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La Machine à assassiner/18

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Raoul Solar (p. 187-194).
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XVIII

UN NOUVEL ARTICLE SIGNÉ XXX

— Monsieur, fit Catherine en pénétrant le lendemain matin dans la chambre de Jacques, monsieur… voici quelque chose pour vous !

Et elle lui remit un gros pli dans lequel il trouva une lettre de Christine et quelques extraits de journaux de la province et de la capitale. La lettre disait :

« Mon cher Jacques, tout s’est passé hier mieux que je n’aurais osé l’espérer. Jaloux de toi, comme il a le droit de l’être, car il sait que nous sommes fiancés, Gabriel s’est conduit avec une noblesse et une grandeur dignes de son essence divine… Tu peux être fier de ton enfant ! Sa pensée, débarrassée, grâce à toi, de tout ce qui fait le malheur et la bassesse de la commune engeance, déliée de la captivité des sens, s’est concentrée dans toute sa gloire, c’est-à-dire dans toute sa générosité… Il aurait pu m’accabler de reproches, me blâmer de mon manque de confiance, m’accuser même de mensonge : que n’ai-je fait pour toi ? Il n’a même plus été question de toi !…

« J’avais emporté les journaux où la terrible aventure de Bénédict Masson semblait si bien se présenter sous une face nouvelle et donnant toute espérance… Il les a parcourus d’un œil calme et satisfait. J’augurais de l’événement le meilleur avenir. Il n’y avait plus qu’à laisser faire aux dieux qui sont, dans la circonstance, MM. les inspecteurs de la Sûreté générale… et bientôt la vérité allait triompher !

« J’entrevoyais déjà le moment où nous n’aurions plus à cacher le miracle et où tu allais enfin recueillir le laurier qui t’est dû… quand ce matin, la route ayant été débloquée par l’ardent travail de nos admirables petits chasseurs alpins, une auto venant de Nice s’est arrêtée devant le bureau de tabac…

« Nous passions justement par là en nous rendant à la chapelle (Gabriel devient très pieux)… Le chauffeur lisait à haute voix un journal de la veille au père Triphaine, le fabriquant de luges, et à Batista, le garçon de l’hôtel, qui sortait du débit… Il était question de la poupée sanglante. Nous écoutâmes et puis nous lûmes à notre tour…

« Je regardais Gabriel… Je ne sais point comment l’éclair de ses yeux ne brûlait pas ces feuilles infâmes ! À la hauteur où tu as placé notre Gabriel, il n’y a plus, décidément, que la vérité qui l’émeut, la vérité et la justice !… Une sainte colère faisait frémir tous les ressorts de la cage où tu as tenté d’enfermer cette âme surhumaine…

« Il s’est tourné vers moi. Son geste me commandait : « Partons ! »

« Ah ! comme je le comprenais !… Partons, cette fois, non pour fuir ! mais pour combattre !… » Il n’a plus affaire à des ombres !… Il connaît maintenant ses ennemis !… Le nouvel article signé XXX avec ce que je lui ai raconté du « trocard » éclaire d’une lueur fulgurante tout le crime !… Le marquis et sa Dourga ! car ce ne peut être que d’elle qu’il s’agit, et leurs amis : voilà le bataillon de maudits qu’il faut anéantir !… et oser accuser notre Gabriel de complicité dans cette horreur !… Oser traiter Bénédict Masson de pourvoyeur de cette bande infâme !…

« Nous succomberons ou nous vaincrons !…

« Ah ! comme il est beau, notre Gabriel dans cette minute tragique où il défie le monde !… Je cherche dans sa main l’épée flamboyante !… Je la vois !… Prie pour nous, mon bon Jacques ! et soigne-toi bien !… Ta Christine. »

« P.-S. — Je lui ai demandé la permission de t’écrire ce mot. Il y a immédiatement consenti… Je suis entrée dans le bureau de tabac… Tu excuseras mon pauvre papier… Je lui ai demandé aussi s’il n’était point préférable de t’emmener avec nous… mais il t’a vu hier dans un tel état qu’il m’a fait comprendre qu’il ne serait peut-être point charitable de troubler ton repos… Je n’ai pas insisté, connaissant ton cœur et sachant que tu n’eusses pas hésité à sacrifier ta santé pour venir partager nos dangers… À bientôt, mon bon Jacques ! tu entendras parler de nous !… »

L’effet produit par cette lettre sur l’esprit déjà un peu endolori de Jacques Cotentin fut plutôt funeste.

Il y a des moments où l’être, jusqu’alors le mieux équilibré, ne se sent plus d’aplomb dans la vie. Ce balancier invisible qu’est la juste appréciation des événements, des gens et des choses au milieu desquels il se meut, lui faisant tout à coup défaut, il chancelle, étend ses bras vides, ne trouve point où se rattraper, et voilà un homme par terre…

Cette lettre donna à Jacques ce vertige. Il y vit une atroce ironie là où Christine ne s’était exprimée qu’avec une cruelle mais inconsciente candeur.

Si Jacques avait conservé cette belle lucidité scientifique que ses maîtres et ses élèves admiraient naguère, il eût été moins étonné de ce qui lui arrivait et surtout de ce qui arrivait à Christine. Elle vivait dans le rayonnement d’un dieu, loin des contingences. Elle aussi devenait pur esprit.

Tant pis pour Jacques qui, après avoir mis au monde ce phénomène de lumière, restait stupéfait dans son limon, regrettant l’œuvre sublime, ramenant tout à son malheur, c’est-à-dire aux petits sentiments ordinaires humains entre deux quintes en faisant avec son nez et sa bouche un bruit ridicule au fond du mouchoir à carreaux de Catherine.

Christine ne faisait que le plaindre, mais ne s’en moquait pas ! C’est en toute sincérité qu’elle lui écrivait : « Soigne-toi bien ! »

Et c’est justement ce « soigne-toi bien » qui parut monstrueux à Jacques Cotentin.

— Ah ! soigne-toi bien ! s’écria-t-il. Tu vas voir comme je vais me soigner !…

Là-dessus, il se dressa, étendit les bras et, comme nous l’avons fait prévoir, retomba épuisé, incapable d’un mouvement.

Heureusement Catherine entra :

— Enfin, voilà monsieur tranquille ! prononça-t-elle devant cet anéantissement. Je vais pouvoir soigner monsieur à ma manière. Je vois ce que c’est ! monsieur a besoin d’être purgé. Je vais lui préparer une bonne tasse de café, mais avec de l’huile de ricin !

Et maintenant nous allons citer les principaux passages de l’article signé XXX, qui donnait à l’affaire de la poupée sanglante (ainsi que l’avait annoncé l’Époque) un renouveau d’épouvante.

« L’émotion, l’inquiétude soulevées dans le monde entier par la résurrection (c’est le cas ou jamais de se servir de ce terme) du procès de Corbillères, disait l’écrivain masqué de l’Époque, ont eu leurs origines autant dans le miracle scientifique qui faisait sortir un condamné à mort du tombeau que dans les événements subséquents qui perpétuaient le crime de Bénédict Masson, si bien que ceux mêmes qui, malgré tant de témoignages, ne croyaient pas à la poupée, ne cachaient pas leur angoisse devant le problème qui s’imposait à tous, d’une innocence possible…

« Aujourd’hui, nous pouvons rassurer tout le monde : Bénédict Masson était bien coupable, mais — et c’est là l’élément nouveau, formidable, que nous avons annoncé et sans lequel le crime (c’est-à-dire tous les forfaits imputés au sauvage de Corbillères) restait inconcevable dans sa liaison et dans ses proportions — mais, affirmons-nous, Bénédict Masson m’était point le seul coupable !…

« Ce monstre n’était peut-être, après tout, que l’instrument d’une bande (écrivons plutôt d’une secte) qui a fait de l’assassinat une sorte de religion !…

« L’enquête personnelle à laquelle nous nous sommes livré, malgré des difficultés et des dangers sans nombre, est maintenant assez avancée pour que nous puissions prendre sur nous de déclarer que, dans les environs mêmes de Corbillères, non loin de la petite maison du sinistre Robinson qui avait été sans doute posté là en sentinelle avancée, une société (parmi les membres de laquelle nous pourrions relever des noms célèbres dans toute l’Europe et hors de l’Europe) avait installé ses sanglants pénates !

« Que de telles choses soient possibles à notre époque, il faut, pour le comprendre, remonter le cours des âges et diriger nos yeux vers l’Orient, d’où ces chevaliers du crime nous sont venus montés sur leur nef hideuse dont les voiles rouges se gonflaient au souffle du Bacchus indien !…

« Déjà la vieille Europe effrayée avait entendu parler de cette association d’assassins, fraternité immense, répandue sur tous les points de l’Hindoustan ; redoutée des autorités, conforme aux coutumes ; consacrée par la religion et fondée sur des principes philosophiques. Longtemps on n’eut sur elle que des renseignements incomplets et partiels. L’organisation de cette société, vouée à la destruction de l’humanité, a été enfin divulguée vers le milieu du dernier siècle par sir William Bentinck, gouverneur des possessions anglaises dans l’Inde ; et l’on n’a plus aucun doute sur son existence, sur ses ramifications, sur les profondes racines qu’elle a jetées dans les mœurs du pays. Les preuves sont abondantes, les mobiles qui la dirigent sont connus.

« Depuis le cap Comorin jusqu’aux monts Himalaya, une vaste association couvrant le sol, répandue dans les forêts, habitant les villages, mêlée aux citoyens les plus respectables, soumise à un code de moralité d’ailleurs sévère, parcourant tout le territoire, n’a d’autres moyens d’existence, d’autre gloire, d’autre but avoué, d’autre religion que de tuer.

« Les philosophes occidentaux sont restés bouche béante et les yeux fixés sur ce phénomène : lorsque des faits avérés sont venus l’attester, ils n’ont pu ni le réfuter ni le comprendre. Quelle explication rationnelle donner d’une telle anomalie ? La société repose sur le besoin de la conservation : voici des milliers d’hommes associés pour la destruction.

« Ils tuent sans scrupule, sans remords, d’après un système mieux lié, plus logique, plus complet que tous nos systèmes métaphysiques. Assurément, ceci est un prodige. Les assassins ou thugs — mot qui signifie : séducteurs — sont non seulement moralistes, mais prêtres, mais artistes ; leurs formules pour étrangler le voyageur sont savantes, leur recherche d’élégance et de grâce dans le procédé même de l’assassinat ferait honneur à l’invention d’un poète. Nul d’entre eux n’oserait employer un nœud coulant grossièrement fabriqué, ou contraire à l’élégance des formes consacrées par la tradition : il y a solennité, poésie, grâce, estime de soi-même, conscience du devoir, dans cette secte infernale qui a fleuri paisiblement sous les Hindous, sous les Mahométans et sous les Anglais.

« Ces démons se croient des anges : ils meurent tranquilles et fiers ; ils dorment en paix ; la justice britannique met-elle la main sur eux, ils se présentent sans crainte et meurent sans honte.

« Ils développent ingénument les principes de leur caste, en soutiennent l’excellence et en rapportent les actes les plus horribles à une nécessité supérieure, divine, dont ils ne sont que les instruments.

« Ils sont les diacres de l’effroyable déesse Devi, la maîtresse de la mort, qui se nomme encore Kâli ou Dourga. Tous les meurtriers la regardent comme leur protectrice, les sacrifices humains lui plaisent seuls. Ils ont commencé par verser le sang devant sa statue, maintenant ils le boivent !

« Autrefois, ils se divisaient en « thugs du Nord » et en « thugs du Midi ». Avec leurs rites spéciaux. Depuis la fin du dernier siècle, une nouvelle secte n’a fait que grandir en puissance et tend de plus en plus à fondre en elle tous les éléments du « thugisme ». C’est celle des « Thugs-Assouras » qui ont compliqué leur rite criminel de toutes les pratiques du vampirisme !

« Les Assouras, pour se conformer aux anciennes coutumes, étranglent encore leurs victimes, mais après avoir vidé leurs veines et s’être repus de tout leur sang.

« Il leur arrive de prolonger le supplice pendant des semaines, des mois et même des années. Ils s’attaquent presque exclusivement aux femmes. Quand leur victime est belle et douée d’une santé robuste, ils ont garde d’en finir avec elle dès la première séance. Certains se mettent à l’aimer, à la chérir, et d’autant plus que beaucoup d’entre eux retrouvent en elle la vie qui les fuit.

« Ainsi cite-t-on quelques-unes de ces malheureuses qui, jusqu’à leur dernier souffle, ont été entourées, entre chaque libation, des soins les plus tendres !…

« Et maintenant, nous devons terminer ce premier article par une déclaration qui nous est des plus pénibles !… Mais il y a des scandales que l’on ne saurait étouffer sans danger pour la morale publique, surtout lorsqu’ils sont accompagnés de faits aussi monstrueux que ceux qu’il est de notre devoir de dénoncer…

« … Les Assouras ne sont pas tous d’origine indienne… des Européens, établis depuis longtemps en Hindoustan, attirés par le mystère et, disons le mot, par le diabolisme de ces cérémonies farouches, ont pu pénétrer dans le temple et sont devenus, à leur tour, les adorateurs de la prêtresse Kâli, appelée également Dourga

« Eux aussi, ils ont bu le sang sacré !

« Et quand ils sont revenus en Europe, ils apportaient avec eux des mœurs de vampire !… une soif criminelle à laquelle il ne leur était plus possible de ne pas satisfaire…

« Il y a quelques années, ils avaient formé à Londres une association qui a été subitement dissoute, à la suite d’une indiscrétion redoutable… Eh bien ! cette association a été reconstituée en France !…

« Elle y a transféré ses cérémonies, son rituel atroce et aussi ses procédés modernes, dont le trocart qui frappe les victimes à distance n’est pas le seul échantillon !…

« Des noms ?… Le jour est proche où il faudra bien les écrire… Nous espérons que nous n’aurons point à nous faire les instruments de la vindicte publique !… Nous laissons ce geste à ceux à qui il appartient de droit !…

« Mais vous pouvez chercher déjà !…

« Ces noms n’ont point tous une consonance étrangère… Ils sont inscrits — et non pour notre gloire — en marge de l’histoire de France…

« Bénédict Masson le connaissait bien ce nom-là !…

« Cherchez autour de Bénédict Masson !… autour de Corbillères !… Ce marécage n’est pas seulement le refuge des canards sauvages !… Il y a d’autres oiseaux dans les environs !… Cherchez autour de la déesse Dourga !… »