouste n’osait bouger… ce n’était point l’envie qui lui en manquait… mais il craignait qu’un mouvement mal interprété…

Quelle nuit !… elle semblait ne jamais devoir finir !… Dehors, le vent était tout à fait tombé… il n’y avait plus que le silence, un silence affreux dans lequel M. Birouste n’entendait que le bruit de son cœur… pan !… pan ! pan !…

Oh ! certes ! il y avait là de quoi attraper une maladie sérieuse… S’il ne sortait pas de cette nuit-là avec une lésion, c’est qu’il avait le cœur solide !…

Quelle veillée ! Sur le guéridon une petite lampe était allumée dont Gabriel avait baissé l’abat-jour…

Dans son fauteuil, l’étrange personnage, qui avait toujours la tête dans les mains, ne remuait pas plus qu’un bonhomme de cire du musée Grévin.

Quand on pense… quand on pense que ce que cet homme tenait dans les mains, c’était le cerveau de Bénédict Masson… le cerveau d’un monsieur qui avait assassiné sept femmes, au moins !

Ah ! la vie d’un homme comme M. Birouste pour un personnage pareil, devait compter bien peu ! et ne pensant qu’à cela, l’herboriste trouvait que la nuit était longue !

Trois heures du matin sonnèrent à Saint-Louis-en-l’Île.

Il n’était que trois heures !… et l’on était en décembre… Et, en décembre, le petit jour tarde à venir.

La demie de trois heures… quatre heures, et toujours pas un mouvement ! Ah çà ! mais, quelle était donc son intention à ce bonhomme-là ? Il n’avait pas l’air décidé du tout à déménager. S’il restait toute la nuit chez M. Birouste avec sa Christine, c’est qu’il pensait bien y passer encore toute la journée du lendemain. Dame ! il se savait poursuivi. Il devait se dire : « Où serais-je mieux que chez ce bon M. Birouste qui fait tout ce que je veux ? »

Est-ce qu’il allait falloir aussi qu’il les nourrît ?

Cinq heures !

Et si, par hasard, Gabriel dormait !… Certes ! il ne l’entendait point ronfler !… Il ne l’entendait même point respirer !…

Après une nuit pareille, il était peut-être plongé dans un sommeil de plomb !…

Espoir suprême et suprême pensée !… Voilà M. Birouste qui se lève… tout doucement, tout doucement… oh ! si doucement !…

Rien n’a craqué, ni sa chaise, ni sa chaussure !… Pour atteindre la porte qui donne sur le palier, il ne faut pas plus de quatre pas… mettons cinq… Une fois sur le palier, l’escalier sera vite franchi… et après ! et après !…

Ah ! M. Birouste est décidé à risquer le tout pour le tout !… Trois pas sont déjà franchis… oui, mais au quatrième, voilà le plancher qui fait entendre un gémissement si douloureux que M. Birouste en pleurerait !

En attendant que ses larmes coulent, une sueur froide glace ses membres…

Ah ! il ne fait pas chaud, en décembre, dans la petite chambre hospitalière de M. Birouste !…

L’herboriste est resté une jambe en l’air !…

Le terrible est que Gabriel, qui ne dormait pas, s’est retourné, et voilà maintenant M. Birouste avec une jambe et les deux mains en l’air.

Cet herboriste a l’air d’un danseur de corde… Il y aurait là de quoi faire rire Gabriel, mais Gabriel ne rit jamais !

Il a remis la main dans sa poche, Gabriel !… Va-t-il encore en tirer « ce sacré revolver ? » Non !… que M. Birouste se rassure… ce n’est que le petit carnet… Et puis M. Birouste s’aperçoit que Gabriel n’a plus ses yeux terribles… Il n’y a plus dans ces yeux-là qu’une infinie tristesse.

« Il s’humanise ! » pense l’herboriste en reprenant le cours normal de sa respiration et en se laissant retomber sur sa chaise…

« Que va-t-il me demander encore ?… »

L’autre écrit, et, maintenant, l’herboriste lit : « Avez-vous chez vous une armoire à glace ? »

Si M. Birouste a une armoire à glace ?… mais je crois bien qu’il a une armoire à glace !… et s’il n’y a qu’une armoire à glace pour faire le bonheur de Gabriel, il va la lui donner tout de suite !… Il peut même l’emporter !… M. Birouste ne tient pas du tout à son armoire à glace !… Il l’a mise « dans la chambre d’ami !… » La chambre d’ami est justement à côté de sa chambre à lui… Elles communiquent… Il n’y a qu’à pousser une porte !…

— Voyez, monsieur, cette chambre est la chambre d’ami ! Vous pouvez en disposer. Elle vous appartient, comme tout ce qui est ici, du reste. Et quant à cette armoire à glace en acajou, bien qu’elle soit un souvenir de famille, si elle peut vous être utile…

Mais déjà Gabriel ne l’écoute plus. Il est allé à la porte qui donne sur le palier, l’a fermée, en a pris la clef, pour être bien sûr que M. Birouste ne s’échappera plus, puis, d’un geste il lui a intimé l’ordre de rester dans cette chambre pour veiller Christine ; après quoi il est entré dans la chambre d’ami dont il a refermé la porte à clef, également. Entre temps il a emporté la lampe.

« Qu’est-ce qu’il va faire dans cette chambre ?… Pourquoi s’y enferme-t-il avec une armoire à glace ? » se demande M. Birouste en allumant une bougie, de sa main tremblante.

Plus forte que la peur, la curiosité pousse M. Birouste à coller un œil au trou de la serrure… et voilà ce qu’il voit :

Gabriel, d’un geste nerveux, s’est débarrassé de sa cape, a déboutonné son vêtement, son gilet, arraché sa cravate qui faisait plusieurs fois le tour de son col, rejeté le tout sur un meuble, enfin il enlève sa chemise et le voilà nu jusqu’à la ceinture. La lueur de la petite lampe l’éclaire ; la glace lui renvoie son image.

Il est penché sur cette image comme un jeune dieu se regardant dans une source.

— Quelle peau ! s’écriera plus tard devant le commissaire, M. Birouste… douce, fine, satinée, comme celle d’une jeune fille !… Et quel corps que celui-là !… Assurément, les statues du Louvre ne présentent rien de plus beau ni de plus parfait !… Tenez, monsieur le commissaire, vous êtes bien allé quelquefois au Louvre !… Vous ne vivez pas toujours avec les assassins… pas plus que moi avec mes herbes… On aime à s’instruire… Vous avez certainement parcouru les salles des Antiques… et vous avez vu Achille, Achille aux pieds légers, comme on disait de mon temps… Ça, c’est de l’art !… Ça, ce n’est pas du cubisme, oh non !… Il paraît que cette statue-là, par la régularité de ses formes, par l’accord de ses membres, si j’ose m’exprimer ainsi, pourrait servir comme qui dirait de règle métrique pour les belles proportions du corps humain !… Eh bien, Achille, monsieur le commissaire, Achille m’a paru de la gnognote… de la pure gnognote à côté de Gabriel…

« Les Bacchus, les Mercures et « tutti quanti »… de vrais avortons à côté de Gabriel…

« Je vous le dis comme je le pense !… Moi, je ne suis pas un artiste, mais tout de même il n’y a aucune raison au monde pour qu’un herboriste ne soit pas, comme le premier homme venu, sensible à la beauté !…

« Il y a bien l’Apollon du Belvédère ! ça, je ne dis pas ! d’autant que les cheveux de Gabriel (il avait ôté son chapeau naturellement) me semblaient, à peu près, noués comme les siens avec cette volute sur le front qui rappelle le chignon des femmes… Oui, l’Apollon du Belvédère, c’est encore celui-là qui se rapproche le plus de Gabriel !… et encore, il a trop de côtes !… on voit encore trop son anatomie !… Gabriel était, comment dirais-je ? plus enveloppé, il était aussi fort, mais plus gracieux.

— Je vois ce que c’est, avait interrompu le commissaire, disons tout de suite que c’était un Canova !…

— Un Canova si vous voulez ! je n’en ai jamais vu de Canova… et je n’aime pas la sculpture contemporaine !… mais vous m’avouerez tout de même que c’était un supplice pour un homme qui, comme moi, sait apprécier les belles choses, c’était un supplice que de se dire qu’on avait mis dans un corps pareil… enfin qu’on avait mis…

— Bien !… Bien !… compris !… avait interrompu le commissaire… et passons !… alors, qu’est-ce qu’il a fait votre Apollon du Belvédère ?

— Qu’est-ce qu’il a fait ?… eh bien ! il ne se fatiguait pas de se regarder !… sûr, il avait l’air de bien se plaire comme ça !… sans compter, monsieur le commissaire, que si ça pouvait être vrai que, par hasard, cet homme-là, qui était si beau, se regardait avec des yeux et surtout avec un cerveau…

— Oui ! oui ! ça va !… je vois où vous voulez en venir.

— Dame ! Ce Bénédict Masson était très laid, vous savez !…

— Monsieur Birouste, je ne vous demande pas tout ça !… Ce que vous pensez ou ce que vous ne pensez pas m’est absolument indifférent !… je vous demande ce que cet homme, que vous appelez Gabriel, a fait…

— Eh bien ! je vous le dis, il se regardait dans l’armoire à glace… Il avait pris la petite lampe dans sa main… et il s’examinait de haut en bas… Il se tournait, se retournait… Une femme qui met pour la première fois une toilette de gala ne « se détaille » pas avec plus de soin ni de complaisance avant d’aller faire son petit effet dans le monde, que cet homme-là en se regardant la peau !… Et il se passait la main dans les cheveux !… et il s’approchait le visage de la glace… plus près… encore plus près !… Il se touchait les joues, le menton, le nez, la bouche et les oreilles… Il trouvait qu’il avait de belles dents !… Il pouvait !… Enfin, je ne peux pas mieux vous dire, moi !… il se z’yeutait !…

— Enfin, ça n’a pas duré tout le temps !…

— Non, mais ça a bien duré un quart d’heure. Tout à coup…

— Tout à coup ?…

— Tout à coup, il parut se souvenir de quelque chose. Il se frappa le front et courut à ses vêtements. Il courut ?… Ça n’est peut-être pas tout à fait exact. Mais il avait une démarche si singulière et en même temps si légère qu’à chaque pas qu’il faisait, on aurait dit qu’il allait courir, se soulever de terre. Enfin il semblait prendre son élan comme s’il n’allait pas s’arrêter tout de suite. Et il s’arrêtait parfaitement tout de suite.

« Il s’arrêta donc devant ses vêtements, fouilla dans une poche et en tira un petit trousseau de clefs. Tout ça se passait juste en face de moi. J’ai bien vu les clefs. C’étaient des toutes petites clefs. Il pouvait bien y en avoir une demi-douzaine suspendues à un anneau. Je les ai remarquées parce que ce n’étaient pas des clefs ordinaires. Elles n’avaient que la tige. Des petites tiges creuses. Comme qui dirait des clefs de montre, quoi !

« Avec ses clefs il s’approcha de l’armoire à glace… Alors, là, placé comme j’étais, je n’ai pu rien voir de ce qu’il faisait. Il avait la tête penchée en avant et la main qui tenait les clefs rapprochée de la poitrine… quand j’y réfléchis bien, cette main devait toucher le sein gauche… C’est alors qu’il s’est produit un bruit tout à fait particulier qui rappelait le bruit d’une horloge qu’on remonte, ou encore d’un coffre-fort que l’on veut ouvrir et dont on fait jouer le chiffre. Puis le bruit s’arrêta net. Gabriel fit encore quelques gestes. Et tout à coup il poussa un cri d’horreur en levant les mains, puis il rabaissa les mains.

« J’entendis une sorte de déclenchement et comme le bruit sec d’un coffret que l’on referme ! En même temps il se heurtait à la glace, dans ses gestes désordonnés. J’ai cru qu’il allait briser mon armoire à glace, parole d’honneur !

« Et il se retourna… Ah ! monsieur le commissaire ! quand il nous était apparu chez Mlle Barescat, il nous avait bien fait peur ! surtout à ces dames ! Mais cette fois, monsieur, cette fois, moi qui suis difficile à émouvoir, j’en eus la chair de poule ! La vraie chair de poule ! Jamais il n’avait été aussi épouvantable, redoutable, haïssable !

« C’est cette fois qu’il avait ses yeux d’assassin !

« Je compris qu’il n’y avait plus rien à attendre de cette bête féroce qui allait tout dévorer !… Il s’était rué sur ses vêtements… et, avec des gestes spasmodiques… cherchait sa chemise…

« L’état dans lequel il se trouvait lui faisait perdre heureusement beaucoup de temps !… C’est alors que je résolus d’en profiter… pour sauver cette malheureuse fille de ses griffes de sauvage, et, naturellement, me sauver moi-même… Si je n’ai pas réussi en ce qui concerne Mlle Norbert, il n’y a pas de ma faute ! c’est de la sienne !… Elle était, du reste, dans un tel état de faiblesse qu’elle ne pouvait m’aider en cette affreuse minute !… En cette minute, monsieur le commissaire, j’arrachai un drap de lit… je le roulai en corde, j’ouvris la fenêtre, j’attachai mon drap comme je pus à son fragile appui et malgré le danger que je courais en essayant d’aller chercher du secours par ce moyen précaire, je n’hésitai pas à me laisser glisser dans le vide…

« Monsieur le commissaire, je ne suis pas un acrobate, j’ai l’habitude d’entrer et de sortir par les portes… Ces choses-là, comme dirait Mme Camus, ça ne se voit qu’au cinéma !… et encore, s’il leur arrive malheur, aux artistes, ils ont, pour les recevoir, un matelas que l’on ne nous montre pas !… Eh bien, voilà ce que j’ai fait, moi, simple herboriste !… Mais il s’agissait, n’est-ce pas, de ne pas laisser ce je ne sais quoi de Gabriel emporter encore une fois comme un sauvage cette pauvre Mlle Norbert !…

« Au moment même où j’allais disparaître, la jeune fille sortit du reste de l’espèce de demi-coma dans lequel elle était plongée et, tournée vers moi, elle trouva encore la force de me crier :

« — Monsieur Birouste, sauvez-moi !…

« — Tout de suite, lui répondis-je… Attendez-moi, je reviens !…

« Une seconde plus tard, j’étais sur le trottoir et je tombai presque dans les bras de M. Norbert et de Jacques Cotentin qui cherchaient toujours leur homme…

« — Ne cherchez pas plus loin, leur soufflai-je… il est là-haut, chez moi, avec sa victime !

« — Ouvrez-nous cette porte ! s’écrièrent-ils.

« — Voici mes clefs, leur répondis-je, et Dieu veuille que vous arriviez à temps !…

« Quant à moi, j’étais dans un tel état de faiblesse que je sentais que j’aurais la plus grande peine à les suivre !… Je leur criai encore : « Attention ! il a un revolver !… »

« À quoi le vieil horloger me répondit :

« — Mais il ne vaut rien son browning ! il ne marche plus !… et il n’est pas chargé !…

« Monsieur le commissaire, il y a des moments où l’on accomplit des miracles… Je me traînai derrière eux jusque dans ma maison dont cette bête fauve avait fait son repaire… mais quand nous arrivâmes au premier étage ou plutôt quand ils y arrivèrent, car j’étais resté épuisé derrière le comptoir de ma boutique… il n’y avait plus personne !… Le sinistre oiseau s’était encore envolé en emportant dans ses serres « la Madone de l’Île-Saint-Louis !… »