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La Machine à assassiner/14

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Raoul Solar (p. 133-149).
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XIV

PARIS « PIQUÉ »

On conçoit l’effet produit par les déclarations d’une aussi haute personnalité.

La plupart de ceux qui hésitaient encore, malgré les faits, à adopter l’idée de la possibilité de la poupée, durent s’incliner. L’Époque tira à des centaines de mille exemplaires le numéro où se trouvait l’interview du professeur Thuillier… On se l’arrachait, on la lisait tout haut dans les cafés… Les transparents des grands journaux la reproduisaient et attiraient sur les grands boulevards, malgré le froid excessif, une foule qui arrêtait toute circulation…

« La poupée sanglante !… La poupée sanglante !… » On n’entendait que cela !… Une machine à assassiner le monde qui courait en liberté sur les routes, dont vous pouviez être victime d’un moment à l’autre et contre laquelle « il n’y avait rien à faire », puisqu’elle pouvait recevoir un coup de couteau jusqu’au manche sans en être plus dérangée que si on lui avait fait une caresse — et qui était en conséquence à l’épreuve de la balle… Que n’entendait-on pas ?… On aurait pu décharger sur elle une mitrailleuse !… les balles ne faisaient que la traverser sans lui donner même une démangeaison… et quant à ses parties vitales (le siphon, la tubulure, la « résistance », le « barbotage », tout le truc dont avait parlé le professeur Thuillier), vous pensez si elles devaient être garanties par un sérieux blindage, telle la chambre des machines d’un cuirassé !… Ah ! ce Jacques Cotentin qui avait fait revivre Bénédict Masson dans cet appareil de guerre, méritait, plus que lui, l’échafaud !…

Voilà où en étaient les esprits quand, à dix heures du soir, une édition spéciale du Quart d’Heure, journal en guerre ouverte avec l’Époque, publia, en réponse à l’interview du professeur Thuillier, les déclarations du doyen de l’École de médecine, M. le professeur Ditte, membre de l’Institut. Elles aboutissaient sans ambages à cette conclusion : « La poupée sanglante est impossible ! »

Alors les discussions reprirent de plus belle, avec un acharnement et une violence encore inégalés :

— Qu’est-ce qu’il en sait si elle est impossible ? s’écriait un « partisan » de Thuillier. Il n’a rien vu, rien entendu. Il n’a fait aucune enquête ! Il n’a interrogé personne, cette « vieille barbe ! » Il en est resté à Raspail ! Le père Thiers, non plus, ne croyait pas aux chemins de fer ! Votre doyen est le dernier des imbéciles !

— Et votre Thuillier, monsieur, est le premier des idiots !

Pan !… Pan !… gifles, bataille, verres cassés.

— Voilà peut-être ce que l’on a voulu ! faisait entendre un pacifique vieillard dans le coin où il s’était réfugié, loin de la bagarre. N’oublions pas, expliquait-il, que nous traversons une heure difficile, que « l’horizon extérieur » est sombre, qu’il ne nous reste plus de notre alliance avec l’Angleterre qu’un « pâle souvenir », enfin que les esprits sont inquiets, et j’ai toujours remarqué, dans ma déjà longue carrière, que, lorsque les esprits sont inquiets, les gouvernements ne trouvent rien de mieux pour calmer cette inquiétude que de leur verser l’épouvante par l’intervention de quelque fait divers ou procès nouveau dont on pourrait citer dix exemples. Je me bornerai, quant à moi, qui avais l’âge de raison au moment de la guerre de 1870, à rappeler la fameuse affaire Tropmann !… Messieurs, Tropmann n’a jamais existé !…

— Tropmann n’a jamais existé !… Eh bien ! et le champ Langlois, alors !…

— Un champ, monsieur, peut toujours exister, mais Tropmann est une invention de l’empereur comme votre poupée sanglante est l’invention de M. Bessières, de la Sûreté générale !… Je vous donne mon opinion, monsieur ; vous n’êtes pas obligé de la partager !… Vous êtes jeune encore ; quand vous aurez mon âge, il y aura des choses qui ne vous étonneront plus !…

Le vieillard qui parlait ainsi, dans une brasserie du boulevard Poissonnière, et qui, du reste, se vit traité de gâteux, s’appelait M. Thibault. C’était un petit rentier des Batignolles. Nous aurons l’occasion d’en reparler avant peu…

Malgré tout cet émoi que nous venons de décrire, nous pouvons avancer qu’il ne s’était passé rien encore à Paris, à propos de la poupée sanglante, en comparaison des événements qui s’y succédèrent les jours suivants. Ce fut comme un souffle de folie sur la capitale !

On gardera longtemps le souvenir de cette semaine fantastique qui débuta par la découverte du petit pistolet chirurgical et de son trocart !

Nous n’avons pas oublié que Christine, lors de son premier voyage à Corbillères, avait apporté, dans son sac à main, cet instrument fatal, et qui s’en était échappé. Ce fut un inspecteur de la Sûreté qui le découvrit entre les deux marches du perron qui conduisait chez l’homme de Corbillères, le surlendemain du jour où éclata l’affaire de la poupée sanglante…

Pour permettre au lecteur d’apprécier l’importance d’une telle découverte, nous ne croyons pouvoir mieux faire que de reproduire ici le communiqué quasi officieux des agences :

« On vient de faire à Cordillères une découverte sensationnelle, c’est celle de l’instrument avec lequel Bénédict Masson atteignait ses victimes avant de les étrangler… Il s’agit d’un petit pistolet automatique garni d’un trocart, construit sur le modèle de ceux qui servent en chirurgie et que l’on peut voir dans les vitrines des spécialistes de la rue de l’École-de-Médecine… Ce trocart est une aiguille creuse dans laquelle l’homme de Corbillères introduisait, avant de la lancer, quelques gouttes d’une sorte de poison somnifère qui lui livrait sa victime sans défense… C’est tout ce que l’on peut dire pour le moment, et les experts chimistes ne se sont pas encore prononcés sur la nature précise du liquide employé par Bénédict Masson ; mais voici, de ce fait, bien des choses expliquées : par exemple, l’assassinat sans combat, on peut dire sans résistance, du garde-chasse, le père Violette, qui était cependant un gars autrement solide que le petit relieur de la rue du Saint-Sacrement !…

« Ainsi se trouveraient également expliquées les singulières piqûres à la nuque ou au bras et même à la cuisse, des immolés de Corbillères… piqûres dont la répétition sur chaque cadavre avait intrigué la justice sans qu’elle fût arrivée à leur donner un sens !… Maintenant, on ne peut plus en douter !… Bénédict Masson piquait ses victimes à distance !… »

Ce communiqué, qui devait avoir bientôt une répercussion foudroyante sur la population parisienne, n’apparut réellement avec toute son importance que quelques heures plus tard, quand l’Époque, dans son édition de deux heures, reprit le texte même du communiqué pour lui donner toute sa portée judiciaire :

« Ce que le communiqué oublie de dire, précise l’ « Époque », c’est que les dernières victimes de Corbillères portent, elles aussi, comme le père Violette, cette mystérieuse blessure qui a été faite (on ne saurait plus en douter maintenant après les expériences de la matinée) par le trocart du pistolet automatique ! La poupée sanglante était donc armée du même instrument fatal que Bénédict Masson ! Voilà qui vient corroborer singulièrement l’opinion du professeur Thuillier !… Le jour n’est peut-être pas loin où nous retrouverons les cadavres de Christine Norbert et du prosecteur, marqués du même sceau : de cette petite tache funeste qui signale le passage du monstre !

« Et maintenant, continuait l’Époque, comment le pistolet à trocart se trouvait-il entre ces deux marches ?… De toute évidence, il a été perdu à cet endroit, sinon le redoutable Gabriel l’aurait encore sur lui !… Mais il y a, hélas ! une autre hypothèse qui paraît déjà aux inspecteurs de la Sûreté la plus vraisemblable, c’est que Bénédict Masson possédait chez lui, dans un endroit insoupçonné, plusieurs de ces armes singulières, et que celle-ci n’était pas nécessaire à la poupée pour continuer son œuvre de mort !… Le pistolet à trocart que l’on a trouvé a pu être perdu par Bénédict Masson lui-même avant la découverte de ses crimes, mais la poupée n’est pas désarmée !… »

Un frisson passa sur Paris. La poupée pouvait piquer à distance ! et on ne pouvait plus lui résister !… Voilà maintenant où menait la science ! trop de science !… Il y eut, dans les journaux les plus graves, des « premiers-Paris » où l’on déplorait le temps des diligences et des voleurs de grand chemin !… Au moins on pouvait prendre ses précautions et l’on savait ce qu’on risquait !… Mais allez donc vous garer des mauvais desseins d’un monsieur qui, habillé comme vous et moi, et doué d’une figure honnête, a dans la poche de son pardessus un petit pistolet à trocart !…

Perdu dans la foule, il vous atteindra et vous ne saurez pas ce qui vous arrive !… Vous vous dites : « Tiens, je me sens piqué ! » Vous n’y attachez pas d’importance, vous prenez le chemin du retour… vous vous sentez un peu étourdi !… Un inconnu s’approche de vous pour vous porter secours… Vous êtes mort !… dévalisé !… étranglé !… est-ce qu’on sait ?… Est-ce qu’on sait au juste ce que ce monsieur-là fait de ses victimes ?… On n’a pas retrouvé tous les cadavres faits par Bénédict Masson !… surtout les cadavres de femmes !…

Or, voilà que le lendemain du jour où parurent ces articles, il se produisit un événement qui acheva de tourner les têtes…

Une dame, jeune et jolie, qui était entrée dans un grand magasin des environs de l’Opéra pour acheter une paire de gants (du 6 1/4) fit entendre un cri, porta la main à sa hanche et dit dans un soupir : « On m’a piquée !… »

Elle tourna la tête n’aperçut que des indifférents qui passaient : « On m’a piquée ! on m’a piquée ! »

Alors on se précipita… Le chef de rayon, accompagné déjà d’une foule inquiète, conduisit la jeune dame défaillante à la porte d’un vestiaire où elle resta enfermée avec une employée de la maison pendant quelques minutes, au bout desquelles, l’employée réapparut en disant au chef de rayon : « Vite, un taxi ! »

Et cette employée avait les mains rouges !…

L’émotion fut considérable… Il n’y eut qu’un cri : la poupée ! la poupée !…

Chez certains, la crainte l’emporta et ils quittèrent en hâte l’établissement ; chez les autres, la curiosité fut la plus forte. Ils restèrent pour voir sortir la dame qui était fort pâle, que l’on soutenait, que l’on mit dans un taxi et qui fut accompagnée jusque chez elle par deux inspecteurs de la maison. Un agent requis monta sur le siège !…

Ce fait divers, relaté dans la presse du soir, eut un retentissement incroyable !… De toute évidence, la poupée était à Paris !… Il fallait bien qu’elle fût quelque part !… Du moment qu’on ne la trouvait pas en province, elle s’était réfugiée dans la capitale ! Où, mieux que là, eût-elle passé inaperçue ?

Le Quart d’Heure mit alors les pouvoirs publics en demeure d’arrêter la poupée ! Car elle existe ou elle n’existe pas Si elle existe, arrêtez-la !…

Mais tout le monde maintenant était d’avis Que la poupée existait et le terrible fut que tout le monde se fit un devoir de l’arrêter !…

Un nouveau communiqué des agences affirmant que la jeune personne qui avait été piquée dans un grand magasin de la rive droite l’avait été par un accident des plus ordinaires, n’eut aucun succès…

Les Parisiens avaient raison de se méfier. L’affaire devenait trop grave maintenant pour que les pouvoirs publics n’en redoutassent point les conséquences. Même si l’accident avait été moins simple que ne l’affirmait le communiqué de la Sûreté générale, n’était-il point du devoir de M. Bessières de calmer, avant tout, les esprits ? Mais, comme nous l’avons dit, tout fut inutile…

Le lendemain, une autre belle et jeune personne d’origine polonaise, nous précisons parce que nous avons le dossier sous les yeux, qui était entrée à l’église de la Trinité pour y faire ses dévotions, se dressa soudain sur son prie-Dieu, comme galvanisée. Elle aussi venait d’être piquée ! Elle poussa un cri d’effroi et de douleur qui attira le bedeau, cependant qu’une petite porte à tambour, qui se trouvait tout près d’elle, retentissait, comme se refermant sur la fuite de l’auteur de l’attentat…

Le bedeau, n’écoutant que son courage, se précipitait déjà quand la jeune personne, d’origine polonaise, le supplia de ne la point quitter : « Je sens que je m’endors ! » gémissait-elle. Il la reçut dans ses bras. C’est dans cette pose qu’il fut surpris par le premier vicaire, auquel il fallut, naturellement, donner des explications. Tous deux conduisirent la dame à la sacristie et la police fut prévenue par téléphone.

Le premier mot du commissaire fut de recommander le silence, mais une téléphoniste, qui avait surpris la conversation, n’eut rien de plus pressé que de raconter l’histoire (par téléphone) à ses amis et connaissances. Quelques heures plus tard tout Paris la connaissait… La poupée ne respectait rien ni personne… et elle était partout ! Après les grands magasins, les églises ; après les églises, les tramways et autobus…

Ce jour même, à cinq heures, Mme Sarah Tricoche, confectionneuse en chaussures, demeurant à Saint-Maur, avait pris place à l’arrêt, près de l’église de Belleville « en compagnie de son garçonnet » (style des faits divers) dans un autobus Saint-Fargeau-Louvre, se dirigeant vers la porte Saint-Denis. Elle s’était assise sur une banquette de première classe du premier rang à l’avant et à gauche et avait installé son fils près d’elle. Sur la banquette, vis-à-vis, se tenait un seul voyageur, un monsieur correctement vêtu.

Soudain, comme Mme Tricoche se baissait pour installer sous la banquette un paquet de marchandises qu’elle allait livrer, elle sentit près du poignet une vive douleur.

Sans perdre son sang-froid, saisissant la main du voyageur d’en face qui s’était baissé en même temps qu’elle, Mme Tricoche s’écriait : « Vous m’avez piquée ! »

Et la voyageuse montrait à l’appui de son dire une petite blessure noirâtre qui apparaissait sur sa main.

Le cri de la voyageuse avait, comme bien l’on pense, provoqué une violente émotion parmi les occupants de l’autobus. L’homme, qui avait violemment dégagé sa main de l’étreinte, protestait hautement de son innocence, cependant que plusieurs voyageurs, parmi lesquels un agent en civil, l’entouraient et l’appréhendaient.

Immédiatement fouillé, celui que l’on accusait ainsi ne fut trouvé porteur d’aucun instrument piquant, et les recherches opérées aussitôt sur la banquette et le plancher de l’autobus ne firent rien découvrir de suspect.

Cependant la plaie que portait la victime attestait d’une façon formelle qu’elle avait reçu une piqûre.

C’est alors qu’une autre voyageuse déclara avoir aperçu quelques instants auparavant, sur la plate-forme, un individu d’aspect singulier, dont le col du pardessus était relevé sur un visage aussi impassible et aussi dur que celui d’une statue… Enfin cet individu semblait avoir la main refermée sur un instrument d’acier…

Il n’en fallait pas tant !…

— C’est la poupée sanglante !… C’est la poupée sanglante ! s’écrièrent vingt voix.

— Et où est-il descendu ?… demanda l’agent.

— Quand madame a crié, instinctivement, j’ai tourné la tête… Il n’était plus là !… Mais je l’ai aperçu sur le trottoir qui courait dans la direction du boulevard !… Un grand pardessus noir lui descendait jusqu’aux talons !… Son chapeau de feutre marron était enfoncé jusqu’aux oreilles !…

L’autobus s’était arrêté… l’agent s’élançait déjà dans la direction indiquée… dix autres voyageurs sautèrent de l’autobus, derrière lui… Toute cette troupe courait bousculant tout sur son passage et entraînant dans son sillage tous les badauds !…

— Qu’y a-t-il ?… Qu’y a-t-il ?…

— La poupée sanglante ! la poupée sanglante !…

Et l’on courait !…

Après quelques tribulations, hésitations, puis reprise éperdue de la course provoquée par quelque flâneur qui, après s’être renseigné sur la cause de tout cet émoi, affirmait soudain « l’avoir vu passer !… » toute la troupe arriva devant le musée Fralin dont la porte était grande ouverte sur une voûte plongée dans une demi-obscurité… Qui ne connaît le musée Fralin ? Il a été l’étonnement de notre enfance et la joie de notre âge mûr… Avec le tombeau de l’Empereur, le Panthéon et la Tour Eiffel, il constitue pour les touristes de la province et de l’étranger une de ces étapes d’où l’on revient chez soi planter ses choux avec l’orgueilleuse certitude de ne rien ignorer des merveilles de « la capitale du monde moderne… » La porte de fer qui s’ouvrait sur cet antre mystérieux où l’art léger d’une habile statuaire semble avoir ressuscité, en des figures auxquelles il ne manque que la parole, les gestes les plus fameux de l’histoire, était entr’ouverte.

— Il est peut-être entré là ? dit une voix.

— Dame ! fit une autre, un automate, ça ne peut pas être mieux caché qu’au milieu des poupées de cire !…

Cette phrase était foudroyante de logique…

Les trente personnes qui l’avaient entendue, laissant courir les autres, pénétrèrent sous la voûte, ou plutôt s’y ruèrent, bousculant les employés, sautant par-dessus les tourniquets… Elles arrivèrent ainsi, essoufflées et un peu ahuries, dans les premières salles de ce musée de l’illusion…

Un bon père de famille qui s’était ingénié, comme il arrive souvent, à rester immobile sur une banquette, histoire d’intriguer les visiteurs et d’amuser sa petite famille aux aguets non loin de là, s’étant levé tout à coup, comme détendu par un ressort, passa là peut-être le quart d’heure le plus désagréable de sa vie…

Heureusement pour lui qu’il n’était pas muet. Comme il protestait avec des cris épouvantés contre l’affreux traitement qu’on lui faisait subir, quelqu’un fit observer que la poupée ne parlait pas, ce qui le sauva d’un dépeçage en règle ; mais on ne l’en rendit pas moins fort endommagé à ses enfants en larmes. Il quitta l’établissement en jurant de n’y plus remettre les pieds et il reprit le soir même le train pour Angoulême.

Malgré les efforts des employés, le groupe envahisseur continuait sa folle inspection, secouant les mannequins à n’en plus laisser que la carcasse.

Nous n’insisterons pas sur cette déplorable expédition, qui ne fut qu’un incident, du reste, dans le tumulte général qui gagna la capitale. Rappelons seulement que dans les caveaux où sont exposées quelques scènes de la Révolution, des personnages historiques, qui avaient le tort d’être habillés à peu près comme l’était Gabriel quand il était apparu pour la première fois dans les boutiques de la rue du Saint-Sacrement, — costume qui avait été complètement décrit par les journaux — furent réduits en miettes par ces nouveaux iconoclastes… Qu’auraient-ils laissé, ces sauvages, de tant de tableaux charmants et familiers qui font la joie de nos dimanches, si la police n’était enfin intervenue ?…

Dehors, c’étaient les messieurs en pardessus noir et au chapeau marron qui couraient le risque du martyre… Que de scènes grotesques qui faillirent tourner au tragique !… Le geste un peu bizarre de la personne la plus inoffensive donnait le signal de l’assaut !… Enfin, quand on ne faisait pas de geste du tout, on s’exposait à être déchiré !… Rappelez-vous !… Rappelez-vous !… Un assoupissement pouvait vous être fatal… Un monsieur qui s’était endormi dans un tramway et qui avait le malheur de ne pas ronfler était soudain secoué comme un panier par les voyageurs en délire qui lui criaient :

Parlez !… parlez !…

— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? suppliait le pauvre homme, au comble de l’épouvante.

— Rien ! cela suffit !…

Tout de même, il était dangereux d’avoir, comme on dit, un « sommeil d’enfant ! »

Les jours suivants, l’affaire des piqûres prit des proportions fantastiques…

Il y eut dix, vingt, trente, cinquante piqués entre onze heures du matin et sept heures du soir, car l’événement se passait généralement dans les grands magasins, à l’heure de la pleine vente, quand la foule se presse devant les « occasions !… »

Cela devenait une maladie, une épidémie !… Des femmes criaient qu’elles étaient piquées quand elles ne l’étaient pas ! Mais elles avaient cru l’être, ce qui était autrement terrible, car cela ouvrait la porte à une suggestion générale qui rappelait, dans le moderne, les suggestions de saint Médard et les fanatiques de la fontaine des Innocents !…

« En voilà assez ! s’écria le préfet de police, qui était un homme d’une intelligence remarquable, il faut en finir !… »

Et voilà, en effet, comment on en finit… ou à peu près… Comme il était impossible d’arrêter le ou les piqueurs, on arrêta les piqués !…

Nous avons eu l’occasion de parler d’un M. Thibault, petit rentier des Batignolles, qui avait causé une sorte de scandale dans une brasserie des grands boulevards en déclarant que « la poupée sanglante » n’était qu’une invention du gouvernement destinée à détourner les esprits de problèmes autrement graves ! Or, il arriva que ce M. Thibault, qui, bien qu’habitant les Batignolles, venait tous les jours prendre son apéritif sur le boulevard (M. Thibault disait volontiers : « Je suis le dernier boulevardier »), il arriva, disons-nous, que ce M. Thibault, en passant devant un grand magasin dont les trottoirs étaient particulièrement encombrés par une clientèle féminine alléchée par un solde de bas de soie, s’arrêta quelques secondes pour contempler un spectacle qui — peut-être eut-il le tort de le dire trop haut — ne manquait point d’un certain piquant !…

Il fut immédiatement puni de cette innocente critique à l’adresse de la coquetterie de ces dames au milieu desquelles il s’était glissé avec la bonne humeur d’un vieux Parisien nullement ennemi de la gaudriole, par la sensation fort désagréable d’une aiguille qui lui entrait assez profondément dans la partie la plus charnue de son individu !…

Il poussa un cri en portant la main à la place attaquée, se retourna d’un bloc pour surprendre son lâche agresseur, n’eut que le temps de voir disparaître au coin de la rue une forme vague et bondissante, appela immédiatement à son aide :

— À moi !… je suis piqué ! je suis piqué !…

Aussitôt des sergents de ville accoururent… qui l’arrêtèrent !

— Oui, oui ! mon vieux ! tu l’es piqué ! tu l’es plus que tu ne le crois !… Mais, calme-toi ! nous allons te soigner !

D’abord il ne comprit point ce qu’on lui voulait. Il ne commença à se faire une idée approximative de son aventure qu’au poste où il fut projeté, en attendant l’arrivée de M. le commissaire, dans une petite pièce sombre et puante déjà occupée par quelques clients d’occasion.

— Mais, messieurs les agents !… je ne demande qu’à être examiné !… protesta-t-il, éperdu : je souffre !… Je vous jure que j’ai été piqué !…

— Ah ! tu as été piqué !… grogna l’un de ces dévoués représentants de la force publique, en avançant sur le pauvre homme un visage de guerrier énergique, fortement moustachu… Ose dire encore que tu as été piqué !…

— Oui, monsieur l’agent, j’ai été piqué !

— Eh bien !… et ça, « est-ce que ça pique ?… »

Et le représentant de la force publique envoya rouler sur le banc, d’une solide caresse de son poing entre les deux yeux, M. Thibault, petit rentier des Batignolles.

Sur quoi, la porte se referma…

Une demi-heure plus tard, elle se rouvrait :

— L’homme qui a été piqué ! appela l’agent…

M. Thibault, à peine remis de son émotion, se présenta ; l’agent le conduisit devant M. le commissaire.

Celui-ci paraissait de la plus méchante humeur du monde. Il jeta sur le prisonnier un regard à la Fouquier-Tinville :

— Vos nom, prénoms et qualités ?…

— Aurélien Thibault, rentier aux Batignolles.

— Il paraît, monsieur, si j’en crois le rapport de mon brigadier, que vous auriez été piqué ?…

— Erreur !… monsieur le commissaire, erreur !… j’ai pu penser, j’ai pu croire… mais maintenant je puis vous jurer… je vous jure que je n’ai pas été piqué !…

Alors le commissaire se leva. Il n’avait plus son regard à la Fouquier-Tinville. Le plus aimable sourire s’épanouissait sur sa lèvre en fleur…

— Je crois, mon cher monsieur Aurélien, que vous avez compris ?

— Oui, monsieur le commissaire, j’ai compris !…

— Vous êtes un homme remarquablement intelligent mon cher monsieur Aurélien. Permettez-moi de vous serrer la main !

— Trop aimable, monsieur le commissaire !… Et maintenant, je puis me retirer ?…

— Non ! monsieur Aurélien, non !… Nous vous garderons encore vingt-quatre heures !… Un homme intelligent comme vous comprendra que, pour que les autres comprennent, eux aussi, nous sommes dans la nécessité de vous garder encore vingt-quatre heures !… Quand les autres sauront qu’il en coûte vingt-quatre heures de boîte pour avoir été piqué ou pour croire que l’on a été piqué, personne ne le sera plus !…

M. Thibault ne protesta point. Il ne croyait plus à la justice de son pays, il ne croyait plus à rien de ce qui fait la force morale des petits rentiers des Batignolles. Il ne croyait plus qu’à la poupée !…

Comme nous l’avons fait prévoir, cette méthode eut d’excellents résultats, et déjà M. Bessières, bien que l’initiative en eût été prise par son collègue de la préfecture, était le premier à s’en réjouir, quand il vit paraître dans ses bureaux de la rue des Saussaies un homme dont il n’avait pas eu de nouvelles depuis le jour où il l’avait envoyé en mission.

— Ah ! vous voilà, « l’Émissaire » ! s’écria-t-il sur un ton assez joyeux, car ce jour-là il n’y avait pas eu de piqués du tout. Eh bien ! qu’êtes-vous devenu ? Je croyais que la poupée sanglante vous avait mangé ?

— La poupée sanglante ne mange pas, répondit M. Lebouc sur un ton si grave que le directeur de la Sûreté générale en perdit aussitôt le sourire. Du reste, je ne reviens pas ici pour vous entretenir de la poupée !

— Tant mieux 1 Monsieur Lebouc, tant mieux ! moins on en parlera, mieux cela vaudra ! Déjà elle ne pique plus personne. Dans quinze jours, il n’en sera plus question, une autre affaire éclatera et celle-ci sera enterrée. Et je vous prie de croire que ce n’est pas moi qui la regretterai.

— Monsieur le directeur, l’affaire que je vous apporte est autrement grave que celle que nous avions imaginée !

— Mais je n’ai rien imaginé du tout, moi ! Allez dire cela à M. Grassier et à ces messieurs de la place Vendôme !

— Monsieur le directeur, si je suis resté à Corbillères tous ces jours-ci…

— À Corbillères ! Mais on ne vous y a pas vu, à Corbillères ! J’ai demandé de vos nouvelles à tous mes agents, à mes inspecteurs !

— Eh bien ! monsieur, j’y étais… et si j’y étais, alors que la poupée n’y était plus, soyez persuadé qu’il y avait une puissante raison à cela…

— Qu’est-ce que vous allez encore me raconter ?

— Une chose épouvantable !

— Épouvantable ?

— Épouvantable !… Nous sommes bien seuls ?

M. Lebouc se leva, s’assura de la fermeture des portes, revint à son chef et lui parla bas à l’oreille pendant au moins cinq minutes…

M. le directeur d’abord jura, puis injuria… et puis se tut et écouta. Et puis croisa les bras sur sa poitrine haletante et enfin éclata :

— Ça n’est pas possible ! ça n’est pas possible !

Lebouc, un peu pâle, se taisait maintenant.

M. Bessières lui saisit les mains à les lui broyer !

— Écoutez… « l’Émissaire ! » vous n’êtes pas un imbécile. Eh bien ! il faut vous taire ! et ne rien faire, absolument rien ! sans que je vous aie dit : « Allez ! » Je cours tout de suite chez le ministre ! Attendez-moi ici !…

Un quart d’heure plus tard, M. Bessières était de retour dans son cabinet. Il en était parti congestionné, la figure prête à éclater et telle un boulet rouge. Il y revint plus pâle que M. Lebouc.

— Savez-vous ce que le ministre m’a dit, « l’Émissaire » ?… Il m’a dit que vous étiez plus dangereux que la poupée ! Et maintenant, f… le camp ! Et surtout, silence, n. de D. !…

Le lendemain matin on lisait ces quelques mots en première page, sous une grosse manchette de l’Époque :

L’affaire de la poupée sanglante, qui a déjà fait couler tant d’encre… et tant de sang, va entrer dans une phase nouvelle et prendre une ampleur effroyable, si on a le courage d’aller jusqu’au bout

Ceci était signé des XXX que l’on avait déjà remarqués au bas de l’article qui avait fait éclater l’affaire à son début…