La Machine à assassiner/08
VIII
CE QUE LE VIEUX NORBERT ET JACQUES COTENTIN TROUVÈRENT DANS LA SINISTRE DEMEURE DE CORBILLÈRES-LES-EAUX
Ils sautèrent le mur qui, par derrière, entourait le petit clos envahi par les ronces desséchées et gelées et qui n’était plus qu’un chaos depuis que la justice avait passé par là, creusant et bouleversant tout pour retrouver ce qui pouvait rester des victimes de Bénédict Masson…
Une lune pâle et froide accompagnait leur lugubre expédition d’un regard qui n’était rien moins qu’ami… Le vieux Norbert faillit se casser la jambe en se laissant glisser dans l’enclos… Près du hangar qui servait autrefois de bûcher, de buanderie, et qui n’était plus qu’une sorte de dépotoir, Jacques tomba dans un trou où il se déchira et d’où il ne sortit qu’à grand’peine… La sinistre petite maison semblait se défendre contre l’approche de ce cambriolage qui venait troubler la paix misérable où la peur du passant la laissait depuis que les hommes de justice étaient partis en y laissant leur sceau.
Mais eux, rien ne les arrêtait. Comme la porte leur résistait, ils forcèrent avec une bêche l’ouverture d’un double volet, cassèrent les vitres et pénétrèrent par une fenêtre.
Jacques fit jouer son briquet, trouva sur une table une bougie à demi consumée dans son bougeoir, l’alluma…
Ils étaient dans la fameuse cuisine en face du fameux poêle qui devait atteindre quelques semaines plus tard, aux enchères publiques, un prix exorbitant.
Non, il n’y avait plus personne dans Cette affreuse demeure, mais à maints indices, ils reconnurent qu’on l’avait habitée, il n’y avait pas bien longtemps !…
Où donc aurait-il été mieux que là, pour y cacher sa dernière proie ?… Il était bien sûr que personne ne viendrait l’y déranger ! Cela avait dû être la première pensée de son cerveau, au sortir du coma mortel où l’avait plongé le geste du bourreau…
Quand on se réveille, on retrouve souvent la pensée sur laquelle les paupières se sont closes… Corbillères, où Christine était venue si imprudemment se jeter, en quelque sorte, dans ses bras !… Et, rouvrant les yeux, il s’était retrouvé en face de Christine !… Vite, il l’avait emportée jusqu’ici pour y achever peut-être l’œuvre de sang qu’on ne lui avait pas laissé le temps d’accomplir ! Le vieux Norbert pensait avec horreur, en dépit des paroles qui voulaient être rassurantes de Jacques Cotentin, auxquelles celui-ci ne croyait peut-être pas lui-même, que telle avait dû être l’idée fixe de leur Gabriel, idée qu’il avait suivie, du reste, avec une astuce que tout dénonçait !…
Cette fuite dans la direction opposée au pays qu’il voulait atteindre, dans le dessein de dérouter toutes les poursuites, à partir de Pontoise d’où il devait être revenu brusquement sur Paris par Pierrelaye, alors qu’on le cherchait du côté de l’Isle-Adam ou de Chars… cette fuite était un chef-d’œuvre !… Elle avait été conçue avec une lucidité qui aurait pu remplir le prosecteur d’orgueil pour son ouvrage, mais qui faisait battre le cœur du vieil horloger d’épouvante et aussi d’un ressentiment tragique à l’endroit de son neveu !…
Pouvaient-ils encore douter ?… Le silence et l’abandon de cette maison après le passage de Gabriel, passage dont ils retrouvèrent les traces à chaque pas ne témoignaient-ils point qu’ils arrivaient trop tard, hélas !…
Le vieux Norbert commençait à se heurter aux murs comme un homme ivre… En vain Jacques lui criait-il : « Mais rien ne prouve encore qu’il l’a amenée ici !… rien ne nous prouve qu’elle ne lui a point échappé ! »
Hélas ! ils reçurent bientôt le coup le plus funeste… En pénétrant au premier étage, dans la chambre qui donnait sur l’enclos, ils se heurtèrent à un désordre inimaginable. Là, tout était bouleversé par une lutte qui avait dû être atroce ! Les meubles gisaient épars et, près du lit dont les couvertures avaient été arrachées, en face de la glace brisée en mille éclats, ils retrouvèrent la robe d’intérieur de Christine, sorte de peignoir d’hiver dont elle était vêtue quand le monstre l’avait emportée si brutalement, si farouchement de la maison de l’Île-Saint-Louis… cette robe n’était plus qu’une guenille tachée de sang.
Le vieux Norbert la souleva avec un cri de désespoir, puis tourné vers son complice, vers son Jacques, il l’accabla de sa malédiction et, redescendant comme un fou l’escalier, traversant en courant et en trébuchant cette maison maudite, il s’enfonça dans la nuit…
Là-haut, Jacques continuait ses recherches… D’une table renversée, un tiroir s’était échappé, et près de ce tiroir, gisaient des papiers qu’il ramassa, des feuilles couvertes de l’écriture de Christine !…