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La Machine à assassiner/23

La bibliothèque libre.
Raoul Solar (p. 231-240).
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XXIII

Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes
Et de noirs bataillons de fantômes épars…

Baudelaire.

« Vous descendrez à l’Hôtel de la Grotte aux Fées » avait dit Jacques Cotentin à M. Lebouc, en le quittant à Tours, « ne vous occupez pas de moi. Je ne dois pas me montrer ; si le marquis m’apercevait ou apprenait seulement que je suis dans la région, il croirait aussitôt que je viens lui réclamer Christine ou me livrer sur lui à quelque voie de fait désespérée ; et il disparaîtrait ! »

M. Lebouc arriva à Coulteray vers les sept heures du soir. La cérémonie funèbre était fixée au lendemain matin.

L’auberge du père Achard était bondée. Tout le pays encore une fois était en rumeur. L’empouse n’avait pas une bonne presse. Les derniers bruits de la capitale avaient pénétré jusqu’à Coulteray. On avait même distribué des journaux où le marquis était directement visé. Les histoires d’étrangleurs et des vampires de l’Inde avaient impressionné les plus paisibles… On se rappelait qu’il était justement venu à Coulteray avec des domestiques bien singuliers. Cette fois, il avait débarqué seul avec un nouveau valet de chambre. Il s’était privé des services de Sangor et de Sing-Sing. Il avait bien fait.

Cependant le maire et le curé étaient toujours pour lui. Et le docteur Moricet ne faisait que hausser les épaules quand on lui rapportait les propos qui couraient le pays. Le centre de tout ce mouvement était l’établissement du père Achard.

Ils étaient là trois, Achard, Verdeil et Bridaille, qui « n’en démordaient pas » de ce qu’ils avaient vu et entendu et qui le répétaient inlassablement. On venait de loin pour écouter leur histoire et l’on vidait force piots.

L’épicier Nicole et Tamisier, le marchand de vins en gros, regrettaient beaucoup de ne pas avoir été là lorsque le fantôme avait parlé, mais ils n’avaient pas oublié, comme l’on pense bien, la séance où la femme Gérard avait poussé un si grand cri, qui les avait fait accourir pendant que la marquise regagnait le cimetière !…

Or, le soir où nous sommes, la femme Gérard, qui s’appelait maintenant Mme Drouine, depuis qu’elle avait épousé le Solognot, était arrivée avec son nouvel époux à Coulteray et tous deux étaient descendus chez le père Achard, à la Grotte aux Fées. C’est vous dire si la conversation était abondante dans la grande salle commune de l’auberge. Drouine avait toujours son front taciturne. Le mariage ne l’avait pas beaucoup changé. C’était toujours le même rustique avec ses cheveux de crin, ses membres trapus, ses épaules tassées. Mais l’ancien sacristain semblait cacher, sous cette enveloppe rugueuse, une âme de plus en plus candide, révélée par son regard d’enfant de chœur, ses yeux bleus de Marie. Au fond, on ne savait que penser de lui et il n’en savait peut-être rien lui-même. Il affectait une grande prudence, hochait simplement la tête aux propos les plus subversifs. Chose curieuse, sa femme semblait se gausser un peu de lui, se plaisait à le taquiner :

— Pourquoi que t’es comme ça, Drouine ? T’as bien le droit de dire aussi ce que tu penses !

Et, se tournant vers les autres, elle ajoutait :

— Allez ! il en a vu lors de la première nuit !

Il finit par dire :

— Adolphine ! fiche-moi la paix !

Adolphine, elle, prenait sa revanche. Elle n’avait pas oublié comment elle avait été chassée par l’empouse, au regard de tout le village, au moment des obsèques… Ah ! elle ne ménageait pas le marquis et elle incitait Bridaille, Verdeil et Achard à répéter leur histoire aux nouveaux arrivants.

Les bols de vin chaud, le punch chauffaient les cœurs et les cervelles. Bridaille, le forgeron, tapait sur la table comme sur une enclume :

— Nous, ne sommes pas des enfants ! Verdeil, qu’est toute la journée avec ses mécaniques, n’est pas un type à se frapper d’une chose qui n’existerait pas !… Il ne s’agit plus là de l’enchanteur Orfon et des contes de vieilles, une soirée de Noël… La main dans ma forge, je dirais : « Elle nous a parlé !… Elle nous a demandé le chemin de son tombeau ! »

Comme il prononçait ces mots, la porte de la salle commune fut poussée et un homme se présenta dont la seule apparition commanda instantanément le silence.

M. Lebouc, dans son coin, eut la sensation qu’il se trouvait en présence du marquis. Il ne se trompait pas.

Il n’avait pas l’air content, le marquis ; dans sa figure de brique, ses yeux brûlaient d’une flamme mauvaise. Jamais il n’avait paru plus près de l’apoplexie. Sa main droite maniait un fouet à chien dont la grosse lanière cinglait fébrilement ses leggins.

— Bonsoir, vous autres ! grogna-t-il en s’asseyant près de la cheminée. Je suis venu, en passant, écouter les idioties de Bridaille ! Paraît que je tombe bien !…

— Sûr ! fit Bridaille sans se démonter. Mais je ne suis pas le seul idiot ici… demandez à Achard, à Verdeil, à Tamisier, à Nicolle, sans compter Drouine et sa femme Adolphine ! Nous sommes une belle collection, allez !… Ce qui me console, voyez-vous, monsieur le marquis… c’est que vous êtes le seul à être resté intelligent, avec des histoires pareilles !

— Tiens ! fit le marquis… Te voilà donc revenu, Drouine ?

— Oui, monsieur le marquis, répondit l’autre en rougissant comme une première communiante… je n’ai pas voulu laisser passer une cérémonie pareille sans venir vous présenter mes devoirs et mes condoléances !…

— Je vois que tout le monde sera là ! constata le marquis en continuant de jouer avec son fouet à chien… j’en suis content pour la mémoire de la marquise… j’espère qu’après cela les imbéciles nous ficheront la paix, à elle et à moi !

Alors Verdeil (qui tenait le garage au coin du pont) se leva et vint se planter devant le marquis.

— Je vous défends de me traiter d’imbécile ! déclara-t-il froidement.

— Ah ! ah ! ricana Georges-Marie-Vincent… voici monsieur l’esprit fort !… Monsieur qui ne va jamais à la messe !… monsieur qui ne croit ni à Dieu ni à diable !…

— Justement ! dit Verdeil.

— Mais monsieur croit aux fantômes !

— Justement ! répéta Verdeil… je ne crois qu’à ce que je vois, et à ce que j’entends !… Eh bien ! je l’ai vue, et je l’ai entendue, et je l’ai reconnue… la femme de l’empouse !…

À ce dernier mot, le marquis se leva en jurant… Il était devenu tout pâle… Et l’on put croire qu’il allait cravacher l’autre… Il se retint…

— Vous êtes tous des cuistres !… indignes du bon maître que j’ai toujours été pour vous tous !… Vous êtes plus arriérés que les derniers sauvages !… Vous m’avez vu autour de la marquise… Pendant mon absence et pour calmer vos cerveaux d’abrutis, on a ouvert son cercueil et on vous l’a montrée !… Depuis ce temps-là, on n’est pas descendu dans la crypte… demain matin, vous la verrez et on scellera définitivement sur la malheureuse que je n’ai pas cessé de pleurer la pierre du repos éternel !… et vous venez parler d’empouse !… tas de canailles !…

Tous furent debout, dans un tumulte qui n’annonçait rien de bon… Bridaille avait déjà bousculé la table qui était devant lui et arrivait sur le marquis dans un grand bruit de vaisselle et de verres brisés…

Achard n’eut que le temps de s’interposer.

Qu’est-ce que ça prouve ?… dit-il au marquis.

— Quoi ? qu’est-ce que ça prouve ?

Oui… qu’est-ce que ça prouve que vous nous la montriez demain matin ?… C’est la nuit qu’elle sort de son tombeau ! sur le coup de minuit !… comme tous « les empouses… » Ne faites pas le malin ! Vous en savez plus long que nous là-dessus !…

Le marquis lui jeta un regard sinistre :

— Eh bien ! je remets la cérémonie demain à minuit ! Es-tu content, Achard ?

— Oui ! fit Achard.

— Et nous sommes au vingtième siècle ! lança le marquis faisant claquer son fouet.

Il partit en rugissant. Il était déjà loin sur la route qu’ils l’entendaient encore, jurant, sacrant, insultant la terre, Dieu et les hommes !…

Quand on sut le lendemain matin à Coulteray et aux environs que la cérémonie était renvoyée à minuit, à la suite de la scène de l’auberge, la fièvre gagna tout le pays. Quelle journée on passa, et dans quelle attente !…

Vers le soir, le marquis s’était enfermé dans le château avec le curé et le maire qui le consolaient de leur mieux. Mais il était dans un état d’exaltation peu ordinaire… Ce qu’il « sortit » au premier magistrat de la cité sur le crétinisme de ses administrés abasourdit si bien le bonhomme que celui-ci jura qu’il ne se représenterait plus aux prochaines élections. Lui aussi lâcherait ce pays absurde, l’abandonnerait à sa honteuse superstition !…

À ce mot de superstition, le marquis, calmé un peu du côté du maire, se retourna vers le curé. Et celui-ci, à son tour, fut bien servi !…

— S’il y avait moins d’histoires de saints, de miracles, de tombes entr’ouvertes, de résurrections de fantômes et autres niaiseries, tout au long des légendes sacrées, on ne verrait pas tout un peuple dans une contrée de bons vivants où il y a de la terre et du soleil pour tout le monde, accourir pour savoir si une « empouse » était toujours dans sa tombe ou allait en sortir !

Lui, le marquis, ne croyait à rien !… absolument à rien !

Et il le dit au curé, qui se signa et le pria de se taire s’il ne voulait pas être damné !…

Alors Georges-Marie-Vincent éclata d’un rire sardonique :

— Damné ! et par qui ?

— Par le bon Dieu ! répondit le saint homme…

Le marquis vit que, s’il continuait, le curé allait partir et qu’il emmènerait sûrement le maire… Il ne répliqua pas. Il ne voulait pas rester tout seul, non parce qu’il avait peur… il n’avait peur de rien… mais enfin le maire et le curé représentaient encore l’élément intelligent du pays, et si cet élément-là lui faisait défaut, qu’est-ce qu’il lui resterait ? Il fallait penser aussi qu’avec ces bêtes de paysans, on ne sait jamais ce qui peut arriver… Il fit venir des bouteilles… Mais le curé ne touchait à rien… Le marquis en vida trois à lui tout seul ! Et, sur les onze heures du soir, il commença de s’attendrir fortement au souvenir de la marquise qu’il avait tant aimée !…

— Qu’elle me pardonne si je lui ai jamais fait de la peine, et qu’elle repose en paix dans son nouveau tombeau !

Sur quoi il se mit à en vanter l’architecture et les motifs sculpturaux. Le tombeau coûtait cher, mais le marquis avait toujours pensé qu’il n’y avait rien de trop beau pour Bessie-Anne-Elisabeth…

Un grand bruit sourd se faisait entendre autour du château ; le cimetière, « la baille » étaient déjà pleins de monde, malgré le froid qui était assez vif.

La nuit, du reste, était belle et une grande lune pâle glissait derrière les nuages argentés…

Ils partirent tous trois pour la chapelle. On les reconnut et on leur fit place. Tout murmure cessa sur le passage du marquis. On attendait !… et plus d’un frissonna à cause de cette attente !…

Tout était déjà prêt pour la cérémonie… Le vicaire avait tout fait préparer… mais on n’ouvrit la crypte qu’au dernier moment, car on s’écrasait aux portes. Les femmes, surtout, paraissaient enragées tant elles avaient hâte de voir. Il y en avait là qui stationnaient depuis des heures.

M. Lebouc fut l’un des premiers à se glisser dans la crypte, mais il était moulu, il n’avait pas aperçu Jacques.

Certains groupes qui avaient trompé les heures d’attente en vidant les bouteilles qu’ils avaient apportées étaient joyeux et s’essayaient à des plaisanteries qui n’avaient guère d’écho : « Taisez-vous, païens ! » leur criait-on.

Mais, dans la crypte, c’était le silence…

On avait dressé au fond un petit autel sur le tombeau même de François III, dit Bras-de-Fer, mort en Terre-Sainte… C’est là que l’office fut célébré par le curé.

On s’écrasait sur les marches qui faisaient communiquer la crypte avec le chœur et aussi dans l’étroit escalier de la petite tour qui montait directement au cimetière.

Le nouveau tombeau, dans ce style où la Renaissance commence à effacer le gothique flamboyant sous la fioriture de ses lignes et l’abondance du dessin, était du reste fort admiré à cause de quatre petites figures d’ange très mignardes qui en garnissaient les coins.

Il était là béant, attendant qu’on y apportât le cercueil de Bessie-Anne-Elisabeth, toujours scellé sous la pierre du tombeau de Louis-Jean-Chrysostome.

Quand le rite fut accompli et que le moment fut venu où les ouvriers descellèrent la pierre tombale et la firent glisser, toutes les haleines furent suspendues.

À ce moment, les douze coups de minuit sonnèrent dans la tour… et la pierre fut entièrement poussée…

Alors un long gémissement lugubre passa dans l’assistance, puis il y eut des cris, des « Marie Jésus ! »

La tombe avait bien conservé le cercueil qui lui avait été confié, mais le cercueil ouvert était vide !…

L’empouse, que chacun avait pu voir, lors de la dernière cérémonie, étendue sur sa couche funèbre, était sortie de son tombeau !…

Tous les regards se tournèrent alors vers le marquis, tandis que les femmes tombaient à genoux, et une rumeur des plus menaçantes commença à l’envelopper.

Il s’était redressé, hagard, inquiet, mais redoutable encore… quand soudain un autre bruit, qui, celui-ci, venait du cimetière, annonça qu’il se passait aux abords de ce dernier quelque chose d’extraordinaire.

Et puis il y eut des cris affreux dans l’escalier de la tour… Ceux qui étaient là s’enfuirent comme une nichée de hiboux, quelques-uns vinrent rouler au bas des marches, jusque dans la crypte, et derrière eux, derrière leurs gestes d’épouvante, une longue forme blanche apparut…

Toute droite, comme si elle eût glissé sur la terre et telle qu’elle s’était déjà montrée dans les nuits hantées de Coulteray, elle venait… elle venait… Bessie-Anne-Elisabeth, marquise de Coulteray, née Clavendish… elle venait vers le marquis… vers le marquis qui, les bras en croix, la figure exsangue, la bouche ouverte, mais incapable de laisser passer aucun son, reculait… reculait…

Et quand il ne put plus reculer, il tomba à genoux, tout d’une pièce.

Le fantôme avait tendu le bras…

Bessie, d’une voix d’outre-tombe, fit entendre : « Je t’accuse ! »

Mais le marquis s’était écroulé sur les dalles… sa tête avait sonné affreusement sur la pierre du tombeau… Il poussa un soupir effrayant, une sorte de râle, auquel répondit un gémissement plus effrayant encore.

Un homme se ruait vers cet agonisant, lui soulevait la tête :

— Avant de mourir, dis-moi ce que tu as fait de Christine !

Hélas ! Jacques Cotentin n’avait plus dans les bras qu’un cadavre !… auprès duquel roula presque aussitôt le spectre définitivement épuisé de Bessie…

Ils étaient morts tous deux !… Le docteur Moricet qui avait suivi Jacques de près le constata et déclara que, cette fois, c’était bien fini !…

Mais de telles paroles n’étaient pas pour satisfaire une foule superstitieuse dont les esprits venaient d’être, par cette scène tragique, si fortement exaltés… Comme le maire et le curé émettaient l’avis que l’on étendît tout de suite le marquis et la marquise chacun dans son tombeau, il se passa brusquement un de ces événements qui ne peuvent survenir qu’à de certains moments où l’âme des foules est emportée comme malgré elle dans un fatal tourbillon et lui fait accomplir des gestes définitifs dont personne, en particulier, ne saurait être responsable.

Il ne faut pas oublier que, pour la grande majorité, c’était bien l’empouse sortant de son tombeau qui était venue retrouver son bourreau en deçà des limites de la mort… Pour ceux-là, il fallait délivrer le pays de ce cauchemar qui durait depuis des mois. Il y avait trop de fantômes dans les nuits de Coulteray !

Que dit la tradition contre les vampires qu’ordonne-t-elle ?… Les brûler !…

Sans même que l’on se fût concerté, sans qu’un mot eût été prononcé, les gestes nécessaires étaient faits… Dans la nuit d’argent, des ombres noires dressaient au milieu de la bâille un énorme bûcher…

Tout ce que l’on avait trouvé de bois à brûler dans les environs s’accumulait là comme par enchantement ; des bidons d’essence que Verdeil apportait lui-même furent vidés sur le bois desséché par l’hiver… Les deux corps furent placés là-dessus, côte à côte… Le maire et le curé s’étaient enfuis… Bientôt une flamme s’éleva, gigantesque, faisant surgir le vieux château comme du fond de l’histoire de France, un jour de massacre et d’incendie…

Longtemps cette fournaise tordit ses écharpes écarlates au-dessus de la Prée… puis, peu à peu, elle calma sa fureur dévoratrice… ne sembla plus être bientôt qu’une lueur joyeuse et amie comme un feu de la Saint-Jean, souvenir apaisé de la cruelle flamme druidique…