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La Machine à assassiner/11

La bibliothèque libre.
Raoul Solar (p. 115-118).
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XI

LA POUPÉE SANGLANTE

C’est sous ce titre : la Poupée sanglante que, le lendemain matin, le journal l’Époque publiait, en première colonne, un article qui produisit d’abord un effet de stupeur sur tous les lecteurs de cet organe, lequel passait généralement pour sérieux et dont les informations étaient reproduites dans la presse du monde entier.

Ce titre était accompagné de sous-titres sensationnels qui annonçaient un événement inouï, invraisemblable, dépassant tout ce que l’imagination la plus folle était capable d’inventer dans le domaine de la science et du crime, double abîme insondable.

En même temps, dans un « chapeau », le journal prenait des précautions, mettait ses lecteurs en garde contre les surprises de la première heure, leur conseillait d’attendre que les services de la grande presse eussent eu le temps de contrôler les faits, avant de les juger. Quant à lui, il remplissait un office qui était, pour le moment, de pure information.

Il se bornait à narrer dans tous leurs détails les événements qui s’étaient produits la veille dans le cabinet du directeur de la Sûreté générale, les conversations qui s’y étaient tenues, les déclarations qui y avaient été faites, et cela d’une façon si précise que le rouleau ou le disque d’un phonographe n’eussent pas été plus fidèles. De telle sorte que, du commencement à la fin, les lecteurs passaient par les émotions si diverses que nous avons vues agiter ce pauvre M. Bessières, et restaient, comme lui, complètement abasourdis…

L’article même, qui n’était en somme qu’un rapport, était signé « XXX » et suivi d’une seconde note de la rédaction, N. D. L. R., où celle-ci, inquiète de l’effet produit, se livrait à des considérations générales qui tendaient à faire entendre que nous vivons dans un temps de miracles où il ne faut s’étonner de rien et où l’on a vu les rêves les plus extravagants des poètes et des romanciers se réaliser…

« Dans ce rapport qui (disait le journal), nous a été communiqué à une heure trop avancée de la nuit pour que nous ayons pu commencer notre enquête, nous n’eussions peut-être vu qu’un conte des plus ingénieux et renouvelé de Henri Heine, si les mains de qui nous le tenons et aussi, ce qui s’est passé dans la nuit, rue des Saussaies, ne nous avaient déterminé à le publier en tête de nos articles de reportage, tout en faisant nos réserves. Quant à ceux de nos lecteurs qui pencheraient pour la littérature quand même et qui eussent préféré voir figurer cette incroyable histoire à la rubrique de nos « Mille nouvelles nouvelles », ils n’y perdront rien et voici ici même « l’imagination » de l’auteur des Reisebilder. On ne peut faire mieux dans le genre, sur le papier… Ils y trouveront plus d’un point de contact avec l’effarant automate de la rue du Saint-Sacrement-en-l’Île.

« On raconte, a écrit Henri Heine, qu’un mécanicien anglais qui avait déjà imaginé les machines les plus ingénieuses, s’avisa à la fin de fabriquer un homme, et qu’il y avait réussi. L’œuvre de ses mains pouvait fonctionner et agir comme un homme ; il portait dans sa poitrine de cuir une espèce d’appareil humain, il pouvait communiquer en sons articulés ses émotions !… (La poupée sanglante, elle, ne parle pas !… mais elle écrit !… et avec du sang !) et le bruit intérieur des rouages, ressorts et échappements, qu’on entendait alors, produisait une véritable prononciation… Enfin, cet automate était un gentleman accompli, et, pour en faire tout à fait un homme, il ne lui manquait qu’une âme. Mais cette âme, son créateur ne pouvait la lui donner et la pauvre créature, arrivée à la conscience de son imperfection, tourmentait jour et nuit son créateur, en le suppliant de lui donner une âme. Cette prière, qui devenait chaque jour plus pressante, finît par devenir tellement insupportable au pauvre artiste qu’il prit la fuite pour se dérober à son chef-d’œuvre. Mais la machine-homme prend tout de suite la piste, le poursuit sur tout le continent, ne cesse de courir à ses trousses, l’attrape quelquefois et grogne à ses oreilles : Give me a soul !… (donnez-moi une âme !)

« Tel est le conte de Henri Heine, continuait la note de la rédaction. M. Jacques Cotentin, prosecteur à l’École de médecine de Paris (nous donnons tous les noms pour que dans cette prodigieuse histoire chacun soit obligé de prendre ses responsabilités et que, s’il y a autre chose qu’un conte, on ne puisse nous soupçonner d’avoir servi les intérêts de quiconque a été mêlé, de près ou de loin, au très inquiétant procès de Bénédict Masson), M. Jacques Cotentin, qui, lui, aurait donné, en même temps qu’un cerveau, une âme à sa poupée (et quelle âme !), n’est point poursuivi par son automate !… C’est lui qui le poursuit !… L’a-t-il rejoint ? Après avoir retrouvé les vêtements ensanglantés de sa fiancée, a-t-il pu enfin arrêter cette « machine à assassiner » qu’il aurait lancée sur le monde ?… Voilà ce que l’on se demandait, cette nuit encore, autour de M. Bessières !…

« Nous pouvons affirmer encore une chose, c’est qu’on ne traite plus cette affaire comme un conte, rue des Saussaies, et qu’au moment où nous mettons sous presse on se demande si le prosecteur n’aurait pas été victime, lui aussi, de son invention !…

« En effet, hors de la lugubre petite maison des Corbillères où l’horloger Norbert a vu Jacques Cotentin pour la dernière fois, on n’a plus retrouvé trace du prosecteur… pas plus que des premières victimes de Bénédict Masson !… pas plus que de Christine Norbert !… pas plus que de la poupée sanglante, elle-même ! »