Aller au contenu

La Machine à assassiner/19

La bibliothèque libre.
Raoul Solar (p. 195-204).
◄  XVIII
XX  ►

XIX

Derniers festins… derniers soupirs… rôle subtil…
Mort épousée aux lampes vertes des tombeaux…

Christine se réveilla encore dans cette petite chambre de Corbillères où elle avait vécu des heures si tragiques ; mais maintenant qu’elle s’était placée à la hauteur de son destin, elle acceptait les événements avec le front serein de la fatalité.

Elle se faisait aussi belle et aussi impassible que son merveilleux compagnon. Une même force auguste les poussait tous les deux. Ils étaient la justice en marche. Les méchants pouvaient trembler. L’heure du châtiment était proche.

Les dangers qu’il leur restait à courir et dont ils n’avaient, du reste, qu’un faible soupçon, n’étaient propres qu’à leur glorifier l’âme !

Il y avait quelques heures qu’ils étaient arrivés à Corbillères… Où Gabriel aurait-il trouvé un meilleur refuge que dans sa petite maudite maison abandonnée après la seconde enquête, comme elle l’avait été après la première ?…

Nous avons vu que ce n’étaient point les scellés qui le gênaient.

Du reste, il était décidé à faire vite, et au fond, s’il n’était pas allé directement aux Deux Colombes (suffisamment désignées dans l’article XXX), c’est qu’il hésitait à traîner avec lui dans cette expédition une jeune femme qui avait failli déjà être la victime de Georges-Marie-Vincent et de ses acolytes, et qui se trouvait particulièrement visée par l’horrible association…

Quand il crut que la jeune fille reposait, accablée par les fatigues d’un voyage terriblement précipité, il sortit du pavillon en évitant de faire le moindre bruit ; malheureusement, avertie par le secret instinct qui la liait à Gabriel, Christine ouvrit les yeux et ne se rendormit pas. Elle se leva, poussa la porte qui la séparait de la poupée, désireuse de la contempler une fois de plus dans son repos, comme il lui arrivait souvent, alors qu’elle guettait son réveil et le premier sourire de ses yeux…

Gabriel n’était plus là !…

Elle le chercha dans toute la maison !…

Où donc était-il le temps où, dans cette maison même, elle ne pouvait le voir sans effroi ? Maintenant, elle avait peur parce qu’il n’était point là !… et non point pour elle !… mais pour lui !…

Depuis son premier geste, il n’avait jamais fait un pas sans elle !… Jamais encore, quel que fût le drame, quelle que fût l’idylle, ils ne s’étaient séparés !… Pour qu’il l’eût abandonnée ainsi, quel était son dessein ?… Elle devina sa générosité et en gémit… Elle ouvrit la perte du rez-de-chaussée et lança un appel sourd dans la nuit blanche… « Gabriel ! Gabriel !… »

Et soudain, elle aperçut son ombre qui disparaissait au tournant du sentier conduisant à travers le bois aux Deux Colombes.

Alors, elle s’élança… Elle atteignit ce bois dont les troncs noirs, dénudés, semblaient avoir été dressés là comme des sentinelles pour l’empêcher de passer.

— Gabriel ! appela-t-elle une seconde fois.

Un sifflement singulier lui répondit…

Elle se sentit presque aussitôt touchée au cou. Une piqûre douloureuse l’arrêta net dans son essor… Et tout de suite, elle fut comme étourdie par la pensée fatale qu’elle aussi pouvait être victime du jeu terrible dont Paris frissonnait encore…

Éperdue, elle appela encore :

— Gabriel ! Gabriel !

Sentant déjà l’alourdissement de son sang dans ses veines, elle fit un effort surhumain pour continuer sa course.

Ainsi elle franchit quelques centaines de mètres et suivit le bois n’ayant pas aperçu Gabriel. Alors elle tomba sur les genoux…

À ses côtés, une grande ombre d’ébène se dressa.

Elle reconnut Sangor qui jetait sur elle son manteau, l’en enveloppait des pieds à la tête et l’emportait dans ses bras comme une enfant… Toute résistance lui était devenue impossible… Elle ne pouvait même plus crier…

Une langueur souveraine et quelque peu enivrante la conduisit aux portes du sommeil…

Quand elle souleva à nouveau ses paupières, une étrange vision faisait mouvoir devant elle des formes tellement précises dans des mouvements si logiques et si réguliers qu’il était impossible de s’arrêter à l’idée d’un songe…

D’abord, tous les sens étaient frappés à la fois par le rythme des danses, la richesse et la singularité des costumes, l’odeur enivrante que répandaient les nuées légères montées des brûle-parfums, par le son bizarre lointain et lancinant d’une musique aux phrases courtes qui finissait par s’imposer à tous les mouvements du corps comme une servitude…

La pièce, grande comme une salle de temple, n’avait d’autres richesses que ses tapis sur les dalles et sur les murs, mais ils étaient d’une incomparable beauté.

D’où venaient-ils, de Perse, de Chine, ou avaient-ils traversé les siècles pour attester l’œuvre antique de l’Inde au temps de sa plus haute civilisation ?… C’étaient des tissus de soie à gros grains serrés, où les tons fauves du fond prenaient l’aspect de l’or ; les rouges avaient encore une intensité éblouissante et chaude comme le sang le plus pur jailli de la veine vermeille… Les riches ornementations à fleurs, arabesques, palmes, rosaces acquéraient une valeur rivale des plus beaux veloutés de laine… D’autres offraient des images symétriques et des ornements comme les Chinois en employaient dans leurs compositions symboliques pour les tapis à prières.

Des lits bas, sorte de cubiculi, où s’entassaient des peaux de bêtes sauvages, dépouilles de la jungle, faisaient le tour de la salle, occupés par les formes allongées et immobiles des invités de cette fête renouvelée des mystères orientaux.

Des torchères éclairaient le spectacle de leurs flammes pâles aux couleurs d’argent…

Les invités et Christine, elle-même étendue comme les autres sur les toisons fauves, étaient vêtus d’une robe de soie noire aux arabesques d’or, mais ses chevilles et ses bras nus étaient chargés d’anneaux au travail précieux, qui lui semblaient si lourds qu’elle n’aurait jamais la force de les soulever…

Soudain, sur un signal frappé sur le gong, les danses cessèrent et les éphèbes de bronze, peu vêtus à la vérité, qui entremêlaient leurs pas nus selon les rythmes millénaires, s’avancèrent en groupes ordonnés vers le fond de la salle, s’allongèrent sur les tapis, puis se dressèrent à nouveau et se retirèrent en silence… Un silence, un grand silence…

Le regard de Christine était allé vers le fond de la salle où s’était prosternée l’adoration des éphèbes.

Des marches s’élevaient là, hautes et presque droites, comme les degrés de l’échelle de Jacob qui s’appuyait au ciel…

Soudain, les torchères ne répandirent plus qu’une sinistre lueur verdâtre… et toutes les figures allongées sur les lits, figures qui jusqu’alors étaient restées immobiles, se dressèrent comme autant de cadavres surgissant du tombeau.

Tous les yeux, gouffres d’ombre, étaient tournés vers le même sommet, dans l’attente de quelque chose qui, d’avance, faisait frémir d’horreur la chair impuissante de Christine.

Et, tout là-haut, la tapisserie où aboutissaient ces marches s’entr’ouvrit et l’on vit sur le trône d’or et de nuit la déesse de la mort.

Et Christine reconnut Dorga !…

Elle était belle et prodigieusement funeste, lointaine et redoutable comme Proserpine aux enfers !…

Tous les mythes se rejoignent à l’aurore du monde… Les mystères d’Éleusis, de Delphes, de Thèbes, de Babylone et de l’Inde la plus antique se rencontrent dans la même idée de la vie, qui sort de la mort comme le grain de blé germe au sein de la terre glacée dont il jaillira un jour de joie.

Cycle sacré dont il nous faut saisir tous les termes pour comprendre comment les religions, dans leurs manifestations premières, ont pu, au fond des sanctuaires, offrir aux initiés les spectacles les plus atroces et les plus voluptueux ! On glorifie la vie en sacrifiant à la mort… et voici les supplices ! Et la mort reconnaissante donne la joie et l’amour !…

Ainsi les plus basses passions se parent-elles de poésie et appellent-elles à leur secours les dieux et les déesses propices…

Ainsi Saïb Khan, le fameux médecin indien de l’avenue d’Iéna, le thaumaturge à la mode, Saïb Khan, que Christine reconnut à ses yeux de houri et à sa bouche, fleur sanglante entr’ouverte dans sa barbe de jais, Saïb Khan s’avança vers Dorga et prononça les premiers vers de l’hymne célèbre qui est chanté tous les ans dans le Temple, devant les autorités anglaises, lors des solennités du Dourga-Pourana :

« Ô déesse noire, grande divinité de Calcutta, tes promesses ne sont jamais vaines ; toi, dont le nom favori est Kou-Kâli, la mangeuse d’hommes ; toi qui bois sans cesse le sang des démons et des mortels ![1]… toi qui habites sous terre et qui ensuite reparais à la lumière… Vierge auguste qui nourris les générations, ô Mort, mère féconde qui te nourris de la cendre des univers, nous te supplions de descendre parmi nous et de nous donner la vie qui éloignera de nous la vieillesse !… Viens ! Dourga !… Viens ! nous « t’attendons ! »

Dorga-Dourga se leva et descendit au milieu des flammes vertes, déesse noire aux ongles d’or…

Son beau corps que ne voilait qu’un pagne de perles se détendit avec une langueur harmonieuse comme si vraiment elle sortait d’un long sommeil au fond des enfers et qu’elle fût heureuse de retrouver le mouvement que lui avait ravi le fatal repos…

Elle dansa. Une lueur d’aurore sembla naître sous ses pas !

Et ce n’était plus la déesse de la mort, ce n’était plus Dourga. C’était Vénus, la Vénus ardente aux seins cruels, née des flots limoneux du Gange ! Elle apportait avec elle une lumière de sang, qui fit reculer la flamme verte des torchères, comme aux rives du fleuve sacré s’éteignent devant le jour naissant les lueurs funèbres du bûcher.

Et autour d’elle, les cadavres des initiés reprenaient couleur de vie.

Les yeux de Saïb Kahn s’attendrissaient de volupté.

« Il a l’air d’un marchand de nougat », pensait Christine au fond de son demi-coma ; mais le moment était proche où elle ne garderait plus assez de lucidité pour amuser sa trop certaine angoisse avec de telles comparaisons.

La danse de Dorga, qui avait commencé par être lascive, devint bientôt frénétique. Un rythme musical cruellement précipité la jeta finalement dans un tournoiement éperdu qui ne laissait plus voir distinctement que la ligne brûlante de son regard hiératisé et le double cercle de ses ongles d’or.

Autour d’elle, toutes les poitrines haletaient et il y eut un lugubre gémissement quand elle s’écroula sur le tapis, les bras en croix, la bouche entr’ouverte comme si elle venait d’expirer son dernier souffle !…

« Dorga est morte !… Elle est retournée aux enfers, la déesse noire aux ongles d’or !… Nous n’avons pas su la retenir parmi nous ! » prononça, comme on chante une litanie, la voix traînante et grave de Saïb Khan.

Les gémissements reprirent de plus belle.

— Que faut-il faire pour la faire renaître ? demanda encore Saïb Khan.

Et tous répondirent :

— Du sang !

Saïb Khan leva les mains et, se tournant encore vers les initiés, il prononça les paroles sacramentelles en dialecte ramasie, qui est l’antique langue des Thugs et que nous pouvons traduire ainsi : « Que les Bôras (Thugs) se séparent des Bitous (voyageurs) », ce qui signifiait : « Si quelqu’un n’est point des nôtres ou ne partage pas notre avis, qu’il s’en aille ! »

Mais personne ne bougea.

Alors Saïb Khan dit :

— Que l’on apporte la coupe et le couteau !

Et Sangor apporta la coupe et le couteau.

La coupe était en or et supportait le couteau qui était aigu comme une lancette, mais dont le manche lourd était surchargé de pierreries…

— Où est le sang ? demanda Saïb Khan.

— Le voici ! répondit une voix, qui ne s’était pas encore fait entendre, mais qui fit se retourner brusquement, malgré sa faiblesse et son étourdissement, Christine au comble de l’épouvante.

Elle avait reconnu la voix du marquis de Coulteray !! C’était bien lui… C’était bien Georges-Marie-Vincent.

Depuis le commencement de la cérémonie, il était là, allongé à son côté, derrière elle, attendant le moment de prononcer la parole fatale qui allait faire de Christine sa nouvelle victime et sa nouvelle épouse !

— Je donne à Dourga, dit-il, le sang de ma nouvelle épouse !

Et tous lui répondirent :

— Hyménée ! Hyménée !

Et Saïb Khan s’approcha avec Sangor, qui portait la coupe et le couteau.

Christine fit entendre un rauque sanglot, tendit tout son être dans un désir éperdu de fuir le supplice qui se préparait. Mais Georges-Marie-Vincent la renversa sur son bras et elle ne put offrir aucune résistance au sacrificateur qui lui incisait la gorge…

Le sang coula dans la coupe… et peu à peu Christine, avec ses forces et sa vie, sentit que s’en allait toute son horreur…

Elle n’avait plus même la force de l’épouvante. Elle n’eut point même celle du dégoût.

Elle regarda dans un doux anéantissement cette coupe pleine de son sang que Saïb Khan portait aux lèvres de Dourga, laquelle ouvrit les yeux et lui sourit de sa bouche affreusement écarlate en prononçant des paroles que Christine ne pouvait comprendre.

Elle vit tous les autres initiés boire tour à tour à la même coupe.

Elle assista (hébétée et lointaine… oh ! combien lointaine !) à la cérémonie de Dourga ressuscitée et dansant, sans s’épuiser cette fois, la danse de la Vie et de l’Amour, en ne la quittant pas des yeux.

Enfin Dourga remonta, toujours dansant comme transportée dans un vol de victoire jusqu’à son trône noir et or… où elle s’assit dans une immobilité subitement retrouvée de déesse.

Elle allait disparaître, comme elle était apparue, quand Saïb Khan fit un geste.

Les musiques cessèrent, et dans l’air lourd de parfums et de sang, ces paroles montèrent :

— Dourga !… Tu n’es point seulement la déesse de la vie et de la mort… Tu es encore la grande distributrice… Ta main droite est pleine de bienfaits, ta gauche pleine de châtiments !… Voilà pourquoi il est juste que l’on t’offre le sang vierge et qu’on te sacrifie l’impie !… Sache que c’est la dernière fois que nous t’appelons ici !… Nous ignorons encore où les Assouras donneront leur prochain festin !… C’est la folie indiscrète du plus humble de nos serviteurs qui nous chasse de ce temple et commande notre exode !… L’ingénuité stupide et les jeux dangereux d’un pauvre petit animal ont répandu l’émoi dans la Cité et soulevé contre tes serviteurs l’indignation des ignorants… Ce petit animal, nous te l’offrons !… Que la fumée de son sang te soit agréable ! Nous implorons ton pardon !…

Là-dessus, on vit apparaître à nouveau le géant Sangor qui retenait par la tignasse le nain Sing-Sing, lequel poussait des cris de ouistiti…

Sing-Sing ne cria pas longtemps ; au-dessus d’une bassine d’or, Sangor le souleva, toujours par les cheveux…

Sing-Sing gigotait de la façon la plus comique… mais personne ne riait…

Saïb Khan prononça encore la phrase sacramentelle : « Le gage est-il bon ? » Et tous répondirent comme il convient à un Thug qui donne le signal de l’exécution : « Boujna kee Pawn Dee » « Livrez le gage du fils de ma sœur », paroles bien honorables pour un Sing-Sing !…

Aussitôt Sangor poignarda Sing-Sing, en moins de temps qu’il faut pour l’écrire, ce qui était de toute nécessité pour prévenir toute résurrection, du moment qu’on ne pouvait lui faire l’honneur de lui couper la tête… (réservé aux vampires nobles…)

Pendant cette fin de cérémonie atroce, le marquis, bon enfant, avait conseillé à Christine de ne point regarder… mais elle préféra voir la mort de Sing-Sing plutôt que d’assister au spectacle de cette face qui se penchait sur sa blessure à peine refermée, comme elle l’avait vue se pencher un jour sur le pauvre corps épuisé de Bessie, et lui donner le baiser qui tue…

N’aurait-elle point mieux fait, cependant, de fermer les yeux !… Mais elle n’avait plus la force de fermer les yeux !… Quand on est aux portes de la mort, ne faut-il pas le secours des vivants pour vous clore les paupières ?…

C’est une aide que lui eût refusé le marquis, qui puisait une joie surhumaine dans ce regard d’agonisante, tandis qu’il lui murmurait :

— Comme je t’aime, Christine !… Comme je t’ai toujours aimée !…

  1. Revue d’Édimbourg.