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La Machine à assassiner/07

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Raoul Solar (p. 71-80).
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VII

UN SINGULIER PENSIONNAIRE

Voici, en résumé, ce que narraient les feuilles publiques : Depuis quelques jours il s’était passé à Corbillères et aussi dans les bureaux de la Sûreté des événements que l’on s’était efforcé autant que possible de tenir cachés, car ils avaient cette gravité exceptionnelle de faire revivre une affaire que l’on croyait bien avoir enterrée avec le coupable…

Une jeune servante arrivée récemment à l’auberge de « l’Arbre vert » avait disparu certain soir et avait été retrouvée, certain autre soir, dans le limon d’un marécage de Corbillères, étranglée comme avait été étranglé le père Violette, portant encore au cou la trace du fin lasso avec lequel on avait fait passer la pauvre enfant (la petite Mariette avait dix-huit ans) de vie à trépas…

La trace de ce lasso n’avait pu être relevée sur les restes de la petite Annie qui avaient été trop « charcutés » ou qui étaient déjà consumés lors de la première découverte de l’horrible tragédie de Corbillères ; mais… mais deux jours après la disparition de la jeune Mariette, une jeune veuve qui vivait seule depuis la mort de son mari dans une maisonnette des environs avait été trouvée, dans son cellier, étranglée elle aussi, et de la même manière…

Ces événements avaient jeté, comme on le pense bien, dans un désarroi complet la police et le parquet… De tels faits ne tendaient à rien moins qu’à établir l’innocence d’un homme que l’on venait de guillotiner !… Les premières enquêtes avaient été conduites dans le plus grand mystère, mais le secret dont on voulait les entourer ne résista pas à la rumeur grandissante et surtout à la vague de terreur qui submergea à nouveau toute la contrée environnante… Les reporters, depuis quarante-huit heures, s’étaient mis à la besogne. Pendant que les uns parcouraient le pays, les autres assiégeaient les bureaux de la Sûreté générale. Et la terrible nouvelle — terrible pour la justice — éclatait comme une bombe : Bénédict Masson était innocent !…

Ah ! la justice et la police allaient passer de mauvais jours ! Un reporter du journal l’Époque parvint à interviewer le garde des sceaux, qui ne put se dérober aux questions pressantes que lui posait, par la bouche de ce journaliste, l’opinion publique. Et il fournit le dernier argument que lui avait soufflé une police aux abois.

Sans aucun doute, des crimes avaient été commis depuis l’exécution de Bénédict Masson, qui rappelaient singulièrement la mort tragique du père Violette, mais en admettant même que Bénédict Masson fût innocent de ce crime-là, il n’en restait pas moins coupable de l’assassinat de la petite Annie, sur laquelle on n’avait pas relevé les traces « du genre d’assassinat » pratiqué pour les autres. À quoi le reporter avait répliqué qu’on n’avait rien relevé sur la petite Annie et que cet argument péchait en cela même par sa base. Le garde des sceaux n’avait pu ajouter qu’une chose, c’est que le témoignage de Christine Norbert ne laissait rien à désirer quant à la culpabilité de Bénédict Masson !…

Ce ne fut point l’avis de l’opinion publique qui est toujours simpliste et qui se résuma ainsi : « On avait guillotiné Bénédict Masson pour des crimes qui continuaient » et l’on rappelait qu’il avait crié jusque sous le couteau de la guillotine : « Je suis innocent ! »

C’est sur ces entrefaites que le vieux Norbert et Jacques Cotentin arrivèrent à « l’Arbre vert ». Ils ne connaissaient point le pays. On ne les connaissait pas. La mère Muche les accueillit avec le sourire. Nous avons dit précédemment que Mme Muche avait retrouvé toute sa bonne humeur naturelle depuis la mort de son mari. Il n’y avait certes pas, dans les derniers événements, de quoi transformer cette bonne humeur en tristesse. Certes, elle avait été peinée, car elle avait bon cœur, de la fin prématurée de sa servante, mais celle-ci était depuis trop peu de temps à « l’Arbre Vert » pour que sa patronne eût pu concevoir pour elle des sentiments d’amitié ou même un simple attachement, et comme, à la suite de ce mystérieux trépas, l’auberge ne désemplissait plus, Mme Muche en eut bientôt oublié la cruauté pour ne plus voir que ce qu’il lui rapportait…

La saison d’hiver était d’ordinaire à peu près nulle à « l’Arbre Vert ». Or, jamais Mme Muche n’avait fait de meilleures affaires !… La police, la justice, les journalistes étaient devenus ses clients habituels et lui faisaient une réclame qui attirait chez elle tout le département ! Le dimanche, on venait même de Paris, en partie fine. Le soir, l’auberge se vidait, chacun rentrant chez soi et les journalistes courant à leur rédaction.

C’est le soir que survinrent l’horloger et son neveu. Ils demandèrent à souper et deux chambres.

Avant de venir échouer à « l’Arbre Vert », ils avaient passé par Corbillères, où ils étaient descendus du train… Là, ils avaient posé d’adroites questions, mais rien dans les réponses ne pouvait les inciter à croire que Gabriel fût venu dans le pays. Le paletot de fourrure garni de faux astrakan et la casquette de loutre y étaient inconnus. Les deux hommes étaient descendus ensuite dans la solitude désolée du marécage… Ils étaient arrivés sur les bords du petit étang aux eaux de plomb… Et ils savaient que le pavillon abandonné qui dressait son ombre lugubre devant eux était la sinistre demeure dont on avait tant parlé… Il paraissait clos comme une tombe ; tout y était fermé, barricadé… Visage de bois, visage de brique, visage de glace sous son épais voile d’hiver… spectacle qui donnait le frisson… Ils en firent le tour, en proie aux pensers les plus sombres… Là, Christine avait poussé son premier cri de détresse… Où était-elle maintenant, Christine ?

Tout de même ; si l’autre était vraiment innocent, on pouvait encore espérer… Ils espérèrent. Rien jusqu’alors ne leur signalait son retour dans cet affreux pays où les crimes continuaient.

Ils gravirent le coteau à travers bois, puis redescendirent dans la vallée des « Deux Colombes », sachant qu’ils trouveraient sur leur route l’auberge de « l’Arbre Vert » et la mère Muche, qui avait eu son rôle au procès.

Et maintenant ils étaient en face de leur soupe, dans la salle basse et ils faisaient bavarder l’hôtelière, chose qui n’était point difficile. Elle avait acquis de l’importance depuis la dernière affaire. Celle-ci la remettait au premier plan. Sa photographie avait paru dans les journaux. Elle n’en était pas plus fière pour cela, mais elle était contente d’elle et de tout le monde et pleine de bonne volonté pour le client.

Elle, non plus, elle n’avait vu personne qui ressemblât à celui dont ces messieurs lui faisaient la description. Pensez donc ! elle l’aurait bien remarqué !… Un homme avec une casquette de loutre, un paletot garni de faux astrakan et des bottes à revers !

Et elle les laissa là :

— Je vous demande pardon, on me réclame en haut dans le « cabinet particulier ! » Et vous savez, ces messieurs sont exigeants !… Des gens de la haute, des lords et des sirs, des Anglais amis de la Dourga, qui ne pouvait pas souffrir la cuisine des « Deux Colombes »… Paraît qu’on ne leur donne à manger que du riz là-bas !

Quand elle fut partie, l’horloger poussa un soupir d’enfant. Non ! personne ne l’avait vu dans le pays !… Ah ! si ça pouvait ne pas être lui !…

— Mon oncle, soupira à son tour Jacques Cotentin, si je n’avais pas cet espoir-là… il y a beau temps que je me serais fait justice !… Vous pensez bien que la seule raison de ma conduite réside en ceci que j’ai toujours cru Bénédict Masson innocent ! Alors, vous comprenez ! s’il avait pu prouver lui-même son innocence… après sa mort !…

— Tais-toi !… Tais-toi !… je comprends, je comprends trop !… mais Christine !… Ah ! qu’avons-nous fait ?… qu’avons-nous fait, mon Jacques ?…

Et le vieil horloger se prit à pleurer.

— Vois-tu, Jacques, nous sommes maudits !… Il n’est pas permis à l’homme de faire revivre ce qui est mort !…

— Alors, mon oncle, marchons comme les animaux, les yeux éternellement fixés sur la terre… et broutons !… mais depuis le jour où un front s’est tourné vers le ciel, vers la lumière, vers la vie… j’estime qu’il n’a plus le droit de retourner à son limon !… Toujours plus haut, ô créature, vers ton créateur !… Toutes les religions nous prêchent la perfection… c’est par la science, cet effort vers Dieu, que nous y atteindrons !… La science n’a point d’aboutissement si elle n’arrive pas à faire d’une créature une créatrice !… Alors seulement nous nous mêlerons à Dieu !… Le Père, le Fils, le Saint-Esprit, mythe éternel du « ternaire » que nous appelons le mystère de la Sainte-Trinité !… c’est la vérité fulgurante, aveuglante pour qui ne détourne point la tête !… c’est tout le panthéisme. Le créateur, la créature, le souffle qui les unit, tout est inséparable… Nous passons notre temps à recevoir la vie et à la donner !… les uns la transmettent par la chair… Nous, nous l’avons donnée par l’esprit !… Non, Gabriel n’est pas un sacrilège !…

— C’est peut-être un crime et tu n’en mérites pas moins le bûcher ! fit l’horloger en essuyant ses larmes… Toute ta philosophie ne nous rendra pas Christine !

— Il nous la rendra, lui, puisqu’il est innocent !…

À ce moment, il y eut un grand bruit dans l’escalier… Les clients anglais de Mme Muche descendaient en s’interpellant le plus gaiement du monde, avec des éclats de rire forcés, des plaisanteries, de rauques exclamations dans une langue que ni l’horloger, ni Jacques ne comprenaient… Et ils parurent, traversèrent la salle basse, les yeux brillants, la face cuite par les alcools, fumant d’énormes cigares et se tenant roides comme perche, sans plier un genou en marchant, dans un équilibre trop correct et qui dénote chez ceux qui le maintiennent la conscience qu’un rien… le moindre choc… le plus petit faux geste pourrait le leur faire perdre !…

La mère Muche à laquelle on venait de payer l’addition, les suivait avec des remerciements qui n’en finissaient plus et une admiration sans borne…

— Ah ! ce qu’ils peuvent supporter ceux-là ! fit-elle quand ils eurent disparu… Je vous prie de croire qu’ils ne sont pas au régime sec !… Mes fioles sont vides !… Et ce n’est pas l’alcool qui leur fait peur !… Avec cela ils paient royalement !… Ils peuvent !… Paraît que c’est riche à millions !… C’est des lords et des sirs que je vous dis !…

« Paraît même qu’il y en a un qui a été roi dans l’Inde !… Le plus rigolo, c’est lord Blackfield !… Paraît qu’il a été ambassadeur en Perse celui-là !… Ils n’en ont pas l’air, mais « ce qu’ils sont bus ! »… Ça me change de mon précédent pensionnaire qui ne buvait jamais rien !… Je me demande pourquoi il voulait qu’on le serve en cabinet particulier celui-là !…

— De qui parlez-vous donc ? demanda tout de suite Jacques Cotentin, en échangeant avec l’horloger un rapide coup d’œil déjà chargé d’angoisse…

— Mais d’un drôle de bonhomme qui était encore ici, il y a cinq jours, tenez !… d’abord, il était muet !…

— Ah !…

Ce qu’il y avait dans ce « Ah ! » qui sortit en même temps des lèvres de nos deux voyageurs, nous ne saurions l’exprimer… Comparons-le simplement à un soupir d’agonie…

— Oui !… oh ! un garçon qui était bien à plaindre, allez ! D’abord, il était plein de tics, quand on l’examinait bien… Il marchait un peu comme on danse… Il semblait toujours prêt à s’envoler… Ça n’était pas déplaisant à voir… c’était même plutôt gracieux… Il semblait avoir la légèreté d’un oiseau… Pour moi, c’était une façon qu’il avait d’être malade comme ça !… On voit si souvent des ataxiques qui ont tant de mal à allonger la patte !… Lui, il semblait plutôt réprimer ses mouvements, comme s’il craignait de ne pas pouvoir s’arrêter… C’était sûrement un blessé de guerre qu’on avait dû raccommoder en partie… Les gaz ? Une explosion ! Un morceau d’obus qui l’avait amoché ?… Je me le suis demandé… J’en ai vu passer ici, des réparés, depuis la Marne !… Il ne devait plus pouvoir parler depuis qu’il avait eu le menton enlevé !…

— Le menton enlevé ? balbutia Jacques.

— Oh ! on lui en avait remis un, et comment !… Ça avait été proprement fait, vous savez !… Mais tout le bas du visage ne formait plus qu’un bloc qui ne remuait guère… Avec ça, il avait des yeux magnifiques, et si doux, et si tristes… on aurait pleuré rien qu’en le regardant… ou bien on en serait tombé amoureux… Ah ! il était beau, dans son genre, on ne peut pas dire, malgré sa misère !…

— Sa misère ? marmotta l’horloger.

— Dame ! on est toujours misérable quand on vous a rafistolé un autre visage, si bien que ça a pu être fait !… Oh ! une belle opération, je ne dis pas !… on lui a collé une vraie figure de statue à cet homme-là !… mais quand on reste muet, n’est-ce pas ? Il se faisait comprendre par signes ou avec des petits mots d’écrit… Quant à être malheureux d’argent, certainement non !… L’argent ne lui manquait pas… et il aimait les bons morceaux… mais il ne buvait jamais. Il faisait entendre qu’il ne buvait que de l’eau, mais la carafe était toujours pleine… Il avait demandé qu’on le serve dans le cabinet particulier… j’ai pensé qu’il ne tenait pas à ce qu’on le voie manger, à cause de son menton artificiel… Il devait avoir malgré tout un solide appétit… Il ne laissait rien !… Bien souvent, j’ai cherché les os de poulet, par exemple ! Eh bien, il mangeait les os de poulet !… C’était à croire qu’on lui avait fabriqué une mâchoire de fer… à moins qu’il n’ait remporté des os pour son chien !… Il avait peut-être une bête chez lui, pour le consoler !…

— Et… et… il est arrivé ici… tout seul ?

— Tout seul !…

— Et… et alors il ne couchait pas ici !…

— Non !… Il devait avoir loué quelque chose sur le bord de la rivière, de l’autre côté des « Deux Colombes ». Pour moi, il devait vivre seul, comme un loup !… dégoûté d’avoir été amoché comme ça, en pleine jeunesse… La dernière fois qu’on l’a vu ici, il n’avait pas l’air content… Je ne sais pas ce qui lui était arrivé, mais il n’était plus « à la bonne !… » Ses yeux qu’on avait vus si doux étaient devenus méchants ! méchants !… et, dans le cabinet particulier, on l’entendait qui marchait, qui marchait… en fichant des coups à la muraille… ce jour-là il a même cassé la carafe !… Alors, je suis entrée, je lui ai demandé ce qu’il avait, car, s’il était muet, il n’était pas sourd !…

« Il ne m’a pas répondu… Il m’a regardée… Ses yeux étaient redevenus tristes et doux et j’ai cru qu’il allait pleurer… mais ça n’était pas son genre… Il m’a payé ce qu’il me devait et il est parti… je ne l’ai jamais revu… C’était la veille du jour où l’on a découvert le cadavre de ma pauvre petite Mariette.

« Bien sûr que j’en ai parlé à la police quand elle est venue. J’ai donné les renseignements que je pouvais sur lui comme sur tous ceux qui ont passé par ici depuis trois semaines, un mois !… La police l’a recherché, mais je ne pense pas qu’elle l’ait rejoint, sans ça je le saurais !… Il aura quitté le pays. Quand on est comme ça on ne doit se plaire nulle part.

— Comment était-il habillé ? questionna Jacques, la voix sourde.

— Eh bien ! comme tout le monde, en complet veston et un gros pardessus de bourgeois, qui ne lui allait, du reste, pas du tout. Ça lui flottait dans le dos. Mais il avait l’air de se ficher tout à fait de la toilette, comme de tout le reste !

Cinq minutes plus tard, l’horloger et Jacques étaient sur la route.

— C’est lui ! gémit le vieux Norbert en s’accrochant à Jacques. Il est revenu sur le théâtre de ses crimes comme un assassin qu’il est. C’est plus fort qu’eux. Seulement, lui, il continue ! Et Christine n’est plus avec lui.

— Non ! mais Christine est vivante !… souffla Jacques.

— Vivante ! Vivante ! qu’en sais-tu ?

— Il ne venait à cette auberge que pour y chercher la nourriture qu’il lui portait !… puisque la nourriture disparaissait… qu’en eût-il fait ?… Ça n’était pas pour lui, bien sûr !

— C’est vrai !… mais c’est vrai !… râla l’horloger… mais où l’avait-il mise, Christine ?

— Là où elle est peut-être encore !…

Le vieux Norbert comprit. Tous deux s’enfoncèrent à nouveau sous bois et redescendirent le coteau au bas duquel se dressait le pavillon funèbre, clos comme une tombe, au bord de l’étang, la demeure désormais célèbre dans les annales du crime, le repaire que les plus curieux n’osaient regarder que de loin, où le satyre de Corbillères-les-Eaux brûlait ses victimes, après en avoir fait des morceaux dans sa cave… Un suprême espoir et une suprême terreur hâtaient leurs pas…