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La Machine à assassiner/22

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Raoul Solar (p. 225-229).
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XXII

UNE RENCONTRE À « L’ARBRE VERT »

Le surlendemain de ces terribles événements, au soir tombant, un homme jeune encore, qui ne paraissait pas très bien portant (qui, en tout cas était fort enchifrené) se présenta à l’auberge de « l’Arbre Vert » et demanda à Mme Muche les clefs de la propriété des Deux Colombes qu’il voulait visiter et qui était à vendre, comme l’indiquait l’écriteau qu’il avait vu suspendu à la grille.

Mme Muche lui donna les clefs et le jeune homme enchifrené s’éloigna, suivi du regard par un bonhomme qui était assis devant une table de la salle commune et qui avait été jusqu’alors fort occupé par la lecture du journal l’Époque, dont la première page semblait être faite toute de « manchettes ».

Nous citons les principales : la Poupée sanglante écrasée sous les débris de l’immeuble du boulevard Diderot. Démission de M. Bessières, directeur de la Sûreté générale. Fantaisies criminelles de M. Lebouc, agent particulier de M. Bessières.

Nous donnons maintenant le passage principal de l’article au-dessus duquel flamboyaient ces trois manchettes :

« Enfin ! nous voici débarrassés de la poupée sanglante ! et aussi de M. Bessières qui, dans toute cette extraordinaire aventure, s’est montré singulièrement au-dessous de sa tâche ! On ne sait, en vérité, de quoi il nous faut le plus nous étonner… de son insuffisance ou de son inconscience !…

« Avant d’avoir trouvé la poupée, il en épouvanta les populations ; il ne l’a pas plutôt en main qu’il la relâche !…

« Mais tout ceci n’est rien à côté de certaines manœuvres dont nous avons failli nous-mêmes être victimes et qui auraient pu avoir les répercussions les plus graves sur nos relations avec certaines puissances étrangères… On n’a pas oublié la publication ici même des articles signés XXX. Nous avions tout lieu de penser que la matière de ces articles avait été puisée aux sources les plus authentiques, et quand nous prêtions à ces révélations toute la force de notre publicité, nous croyions bien rendre au pays un service que nous n’avions pas à discuter.

« Ces articles nous étaient apportés, en effet, par un agent particulier de M. Bessières qui nous laissait à entendre qu’en les insérant, « nous ferions plaisir au ministre. »

« Cet agent, un certain M. Lebouc (l’alter ego de M. Bessières), était l’auteur de ces articles !… il en était non seulement l’auteur, mais comme on dit aujourd’hui, l’animateur !… Toute l’histoire des Assouras de Corbillères, toutes ces aventures de Thugs où se trouvaient compromis les premiers noms de l’aristocratie européenne, tout cela était une invention de M. Lebouc !… poussé par qui, par quoi ? pour servir les intérêts de qui ? pour nuire à quoi ?… on vient de nous l’apprendre… mais nous n’en dirons pas plus long !…

« Cette affaire, comme celle de la poupée, doit être enterrée !…

« Assez parlé de Corbillères ! n’est-ce pas, monsieur Lebouc ?… Vous n’en êtes pas à votre coup d’essai, paraît-il !… Vous avez déjà été cassé trois fois dans des circonstances à peu près identiques, c’est-à-dire où l’intérêt public était en jeu !… On a toujours vu agir M. Lebouc contre l’intérêt public !…

« Cet infime personnage a une redoutable histoire !… Qu’il ne nous oblige pas à la sortir ! qu’il disparaisse !… comme vient de disparaître celui qui l’employait et celui qui nous l’envoyait !…

« Et que ceci nous serve de leçon : plus de Bessières et plus de Lebouc rue des Saussaies !… C’est tout un nouveau programme auquel nous tiendrons la main. »

Signé : « La direction. »

Le jeune homme enchifrené, qui était aussi fort triste, revint au bout d’une heure. Il n’était pas plus enchifrené — cela paraissait impossible — mais il était encore plus triste !

Il demanda un grog et rendit les clefs à Mme Muche.

Quand il fut servi et que Mme Muche se fut éloignée, le bonhomme aux lunettes s’approcha de lui et, lui glissant son journal sous le nez :

— Avez-vous lu cela, monsieur ?

— Oui, fit le jeune homme triste, j’ai lu cela.

Et il repoussa le journal comme pour couper court à toute conversation.

— Monsieur, permettez-moi de me présenter !… Je suis M. Lebouc lui-même ! J’appartiens à la police depuis de nombreuses années… j’ai toujours été sacrifié, voilà pourquoi l’on m’appelait « le bouc émissaire ! » En cette circonstance, j’ai voulu prendre mes précautions, je me suis adressé à la presse, mais la presse me sacrifie comme m’a sacrifié la police… Je suis plus émissaire que jamais !… Quant à vous, monsieur !… vous êtes M. Jacques Cotentin, prosecteur à la Faculté de médecine de Paris, père de la poupée sanglante !…

« Oh ! rassurez-vous, monsieur !… Je ne veux pas vous causer d’ennuis, je ne veux plus causer d’ennuis à personne !… Seulement, puisque l’occasion s’en présente, je viens vous dire !  : Tout ce que j’ai écrit dans l’Époque est absolument exact !… Tous les crimes de Corbillères viennent des Deux Colombes ! La poupée elle-même, j’en ai la preuve depuis vingt-quatre heures, n’y était pour rien !… Bénédict Masson était innocent !… La dernière victime des Hindous et du marquis est une personne qui vous est chère !… Pendant que, comme un sot, je m’emparais de votre Gabriel, dont j’aurais dû me faire un auxiliaire, on enlevait Mlle Christine Norbert qui était livrée aux vampires !…

« Je vous dis tout sans vous ménager, car c’est la dernière fois que je reparle de ces choses !… À vous de profiter de mon dernier bavardage !…

« Pour votre gouverne, je ne pense pas que la poupée soit morte boulevard Diderot ! on en montrerait les restes !… mais ils veulent qu’elle le soit et c’est tout comme !…

« Agissez donc avec la plus grande prudence, soit de ce côté, soit du côté de Mlle Norbert s’il est temps encore de la sauver !…

« Pour moi, j’abandonne la partie, ces gens-là sont trop forts !… Pour étouffer le scandale, ils ont eu tout le monde avec eux !… Vous avez vu la villa ?… vous avez visité les Deux Colombes ?… Quelle somptueuse, mais honnête maison de campagne, n’est-ce pas ?… Peut-on rêver quelque chose de plus authentiquement bourgeois ?… On peut venir, les gens riront en pensant aux articles signés XXX !… Oh ! ils ont pris toutes leurs précautions ! Ils n’ont rien laissé derrière eux !…

« Et quant au marquis dont je n’ai pas à prononcer le nom… quel honnête homme, victime d’une légende absurde, qui, lorsqu’on le représentait présidant aux orgies des Deux Colombes, pleurait sa première épouse à laquelle il vient de faire élever un tombeau magnifique dans la crypte de ses aïeux… tombeau que l’on doit inaugurer après-demain, si je ne m’abuse !

— Monsieur Lebouc, fit le jeune homme qui était devenu tout à coup moins triste mais plus sombre… monsieur Lebouc, que diriez-vous si je faisais avouer publiquement à cet infâme marquis tous ses crimes ! si je le forçais à me dire où il cache Christine Norbert !… si je faisais, en un mot, la vérité si éclatante que nulle puissance au monde ne pourrait, cette fois, l’étouffer !…

— Monsieur, je vous dirais que vous avez accompli un miracle plus grand que celui d’où vous avez fait naître la poupée sanglante !…

— Eh bien, monsieur, suivez-moi !

— Où allons-nous ?

— À Coulteray !…