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La Machine à assassiner/16

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Raoul Solar (p. 165-174).
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XVI

IDYLLE DANS LES NEIGES

Dès lors, la conduite de Christine lui parut toute naturelle.

Certainement, elle s’était rendu compte — et à quel prix !… (les premières traces de l’effroyable aventure l’attestaient) — que la résistance à la volonté forcenée de l’automate ne pouvait aboutir qu’à une catastrophe !…

Elle avait fini par le suivre de bonne grâce, en apparence, et pour ne pas laisser livrée à elle-même cette terrible mécanique à cerveau d’assassin ! car Jacques ne pouvait oublier que Christine, elle, ne doutait point de la culpabilité de Bénédict Masson !…

Pauvre chère adorée Christine !… Avec une conviction pareille, quel héroïsme ne lui fallait-il pas déployer pour vivre dans une aussi redoutable compagnie, en souriant !… en s’inclinant docilement devant les quatre volontés de Gabriel… qui devait passer son temps à la surveiller, lui défendre un pas, un geste qui pût mettre sur leurs traces et rompre cette intimité qu’il n’avait osé espérer dans sa vie normale, sous son masque hideux et dont il n’était redevable qu’à sa sublime aventure !…

Et voilà que Christine avait trouvé cela ! Elle envoyait à Jacques à travers l’espace cet appel qui ne pouvait être compris que de lui seul : Beigneville !…

Et cet appel l’avait touché comme une onde hertzienne rencontrant l’appareil récepteur !…

Et il accourait !…

Il allait la sauver !… la débarrasser de son tyran !… Ah ! il ne s’agissait plus d’amour-propre d’auteur !… Il maudissait une fois de plus son génie qui n’avait abouti qu’au supplice de Christine… et au sien !… Cette merveille : son œuvre… son enfant… il n’hésiterait pas à l’anéantir !…

Il n’y avait qu’une chose de vraie au monde : serrer Christine dans ses bras ! le reste n’existait pas !

Ainsi couraient les pensées de Jacques pendant que l’autocar remontait la vallée du Paillon, tournait le flanc des monts laissait derrière lui l’Escarène, s’arrêtait pour souffler quelques minutes sur la petite place de Lucéram et permettre aux voyageurs de visiter la curieuse église, les ruines du château fort, les remparts de cette colonie romaine que fut Lucé Ara.

Vieilles pierres, vieilles images ! Gouffre du passé ! qu’étiez-vous pour un homme qui s’était penché comme Jacques Cotentin sur le gouffre de l’avenir et qui courait à la recherche du démon qui venait de surgir de l’abîme à l’appel imprudent de sa voix ?

Malheur sur ceux qui devancent le temps, qui anticipent sur l’heure qui règle la marche du troupeau !… Malheur à l’inventeur ! En attendant les lauriers de l’avenir, on lui tresse des chaînes ! D’une main, il lance sur le monde l’étincelle de Prométhée, mais quand il ouvre l’autre, il y trouve le petit oiseau funèbre qui sera un jour prochain le grand vautour qui lui fouillera le sein !

Paroles pompeuses en vérité, mais à la taille de ces demi-dieux dont le front vaincu continue à menacer l’univers ! Hélas !… elles détonnent un peu quand il s’agit d’un pauvre amoureux comme Jacques Cotentin qui ne demande qu’à oublier son génie dans un baiser !… Évidemment la tragédie est moins haute, mais elle est tout aussi humaine… et peut-être bien plus touchante !… Enfin nous donnons notre Jacques Cotentin pour ce qu’il est, à la mesure d’une époque où les héros n’ont pas été bâtis tout d’une pièce dans le granit mythologique…

Ah ! l’impatience de Jacques sur la petite place de Lucéram ! et comme il maudit ce brave curé qui joint à toutes ses vertus l’enthousiasme renseigné d’un antiquaire devant ses beaux retables et ses primitifs sacrés !… Enfin, voici revenus les touristes qui serrent leurs petits guides sur leur cœur avec la conviction attendrissante du devoir accompli ! « En route ! En route ! » Il paraît qu’il fait là-haut un certain temps qui pourrait bien réserver à messieurs les voyageurs des surprises désagréables !…

À partir de Lucéram, l’ascension se faisait plus ardue et les premières neiges commencèrent à apparaître… en même temps qu’un panorama, d’un relief chaotique, étendait son cercle immense jusqu’à l’horizon de la Côte d’Azur entrevue comme un lointain paradis.

Jacques était sûr que Christine avait toujours ignoré ce pays, mais, au cours de ses voyages, Bénédict Masson avait dû passer par là, y rêver peut-être d’une retraite solitaire — ou à deux — qu’il était en train de réaliser…

Une demi-heure avant d’arriver à Peïra-Cava (mille cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer), l’autocar dut s’arrêter…

La neige, tombée dans la nuit même avec une extrême abondance, encombrait la route pour ne laisser passer aucun véhicule qui ne fût pas un traîneau ou une luge.

Pour les consoler, le chauffeur apprit aux voyageurs que l’événement n’était pas extraordinaire et que les habitants de Peïra-Cava, presque tous les hivers, avaient ainsi l’occasion de rester à peu près isolés du reste des humains pendant une semaine ou deux ; aussi, les hôteliers avaient-ils la précaution de se munir de conserves, ce qui permettait à leur clientèle de ne pas mourir de faim. Cette aventure, pour ceux qui étaient bloqués, était considérée non comme un sujet d’épouvante, mais comme un divertissement nouveau.

Elle était moins drôle, par exemple, pour les touristes qui se trouvaient arrêtés dans leur excursion, obligés de renoncer à leur déjeuner et de rebrousser chemin vers Lucéram… car, très rares étaient ceux qui se décidaient à continuer leur route dans la neige, sans être équipés pour une telle expédition.

Jacques, cependant, n’hésita pas… N’ayant pour tout soutien qu’un bâton, il entreprit, quoi qu’on pût lui dire, le voyage au bout duquel il arriva, exténué et mourant de faim. Il avait mis trois heures pour faire une lieue.

Dans quel état se présenta-t-il à l’Hôtel des Fiers Sommets, où il avait lu qu’étaient descendus M. et Mme de Beigneville !…

Cet hôtel était tenu par trois sœurs, Mlles Élise, Florise et Denise… Elles s’empressèrent autour du voyageur dans le plus louable esprit de charité ; mais Jacques, s’étant installé devant le poêle, dont la bonne chaleur faisait fumer ses vêtements comme des copeaux, ne répondait à toutes leurs questions que par ces mots : « M. de Beigneville est-il toujours ici ? »

Elles lui dirent tout de suite que M. et Mme de Beigneville n’avaient fait que passer vingt-quatre heures à l’Hôtel des Fiers Sommets ; mais comme, à la suite de ce renseignement, leur hôte semblait montrer plus d’accablement, elles s’empressèrent de lui apprendre qu’ils n’avaient pas quitté le pays… Bien au contraire, ils avaient loué, à l’orée de la forêt de la Maïrise, sur le chemin de Turini, un petit chalet isolé où ils vivaient là d’une façon assez retirée.

— Ce doit être un nouveau ménage, exprima Mlle Denise, avec une conviction charmante… cela se devine tout de suite ! Ils sont gentils l’un pour l’autre ; ils ne se quittent jamais… Ils passent bras dessus, bras dessous, en se disant des choses à l’oreille ! C’est délicieux de les voir !… Du reste, ils sont très beaux tous les deux ! Ils font l’admiration de tout le monde, ici, bien qu’ils vivent un peu en sauvages !… Je veux dire qu’ils n’admettent personne dans leur intimité…, et ils ont bigrement raison !… C’est plaisir de les voir assis l’un à côté de l’autre, l’après-midi, sous un sapin, à Pra-de-la-Cour, la main dans la main, regardant les autres faire du ski ou se luger !… et puis, ils s’en retournent comme ils sont venus !… C’est beau, l’amour !…

— Mademoiselle ! fit d’une voix rauque Jacques Cotentin, qui souffrait le martyre, mademoiselle, permettez-moi de vous dire que vous faites complètement erreur ! Je connais ces personnes dont je suis le proche parent. Elles se sont réfugiées ici, loin des importuns, pour se reposer dans la paix des montagnes de grands travaux et de grandes douleurs. Non, ce n’est point un jeune ménage ! Une amitié sainte les lie l’un à l’autre ! Peut-être avez-vous mal compris, mal lu sur votre registre. Il s’agit de M. et de Mlle de Beigneville ! C’est le frère et la sœur, ni plus ni moins !

— Là ! qu’est-ce que nous disions, firent entendre en même temps Mlle Élise et Mlle Florise.

« Nous pensions bien, nous, qu’ils étaient frère et sœur ! expliqua encore Mlle Florise. Cette belle personne avait des soins quasi maternels pour son compagnon. Monsieur, ils ont passé vingt-quatre heures ici. Lui avait une chambre au levant qui regarde Pra-de-la-Cour.

— Et elle, continua Mlle Élise, une chambre au couchant, face au Mont Celas !

— Eh bien ! en voilà une histoire ! exprima Mlle Denise en haussant les épaules. C’est toujours comme cela dans le grand monde, et l’on voit que c’est des gens du grand monde !… Et pas des nouveaux riches, vous savez ! Jamais un mot plus haut que l’autre ! Tenez ! ce M. de Beigneville, je n’ai pas entendu un mot sortir de sa bouche !

— Il est muet ! prononça Jacques Cotentin.

— Ah ! le pauvre monsieur ! nous comprenons maintenant pourquoi sa sœur ne le quitte pas ! Es-tu convaincue, maintenant ? demandèrent Mlles Élise et Florise à Mlle Denise.

— Il le faut bien ! leur accorda avec une moue souriante Mlle Denise. Il le faut bien, puisque monsieur, qui les connaît, m’affirme que j’ai tort !… N’importe ! Permettez-moi de le regretter… parce que c’était bien joli !…

— Il faut pardonner à notre sœur, firent Mlles Florise et Élise, elle est un peu romantique !…

— Tenez ! s’écria Mlle Denise, les voici qui passent !… Dites-moi s’ils n’ont pas l’air de deux amoureux !…

Jacques, à qui l’on venait de servir un bouillon chaud et qui déjà y trempait ses lèvres, posa là son bol et courut à la vitre, contre laquelle il appuya son front… C’étaient bien eux !… et c’était vrai, hélas ! qu’ils avaient bien l’air de ce que disait Mlle Denise…

Ils étaient habillés tous deux de tricots de laine blanche… Les cheveux dorés de Christine, sous sa toque trop petite pour les retenir, lui faisaient une auréole joyeuse… Lui passait grave et beau, son visage de mystère à demi enfermé dans le cadre hermétique du passe-montagne… Elle lui serrait tendrement le bras et ils croisaient leurs regards qui se disaient tant de choses, à défaut de leurs lèvres muettes…

Denise était restée en extase ; Mlles Florise et Élise proposaient déjà au voyageur de faire prévenir le couple !

— Non ! non ! ne les dérangez pas ! fit Jacques brusquement en se retournant.

Et il était si pâle !… si pâle !…

— Oh ! monsieur, vous allez vous trouver mal ! s’écria Mlle Denise.

Jacques était retombé sur sa chaise.

— Ce n’est rien, c’est la fatigue !…

Il but son bouillon lentement… Et en buvant, à petites gorgées, il avait un sourire plein d’amertume…

« Si je disais à Mlle Denise, pensait-il, que cette jeune personne ne tient si solidement ce jeune homme que dans la crainte de le voir tomber, événement qui donnerait lieu à une scène ridicule, peut-être serait-elle moins enthousiaste du spectacle auquel elle vient d’assister !… Le beau Gabriel n’a pas encore appris à se ramasser tout seul ! »

Très, très lamentable chose que l’amour ! Le génie de Jacques se réjouissait de n’avoir mis au monde qu’un être imparfait et en arrivait à se railler de sa propre impuissance, parce qu’il avait vu Christine sourire à son enfant sublime !…

Hélas ! hélas 1 c’était encore Mlle Denise qui avait raison !… Christine pouvait tenir le bras de M. de Beigneville solidement, elle ne l’en tenait pas moins tendrement…

Et Jacques le savait si bien que c’est sans allégresse qu’il prit, quelques instants plus tard, en dépit de sa fatigue immense et d’un moral accablé, le chemin suivi par « l’heureux couple », chemin qu’achevait de débarrasser une équipe de chasseurs alpins et au bout duquel il trouva le petit chalet à l’orée de la forêt de la Maïrise…

« Bénédict ou Gabriel, il lui faut toujours un refuge au fond des solitudes !… et avec des femmes !… » songeait le prosecteur. Et l’amoureux ajouta : « Oui… mais aujourd’hui celle-ci ne le fuit pas !… »

Jacques allait tourner le coin de la petite maison de bois quand il entendit la voix de Christine et s’arrêta net…

Elle parlait à Gabriel…

Jacques ne les voyait encore ni l’un ni l’autre, mais tous deux devaient se tenir à une fenêtre d’où ils découvraient le cirque prodigieux des Alpes éclairées par les feux du soleil couchant.

Pendant plusieurs heures, les cimes étaient restées enveloppées de brouillards opaques où on les devinait à peine, dans un chaos gris et humide, puis, tout à coup, comme par une sorte de fiat lux, occasionné par un de ces brusques coups de vent qui sont si fréquents dans les Alpes, le rideau des nuages avait été soulevé, déchiré, et toute l’ordonnance des montagnes, vallées, plateaux, apparaissait comme toute frémissante de la primitive fournaise…

La voix s’était tue…

Peu à peu les cendres violettes du soir vinrent apaiser cette flamme… et la lune apparut sur son char d’argent.

La voix de Christine s’éleva à nouveau.

— Comme c’est beau ! comme c’est beau ! Oui, tu as raison, mon chéri, tout est beau maintenant !…

Elle le tutoyait… elle lui prodiguait les plus doux noms… et l’autre trouvait que tout était beau maintenant !

Elle attestait aussi, cette phrase, que les deux jeunes gens communiquaient, malgré le mutisme de la poupée, avec une facilité qui avait été prévue !… Car Jacques n’avait rien oublié, autant que possible… N’avait-il pas fait apprendre à Christine le langage des sourds-muets, pour qu’elle l’enseignât à son tour à la poupée, ce qui, avec le truchement des petits papiers, devait permettre une conversation de plus en plus rapide entre l’automate et ses créateurs ?…

Maintenant, la poupée ne devait plus avoir besoin de petits papiers !…

Pourquoi s’écrire, quand il suffit, pour se comprendre, d’un signe ou d’un regard ?…

La voix qui ne lui avait jamais parlé ainsi à lui, Jacques, continuait de dérouler sa mélodie…

— Rien ne saurait être plus beau que ce qui se passe dans ces minutes sacrées, mon Gabriel !… Quelquefois ton regard me fixe avec une tristesse soudaine qui est un sacrilège… Ne m’as-tu pas dit cent fois que, avant ce miracle béni, la vie avait été pour toi le pire des maux… et que tu goûtais maintenant la joie pure des dieux ?… Tes chants de poète ne sont plus que des chants de triomphe… Au matin, quand tu me les apportes, au sortir de la nuit sainte, je les apprends et les grave dans mon cœur !…

« Ne sois pas triste, ne sois pas triste, ô Gabriel !…

« Écoute le chant de ta dernière nuit :

« Qu’importe que dans les mondes qui parcourent des cycles trop petits pour que s’y arrête notre pensée — qu’importe que, dans les mondes qui ne possèdent qu’un unique soleil, les sables du temps s’assombrissent tandis que les mondes s’écroulent ?… mon resplendissement t’appartient !…

« Ô Christine, t’écries-tu, laisse ta demeure cristalline ! porte les secrets de ma pensée à travers le ciel supérieur !… divulgue ton message aux orbes orgueilleux et ne crains pas que les étoiles ne tremblent devant le crime de l’homme !… Ton enfant est pur qui est sorti de tes mains !… Et ses mains sont vierges du sang du sacrifice ! »

Un silence… un silence terrible où sonne furieusement aux oreilles de Jacques étourdi l’écho de ces trois mots d’une humilité dominatrice : « Mon resplendissement t’appartient. »

Après cet envol qui trouait les plus lointains confins de l’espace, le dialogue, ou plutôt le monologue à deux, retomba doucement au niveau de la conversation, mais encore quelle conversation !…

— Tes souffrances, mon Gabriel, et ta mort t’ont fait une âme unique ! Tu es le seul être dont une femme puisse approcher avec la confiance, le respect et l’amour infini qu’elle doit à son Dieu !…

« Si mon Gabriel est triste, il me verra triste, parce qu’il sera au-dessous de son destin !…

« Nous avons retenu ton âme libérée de ton corps !… Tu nous dois ta joie !… Qui pourrait assigner une borne aux facultés de l’âme lorsqu’elle n’est altérée par aucune pensée terrestre, souillée par aucun limon humain ?… Si tu n’étais pas ce que tu es, je ne te dirais pas : « Je t’adore !… »

Jacques se retint au mur pour ne point chavirer…

Et puis, comme il entendait que l’on refermait une fenêtre, il eut encore la force de faire quelques pas en chancelant… Christine, qui tirait les rideaux, l’aperçut… Elle lui fit un signe qui le cloua sur place… Quelques minutes plus tard, elle le rejoignait…

Elle lui dit, haletante :

— Va-t’en !… Va-t’en !… qu’il ne te voie pas !… Tu es descendu à l’hôtel des trois sœurs ?… J’irai te voir ce soir !

— Oh ! fit Jacques, je ne veux pas vous gêner !…

Et il reprit, lamentablement, le chemin de Peïra-Cava, comme un pauvre Jacques qu’il était…