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La Machine à assassiner/12

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Raoul Solar (p. 119-122).
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XII

LA CAPITALE S’AGITE

Le matin où parut cet article était un dimanche. Quel dimanche pour les habitants de l’Île-Saint-Louis ! Ce fut une invasion des barbares !… En vérité on n’avait pas vu une pareille ruée sur ces rives depuis le siège de la Cité par les Northmans !… C’est peut-être remonter un peu loin, mais où et comment trouver des termes de comparaison ?…

Le populaire, dès onze heures, faisait le siège de la rue du Saint-Sacrement, secouait l’huis de l’horloger, envahissait le magasin de M. Birouste, donnait l’assaut à la boutique de Mlle Barescat !

C’est qu’il faut dire que Paris, dans les premières heures de la matinée, avait été inondé d’éditions spéciales… Tout d’abord, le premier mouvement de stupeur passé, on n’avait pas pu se regarder sans rire, on avait cru ou avait affecté de croire à quelque formidable « canard », à une nouvelle forme du « serpent de mer », et puis à neuf heures, l’Époque lançait sa seconde édition, dans laquelle elle mettait nettement en avant les services de la Sûreté générale, au grand désespoir de M. Bessières, du reste, qui se demandait avec rage quel était le traître qui avait pu si bien renseigner un journal (qui lui avait été souvent hostile) sur ses transes de la veille et la nécessité où il était maintenant de procéder pour cette affaire fantastique dans les formes employées pour les enquêtes ordinaires.

Il soupçonnait fort M. l’avocat général Gassier qui avait tout intérêt à déchaîner un scandale (qui donnait raison en somme, à la justice). Le parquet avait dû faire « marcher » le marguillier et même l’horloger… Il eût été plus logique de soupçonner « l’Émissaire », mais « l’Émissaire » n’aurait jamais causé d’ennuis à la police !… Au contraire, il avait toujours pris tous les ennuis pour lui… Il n’y avait aucune raison pour qu’il changeât ses habitudes.

Tant est que les indiscrétions ne s’arrêtèrent plus. Dans cette exceptionnelle édition de neuf heures, l’Époque publia toute l’enquête menée dans l’après-midi de la veille par les soins d’un commissaire de la Sûreté générale dans les bureaux du commissariat du quartier, c’est-à-dire qu’elle reproduisit les récits de Mlle Barescat, de Mme Langlois, de Mme Camus, de M. l’herboriste Birouste, tels que nous les avons donnés au moment où l’événement se produisit et sur lesquels nous ne reviendrons pas, et aussi l’extraordinaire récit de M. Lavieuville…

En plus, un reporter de l’Époque avait déjà eu le temps d’aller à Pontoise interviewer M. Flottard qui lui raconta comment son couteau neuf de Châtellerault était entré dans ce mannequin vivant comme dans une peau de tambour ; un petit « fait-diversier » avait retrouvé le garage où la poupée sanglante s’était arrêtée ; le chef des informations était allé lui-même à Corbillères, avait visité le pavillon, avait interviewé Mme Muche, de « l’Arbre Vert », qui n’était au courant de rien et à laquelle il révéla que son pensionnaire n’était ni plus ni moins qu’un automate assassin qui avait hérité du cerveau de Bénédict Masson, ce qui avait fait rire la brave dame, laquelle, comme nous le savons, riait de tout, depuis la mort de M. Muche.

À dix heures, une nouvelle édition spéciale publiait une interview de Baptiste, le garçon d’amphithéâtre qui travaillait pour Jacques Cotentin… Baptiste ne faisait aucune difficulté pour reconnaître qu’il avait bien rapporté la tête de Bénédict Masson à la rue du Saint-Sacrement !…

Tous ces faits, si ahurissants fussent-ils, concordaient tellement, que l’on cessa de rire. D’autant que toute la presse, en même temps, se mit à donner… Ce fut une débauche de papiers, d’éditions de plus en plus spéciales avec des titres qui donnaient le vertige comme celui-ci : Prenez garde à la machine à assassiner le monde !

Enfin ! il y avait une chose que l’on ne pouvait nier : c’est que la police prenait l’affaire au sérieux !… On interrogeait déjà les victimes de la poupée sanglante !… On recherchait les autres !… Et toute la brigade des inspecteurs de la Sûreté était à ses trousses !… Conclusion : allons faire un tour du côté de l’Île-Saint-Louis !

Si les cavaliers de la garde républicaine n’étaient soudain apparus, faisant circuler la foule au delà des ponts, sur les deux rives ; si les brigades centrales n’avaient établi de sérieux barrages, on ne peut prévoir les excès que l’on aurait eus à déplorer. M. Lavieuville, M. Birouste, Mlle Barescat, Mme Camus, Mme Langlois s’étaient réfugiés dans le clocher de l’église.

Quant à l’horloger, oncques on ne le vit. On sut depuis qu’il se trouvait alors caché chez un célèbre praticien, professeur à la Faculté, qui avait toujours montré beaucoup d’amitié pour Jacques Cotentin : M. Thuillier, l’un des esprits les plus ouverts de l’école, le chef de ceux que l’on appelait alors « les jeunes », lesquels étaient en guerre ouverte avec leur doyen, M. le professeur Ditte, l’une des vieilles gloires de l’institut.

Tout l’après-midi vit encore accourir, du côté de l’Île-Saint-Louis, les foules endimanchées. Il y eut ripaille dans tous les cabarets, de la Bastille à la place de l’Hôtel-de-Ville, de la Halle aux vins à la place Saint-Michel.

Pour bien comprendre l’étendue et la spontanéité du mouvement, il ne faut pas oublier due cette bombe de la « poupée sanglante » éclatait dans un terrain tout prêt à prendre feu et flammes. On ne parlait plus à Paris que des derniers crimes de Corbillères… L’innocence de Bénédict Masson… ou sa culpabilité donnaient déjà lieu aux discussions les plus ardentes !… La « poupée sanglante » était-elle, pouvait-elle être une solution de la question ?…

À six heures du soir, une dernière édition de l’Époque vint apporter un élément nouveau à l’avide curiosité de la foule : pour la première fois, la voix de la science se faisait entendre, et quelle voix, celle du professeur Thuillier lui-même !