La Machine à courage/04

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Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. 44-48).


CHAPITRE IV

« À COUP DE DICTIONNAIRE. » — CADEAUX AMÉRICAINS. — « LADIES INVITED. » — DEUX CRÉATURES PRÉHISTORIQUES.



Le lendemain, un bouquet de lys du Japon avec une lettre et sur la carte d’Allen Tanner une phrase musicale de Debussy.

Je copie textuellement :

New-York.

Chère Madame,
À coups de dictionnaire, je m’assis vous écrire.
À dire la vérité, je n’ai jamais été présenté
à vous. Je me suis présenter au grand besoin
me contenter à cause d’une admiration profonde,
laquelle a exister toute ma vie.
Pardonnez-moi. Ne croyez pas que je suis
présomptueux : il fallait vous addresser parce
que c’est un visage telement me connaitre,
telement admiré et telement sympathique.
Je suis musicien, dévoué à Debussy, Ravel,
Scriabin et tous les vrais magiciens.
Voulez-vous être si gentil, me permetter
vous voir, chère Madame ? Peut-être
nous pouvons faire la musique.

À bientôt, j’espère.

Allen Tanner.

Je le remerciai. Par téléphone son français comique me donna un fou rire.

« — Aoh ! vous voulez m’apprendre ? »

« — Jamais, votre langage est trop drôle ! »

Son rire roucoulait chaudement dans sa gorge et, lorsqu’il parlait bas, sa voix gardait la sonorité ronde d’une cloche à peine remuée.

« — Vous chantez certainement ? »

« — Mais oui, vous verrez ! »

Il fut convenu qu’il me rendrait visite le jour même.

Il arriva à quatre heures et mit dans mes mains trois petits paquets enveloppés de papier d’or, enrubannés de bleu, de rose et de mauve.

« — Des petites cadeaux », dit-il en souriant pour lui-même.

Son grand pardessus posé sur ses épaules, ondulait comme une cape. Ses mouvements étaient précautionneux. Je dénouai un ruban, mais sous l’enveloppe dorée une pelure de papier adhérait à son contenu. Allen surveillait mes gestes si gravement que je n’osai rien déchirer. Alors il demanda un peu d’eau. Avec le coin de son mouchoir, il humecta le papier. Une chose en sucre apparut, découpée en forme de cœur.

« — C’est une spécialité américaine — maple sugar. C’est très bon, et puis, ça dure longtemps. »

J’étais très occupée autour du second paquet — un savon de Guerlain à l’œillet. Le troisième objet, en forme d’étui, était plus lourd et plus grand.

« — Du chocolat poudré, dit Allen, en roulant la dernière syllabe. Vous n’avez pas pris le thé ? Voulez-vous que je fasse du chocolat ? »

Je l’emmenai vers la cuisine. Visiblement, elle chômait. Allen se précipita vers la porte.

« — Tournez le poudre, je vais chercher tout ».


Il faisait beau, je proposai de monter sur la terrasse. J’absorbai les cinq étages en courant. Je parlais… je parlais… La vie était si changée tout à coup, il me fallait jeter mon plaisir comme du lest pour supporter tant de joie.

Pour la première fois je me trouvais en présence d’un jeune produit bien américain. Quelque chose de sain, de simple, de vrai. Intelligent, d’une intelligence naturelle et avertie. Mais sa jeunesse surtout me faisait du bien. Depuis près de quatre mois, je vivais au milieu de gens d’affaires. Ils étaient empreints de ce sérieux puéril qui pèse lourdement sur la vie.

Allen répétait :

« — Nous vous sauverons de cette méchante Hearst. »

Puis il parla de la musique, des jeunes écrivains, des peintres…

« — Il y a donc des artistes en Amérique ? » Il riait et promettait de me les faire connaître.

Il me dit que son amitié pour moi datait de longtemps. Lui et deux femmes artistes m’attendaient depuis l’annonce de ma venue ; mais tout à coup les annonces avaient cessé.

Le jour de Noël, Allen marchait dans la Sixième avenue, profitant du vacarme de l’elevated pour chanter à pleine voix le rôle de Pelléas — et soudain il avait vu, appuyée contre la vitrine d’un Lunch, une femme enveloppée d’un manteau de léopard et voilée d’une gaze épaisse. Il m’avait devinée sans deviner mes traits. Une deuxième personne était sortie du Lunch… elle avait pris le bras de l’autre et toutes deux s’étaient éloignées. Au moment de leur parler, il n’avait pas osé. D’un seul trait il avait couru chez ses amies en criant :

« — Georgette Leblanc est à New-York, je l’ai vue. »

« — Mais où est-elle ? »

« — Je ne sais pas. »

« — Où demeure-t-elle ? »

« — Je ne sais pas. »

C’était absurde comme l’est souvent la vérité.


Je me souvenais de ce pathétique Noël et lui racontai notre aventure.

Depuis longtemps j’avais remarqué partout dans New-York ces Lunchs, institués pour les petites bourses par un philanthrope qui leur a donné son nom — éclatantes boutiques blanches que l’on appelle les « Childs ». Ces vitrines étalent des fruits et des gâteaux géants, échafaudages de chocolat, de noix de coco d’où la crème jute en effilés. J’avais été hypnotisée par cet avertissement sur leur porte — « Ladies invited ». Et puisque tout était si imprévu dans ce pays j’entraînai Monique au festin. Pendant une heure nous avons mangé de tout. Finalement un gros boy s’était approché, sourire en lune mais crayon en main. J’avais dû expliquer au directeur ma méprise. Heureusement c’était un « père » comme tous les hommes américains. Nous avions promis de venir payer bientôt et il avait dit « All right ».

Allen m’expliqua le sens de l’avertissement — « Les dames sont les bienvenues ».


Une impudeur magnifique lançait Allen dans les phrases les plus compliquées. L’incohérence de son langage était encore multipliée par une excessive imagination. Quand mon rire éclatait en convulsions, il riait aussi sans comprendre, comme un enfant.

J’étais intriguée par les deux amies qu’il admirait tant.

Il m’expliqua qu’elles allaient l’été dans un pays sauvage… qu’il y avait la mer, qu’on ne voyait jamais personne, qu’il n’y avait pas de routes, pas de chemins, rien que des arbres, qu’elles avaient construit elles-mêmes leur habitation, qu’elles avaient fabriqué ensuite les meubles indispensables…

À travers les récits images d’Allen, deux créatures préhistoriques m’apparurent, brandissant la hache pour passer dans les bois, bâtissant leur hutte, couchant sur des planches. Sans doute elles mangeaient des feuilles et des racines.

« — Mais alors, que font-elles l’hiver ? »

« — Aoh, l’hiver, elles sont à New-York », et j’appris que l’une d’elles, Margaret Anderson, avait fondé une revue très avancée. C’étaient deux intellectuelles. Rien ne m’étonnait plus dans ce pays.

Allen vivait avec un ami dans un atelier de la « Maison des Artistes ». Sa mère était restée en province. Il l’aimait et l’admirait parce qu’elle était brave… Toujours sur le balcon pendant les orages, elle regardait la foudre tomber près d’elle… J’étais malade de rire. Parfois il s’arrêtait, gentiment déconcerté. Les coudes en arrière appuyés au réservoir, il laissait pendre ses mains en grappes au bout de ses poignets souples. J’étais curieuse de l’entendre jouer.

Il commença par Debussy, Bach, Scriabin. Il estimait alors qu’il lui faudrait dix ans pour être prêt à débuter. Mais il avait toutes les qualités qui ne s’acquièrent pas.

Je chantai. Allen m’accompagna avec cette souplesse qui appartient aux compositeurs.

Une perspective heureuse s’ouvrait devant moi. Je remerciai Allen.