Aller au contenu

La Machine à assassiner/15

La bibliothèque libre.
Raoul Solar (p. 151-163).
◄  XIV
XVI  ►

XV

SUR LA PISTE

Si l’inspecteur Lebouc, pour des raisons que nous connaîtrons bientôt, avait abandonné la piste de la poupée sanglante, Jacques Cotentin, que nous avons laissé à Corbillères, en face des vêtements en lambeaux de Christine, s’était mis, lui, plus que jamais à la poursuite de Gabriel…

Après l’épouvante du premier moment, le prosecteur croyait avoir acquis, sinon la certitude, au moins l’espoir que sa fiancée vivait encore. Il n’eût pu dire exactement comment s’était terminé, entre la jeune fille et le redoutable automate, le drame qui avait tout bouleversé dans cette chambre ; mais bien des indices lui permettaient de croire que s’il n’avait retrouvé de Christine que sa sinistre défroque, c’est que Gabriel la lui avait fait quitter pour qu’elle revêtît du linge frais et des vêtements décents… quelques étiquettes restées sur le parquet et révélant les prix d’un magasin de nouveautés de Melun le mirent à même de faire une rapide enquête qui aboutit vite à des renseignements précieux.

D’autre part, il découvrit, sous le hangar, la preuve du passage de la petite auto à conduite intérieure volée à ce pauvre M. Lavieuville ; et même mieux que son passage : les raisons évidentes de son stationnement dans le mystérieux enclos. Quelques boîtes de peinture fraîchement ouvertes, deux gros pinceaux abandonnés encore enduits de la matière colorante, non seulement attestaient la toilette que l’on avait fait subir à la petite auto, mais encore apportaient le plus formel des témoignages sur son mode de camouflage… Si bien qu’après un voyage de quelques heures à Melun, Jacques Cotentin était suffisamment renseigné pour se faire une idée de la façon dont étaient habillés et la voiture et ceux qui l’occupaient.

N’ayant rien laissé derrière lui, dans la maison de Corbillères, de ce qu’il y avait trouvé, de façon à n’être point gêné dans ses propres recherches (car il redoutait par-dessus tout, dans cette affaire, l’intrusion de la police) il put donc se lancer aux trousses de son automate avec toutes les chances de le rejoindre au plus tôt.

Il n’avait déjà que trop perdu de temps. Le sort de Christine devait être lamentable. Les traces de la dernière lutte qu’elle avait eue à subir à Corbillères contre les exigences de la poupée, prouvaient que la malheureuse fille de Norbert n’avait accompagné le monstre qu’à son corps défendant et continuait à être sa proie…

Aussi, quelle ne fut pas la surprise du prosecteur quand, sur le chemin suivi par les fugitifs, dans une petite auberge des bords de la Marne, il apprit que c’était la jeune fille qui était descendue de l’auto et avait fait elle-même toutes provisions nécessaires avant d’aller rejoindre dans la voiture le jeune homme qui l’y attendait, assis tranquillement au volant…

Après les sanglantes étapes d’une piste où il n’avait découvert jusqu’alors que coups et blessures pour Christine, Jacques ne pouvait que se réjouir de voir que les choses tournaient moins au tragique que le début de l’aventure ne le faisait prévoir… Il s’en réjouit certainement, mais il n’en fut pas moins intrigué…

Les voyageurs avaient fait le tour de Paris et pris le chemin de la Touraine, que Jacques connaissait bien… Pour reconstituer cet itinéraire, il perdit encore un certain temps, car la petite voiture à conduite intérieure ne suivait pas toujours la grand’route… Les voies détournées dans lesquelles elle s’était engagée plus d’une fois témoignaient d’une telle astuce de la part du conducteur que Jacques, en d’autres circonstances, eût pu s’en montrer fier. Hélas ! depuis qu’il avait mis son automate au monde, événement qui devait le remplir d’orgueil et de gloire, ce n’est pas trop nous avancer de dire que Jacques Cotentin n’était plus fier de rien !…

Chose extraordinaire, sa taciturnité naturelle ne faisait qu’augmenter au fur et à mesure qu’il avait de nouvelles preuves que Christine ne suivait plus Gabriel comme une prisonnière, mais comme une compagne…

S’il se réjouissait d’un pareil changement, comme nous l’avons présumé, il faut avouer que Jacques Cotentin avait la réjouissance triste !

Il y a des caractères ainsi formés qu’ils se montrent indifférents et d’autant plus moroses qu’ils sont intimement satisfaits.

La surprise de Jacques Cotentin ne fit qu’augmenter quand il constata que nos jeunes gens, en quittant Tours, avaient pris le chemin de Coulteray.

— Ce doit être là une idée de Christine, se dit-il.

Ainsi en était-il arrivé à cette conception que cette singulière « randonnée », après avoir été inspirée — et comment ! — par Gabriel, était maintenant dirigée par la jeune fille elle-même. C’était l’automate qui faisait maintenant tout ce qu’elle voulait !

Et qu’est-ce qu’elle voulait ? Revoir ces lieux dont le souvenir la hantait, où elle avait laissé l’ombre, dangereuse pour son imagination, de la pauvre marquise, fantôme pâle qui sortait de sa tombe à minuit pour faire un petit tour dans les cimetières !…

« Eh bien, se dit Jacques après un instant de réflexion qui sembla lui rendre subitement quelque énergie, va pour Coulteray ! Aussi bien, ce sera une raison de revoir cet excellent docteur Moricet, dont je n’ai pas eu de nouvelles depuis quelque temps ! »

Jacques avait loué une petite torpédo qu’il conduisait lui-même. Quand il arriva à Coulteray, il s’en fut tout de suite à l’Hôtellerie de la Grotte aux Fées et demanda le patron.

— Ce bon M. Achard n’est pas encore tout à fait « remis », lui répondit la servante, mais si monsieur veut lui parler, je pourrais l’accompagner jusqu’à la chambre de mon bon maître…

— Il a donc été malade | interrogea le prosecteur, qui se souciait de la santé du « bon maître » comme de sa première pièce anatomique.

— Oh ! oui, monsieur, bien malade !… mais il est raisonnable, allez !… Il fait tout ce que lui ordonne monsieur le docteur… Il suit bien son régime !…

Là-dessus, la servante poussa une porte :

— Voilà un voyageur qui voudrait vous parler, monsieur, à moins que ça ne vous dérange ?…

— Que non pas !… que non pas !… fit entendre le père Achard… quand oh est malade, on n’a jamais trop de compagnie !… Entrez donc, monsieur, et prenez la peine de vous asseoir !…

Jacques fit le tour d’un paravent et aperçut le malade. Il était assis, un bonnet de coton enfoncé jusqu’aux oreilles, en face d’un magnifique feu de bois qui embrasait la haute cheminée. Devant lui, une table, abondamment garnie de victuailles et de fioles où pétillait le joli petit vin d’Anjou, attendait le bon plaisir du convalescent, lequel était fort occupé, pour le moment, à arroser de son jus, par le truchement d’une cuiller à long manche, une appétissante poularde de Tours qui tournait sur sa broche, dans la cheminée.

— Ah ! bah ! fit Jacques, qui n’était pas habitué aux « régimes » de ce pays de Cocagne, je vois que si vous avez été souffrant, cela va un peu mieux, mon bon monsieur Achard !…

— Euh ! euh ! répliqua l’autre en hochant la tête, je fais tout ce que je peux pour cela !… Je suis tout de même un peu inquiet !… Le docteur Moricet m’a plaqué là depuis vingt-quatre heures, et je suis bien obligé de me débrouiller tout seul !…

— Je vois que vous ne vous en tirez pas mal !…

— C’est mon régime, monsieur !… et bien que vous me sembliez à peu près bien portant, je vous offre volontiers de le partager. Tout l’honneur sera pour moi !…

Jacques s’assit en remerciant : il n’avait pas faim !…

— Il faudra « consulter », monsieur !… et surtout consulter le docteur Moricet !… Il n’y a pas deux médecins comme lui pour guérir ces maladies-là… Moi aussi je n’avais plus faim !… Eh bien, il m’a dit : « Faut manger, père Achard !… » Et je mange !…

— Mais qu’avez-vous donc ? demanda le prosecteur… vous avez une mine superbe !…

— Euh ! euh ! gémit l’autre en engloutissant une moitié d’andouillette fumante qui embaumait une platée de lentilles qu’on lui avait servie en guise de soupe… Euh ! euh !… il ne faut pas juger les gens sur la mine !… Ainsi moi, tel que vous me voyez là, eh bien, je suis très mal fichu !…

— Où souffrez-vous donc ?

Du côté, monsieur… du côté moral !

— Ah ! ah ! c’est le moral.

— Oui, monsieur, c’est le moral. Ah ! j’ai le moral très malade ! C’est le docteur qui l’a dit.

— Monsieur, dit Jacques en souriant, car il croyait que le père Achard se gaussait de lui, à la mode de ce terroir qui connaît et apprécie la plaisanterie rabelaisienne… monsieur, je vous souhaite une prompte guérison. En attendant, voici ce qui m’amène. Vous ne me reconnaissez pas, monsieur ?

Le père Achard le regarda et puis posa sa fourchette et sa cuiller, car il se servait des deux mains à la fois… et puis fronça les sourcils :

— Ah çà ! mais, fit-il, je ne me trompe pas… C’est bien vous qui êtes venu dîner à la maison le jour où nous avons enterré « l’empouse ? »

— Parfaitement, monsieur Achard, parfaitement. Vous y êtes.

— C’est vous qui étiez installé au château, continua l’autre en fronçant de plus en plus les sourcils, avec cette jeune fille qui avait été l’amie de la marquise ?

— Oui, monsieur Achard ! c’est cela même, et c’est avec cette jeune fille que je suis venu dîner chez vous. Vous la rappelez-vous, elle aussi !

— Si je… ah ! je crois bien que je… Je n’ai rien oublié de la nuit terrible, allez !… Tenez ! rien que d’y repenser, je sens que mon moral ref… le camp !…

Et il fit disparaître la seconde moitié de l’andouillette, d’un coup de dent formidable… Sur quoi, il vida d’une haleine une demi-bouteille de Vouvray, s’essuya le bec et considéra Jacques Cotentin avec une sorte de consternation mélancolique presque attendrissante !

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ? demanda-t-il.

— Je voudrais savoir si cette jeune fille, vous l’avez revue ?… si elle est repassée par ici !…

Le père Achard poussa un soupir :

— Faut pas vous en faire, jeune homme !… Croyez-moi : les femmes, même les meilleures, c’est toujours travaillé par le diable !… Croyez-en un homme qui n’est pas plus moche qu’un autre, qui a toujours été gentil avec le sexe et qui a toujours été trompé !… On s’y fait, jeune homme, on s’y fait !… s’il n’y avait plus que ces histoires-là pour me rendre malade, je vous jure bien que je n’aurais pas besoin, en ce moment, de garder la chambre. Allons, vous prendrez bien un verre ! C’est du soleil en bouteille que ce vin-là !… ça vous remettra le cœur !… Eh bien, oui, elle est revenue !… il n’y a pas huit jours ! et elle était avec un autre !… C’est la vie !…

Il y eut un silence. Puis, après une nouvelle rasade, l’autre reprit :

Elle ne s’est pas arrêtée longtemps, par exemple… Ils étaient dans une petite auto, elle en est descendue… et on lui a garni son panier à provisions !… Vite, elle est remontée auprès de son godelureau… Elle avait comme honte de se faire voir… je me suis avancé pour voir avec qui elle était… Eh bien, vous savez, celui qui vous remplace, soit dit sans vous offenser !… c’est un beau gars !… Si ça peut vous consoler !… Ah ! les femmes !… Enfin !… Ils sont repartis dans la direction du château ; j’ai su depuis qu’elle était allée faire ses dévotions sur la tombe de l’empouse… et puis je ne les ai plus revus…

— Et l’empouse, l’avez-vous revue ?… lança Jacques, sarcastique, et qui, tout en faisant bonne figure aux singulières considérations du bonhomme relatives à son infortune, avait une envie furieuse de lui casser sa soupière sur la tête.

Mais il ne s’attendait pas à l’effet qu’allait produire sa question, faite sur le ton supérieur d’un esprit qui se moque d’un imbécile.

Le père Achard se leva d’un bloc ; ses belles couleurs, d’un coup, avaient disparu. Un nuage inquiétant avait soudain répandu son voile sur ses yeux naguère aussi pétillants que le vin où ils retrouvaient la joie de vivre…

— Oui, monsieur !… oui ! fit-il d’une voix sourde, je l’ai revue !… et pas plus tard que la nuit même, tenez ! où « votre ancienne amie » est repassée par l’auberge… et je n’ai pas été le seul à la revoir !… et ceux qui l’ont revue en ont été aussi malades que moi !… Moi, j’en ai eu comme un coup de sang… Bridaille, le forgeron, en a conservé comme une maladie de cœur… Il n’a plus de force en rien… et il lui en faut dans son métier !… Verdeil, qui tient le garage au coin du pont, en a eu l’esprit si troublé qu’il prend, depuis, sa gauche pour sa droite, ce qui est, paraît-il, très dangereux pour conduire une automobile…

« C’est que, monsieur, ça n’a pas été, comme la première fois… où nous l’avions aperçue, nous autres, de si loin, qu’on a pu, depuis, nous raconter tout ce que l’on a voulu !… Ceux qui n’ont rien vu sont bien forts pour se ficher de nous !… Je regrette qu’ils n’aient pas été à notre place !… Tenez, monsieur, la dernière nuit dont je vous parle, c’était du reste le dernier mardi, nous étions dans la salle de billard : Bridaille, Verdeii et moi !… Nous venions de terminer la partie et chacun se disposait à aller retrouver son lit… Verdeil avait déjà allumé sa lanterne… mais le gaz était encore allumé au-dessus du billard… c’est vous dire si on y voyait clair dans la salle !… Tout d’un coup, on a frappé à la fenêtre…

« Tiens ! fit Bridaille, je parie que c’est ma femme qui vient me chercher !

« Et il ouvre la fenêtre…

« Alors, nous, tous les trois, nous poussons un cri et nous reculons ! Tout près de la fenêtre, à la toucher ! c’était l’empouse.

« Ah ! il n’y avait pas à s’y tromper ! C’était la marquise de Coulteray, aussi blanche que la neige qui n’avait pas cessé de tomber depuis le matin. Et puis, nous avons bien reconnu sa voix.

— En vérité, fit Jacques qui, malgré lui, était légèrement ému. Elle a parlé ?

— Si elle a parlé ! Voilà ce qu’elle nous a dit, et nous l’avons encore tous dans l’oreille : « C’est moi, père Achard ! Il fait bien froid cette nuit et j’ai peur, toute seule, sur les routes !… Voulez-vous me reconduire à mon tombeau ? »

« Ah ! je n’invente rien, je vous assure ! Nous étions incapables d’un mouvement et quasi changés en statues.

« Tout à coup, elle s’est mise à pousser un cri perçant, comme un vrai oiseau de nuit… et elle s’est sauvée !… Nous avons vu son fantôme disparaître au coin de la route, poursuivi par un autre fantôme !… Les fantômes d’empouses, la nuit, ça doit se courir après… est-ce qu’on sait ?… Moi, je suis tombé raide sur le plancher… Bridaille, qui a toujours eu de la religion, était à genoux, plus ému qu’une nonnain qui vient d’entrevoir l’enfer… C’est Verdeil qui a encore eu la force de refermer la fenêtre…

« Ils ont couché de nouveau cette nuit-là à l’auberge et le lendemain matin ils sont rentrés chez eux… Mais nous étions tous les trois si malades qu’il a fallu aller chercher le docteur… Comme un fait exprès, il était absent !… Oui, paraît qu’il était allé voir un client en Sologne !… Il n’est revenu que le soir… Il nous a trouvés bien bas… Nous lui avons raconté l’affaire… Il a dit tout de suite : « Je vois ce que c’est ! c’est le moral qui est affecté !… » Oui, monsieur !… Le docteur Moricet n’est pas le premier venu… c’est un homme qui connaît son affaire !… Eh bien, il nous a tous examinés… et depuis ce soir-là, nous avons tous la même maladie, qu’il dit : ça s’appelle un moral affecté !…

— Alors ! fit Jacques, il vous a ordonné à tous trois le même régime ?

— Juste… Et on le prépare ici !… Si vous étiez passé par la cuisine, vous auriez vu « le régime » que la servante va porter à Bridaille et à Verdeil !… Mais c’est moi, sans contredit, qui suis le plus malade, et c’est moi qui ai le plus fort régime, comme ça se comprend tout seul !… Monsieur ! d’avoir reparlé de ça ! je sens que mon moral est repris !… je vais attaquer la poularde !… »

Achard ne souriait pas. Jacques non plus, du reste… Il résista à une dernière offre de son hôte, prit congé, remonta tout de suite dans son auto…

Il s’arrêta devant la demeure du docteur Moricet où la servante lui dit que « monsieur était absent et ne serait point de retour avant la nuit… » Là-dessus, il s’en fut au garage Verdeil, qui était au carrefour de trois routes, au coin du pont, et se livra à une rapide enquête auprès du garçon de qui il tira ce renseignement sûr que l’auto qui l’intéressait avait fait de l’essence et avait réparé le mardi précédent pour se lancer de là sur la route de Saumur, c’est-à-dire à l’ouest… Muni de ce renseignement, il en profita, au grand ahurissement du garçon pour prendre la route de l’est, qui conduit en Sologne…

Cependant, il repassait au même endroit à dix heures du soir et allait coucher à Saumur…

Le lendemain matin, à Saumur, il apprenait que les deux voyageurs qu’il recherchait étaient descendus, vers les deux heures du matin, le mercredi précédent, dans le même hôtel que lui, qu’ils avaient demandé deux chambres, que, levés à l’aurore, ils avaient laissé en garde au garage de l’hôtel leur petite auto à conduite intérieure et qu’ils avaient fait porter leur bagage à la gare… Jacques put voir l’auto et s’assurer ainsi qu’il était toujours sur la bonne piste.

En interrogeant le porteur de l’hôtel, il apprit que les deux voyageurs avaient pris un billet direct pour Nice !

Venir à Saumur pour prendre un billet pour Nice, n’était-ce point là le comble de la ruse pour un automate ?

Un express qui, par Tours, allait rejoindre le P.-L.-M. à Lyon passait une heure plus tard ; Jacques le prit, après avoir, lui aussi, laissé à Saumur son auto, dans le même garage…

Il n’osait télégraphier à l’horloger de lui envoyer une dépêche dans une gare du parcours, Lyon, Avignon ou Marseille, de peur de donner l’éveil à la police avant qu’il n’eût rejoint lui-même la poupée, jugé en toute impartialité la situation et pris ses décisions. Et cependant il brûlait du désir de savoir si Christine lui avait adressé un mot à Paris pour le mettre au courant de sa fugue avec Gabriel et lui donner le moyen de les retrouver.

Il ne pouvait imaginer sans douleur que la fille du vieux Norbert acceptât si facilement le sort que lui faisait la poupée sans se préoccuper autrement de son père et de son fiancé !…

Pour distraire son inquiète pensée, il acheta les journaux. Un titre qu’il retrouva partout lui sauta aux yeux : La poupée sanglante…

Il connut ainsi la confession affolée de l’horloger, les déclarations du professeur Thuillier et l’indicible émoi de la capitale !… À Marseille, les feuilles de la localité commençaient à donner des détails sur le « trocard » retrouvé dans la petite maison de Corbillères et publiaient des télégrammes relatifs aux premiers piqués !…

Comme il fallait s’y attendre, Jacques ne vit là qu’une étrange suggestion, mais tout à fait explicable, dans l’état des esprits… Cependant, la constatation, que l’on prétendait (maintenant) avoir faite, des piqûres sur le cadavre du père Violette et des dernières victimes de Corbillères commencèrent à le faire réfléchir… Il savait, lui, comment le trocard s’était trouvé à Corbillères et que la poupée (pas plus du reste que Bénédict Masson) n’en avaient certainement usé…

Alors ?…

Alors, il y avait donc d’autres pistolets à trocard ?…

On entrait là dans un ordre d’idées où le marquis, dont on n’avait plus de nouvelles depuis la cérémonie funèbre de Coulteray, se trouvait forcément mêlé, et d’où la possibilité de la preuve de l’innocence de Bénédict, et, en conséquence, de celle de la poupée, semblait ressortir avec un si subit éclat que Jacques Cotentin se demanda s’il n’allait pas aussitôt prendre un train pour Paris ; mais l’idée de rejoindre au plus tôt la poupée et surtout Christine, dont l’attitude si singulière dans sa passivité le troublait de plus en plus, l’emporta… et il continua sa route vers Nice.

À Nice, il perdit tout indice.

Il fit le tour des hôtels. Il lui fut impossible de savoir où les deux personnages étaient descendus…

Comme, le soir même, il se tenait accablé devant une table de salon où traînaient des hebdomadaires locaux, lesquels donnaient les noms des voyageurs nouvellement arrivés et l’endroit où ils avaient élu domicile (liste sur laquelle il avait en vain cherché une indication quelconque : par exemple les noms de M. et Mme Lambert, sous lesquels Gabriel et Christine s’étaient inscrits à Saumur) ses yeux rencontrèrent les noms des étrangers montés récemment à la station d’hiver toute proche dans la haute montagne, à Peïra-Cava (jeux et sports d’hiver) et descendus à l’Hôtel des Fiers Sommets… Parmi ces noms, l’un d’eux lui fit pousser une sourde exclamation…

« Monsieur et Madame de Beigneville. »

C’était là le nom, de jeune fille de la mère de Jacques !…

Le père de Jacques avait épousé une demoiselle de Beigneville et signait même souvent : Cotentin de Beigneville !…

Ce nom avait été certainement choisi par Christine pour lui donner, à tout hasard, une indication, à lui, Jacques, sans que Gabriel s’en doutât !…

Christine pensait toujours à lui !…