La Machine à courage/05

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Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. 49-56).


CHAPITRE V

J’AI FAIM. — LE PETIT HOMME ROSE. — L’ESPRIT EN COMPRIMÉS. L’AIR FÉMININ DE LA RACE. — GENTLEMAN DE LONG ISLAND. — PRÉGÉNÉROSITÉ AMÉRICAINE.



La vie quotidienne et secrète était toujours un problème et les jours passaient. J’étais déterminée à ne rien dire à ma famille. C’eût été l’obligation de rentrer. Je ne pouvais l’admettre. Hearst publierait mon manuscrit de manière scandaleuse et je partirais sans avoir pu tenter un seul geste.

Je ne parvenais pas à liquider mon chinchilla. Je ne voyais personne. Allen était à Chicago. D’ailleurs je l’eusse affligé inutilement, il ne pouvait rien matériellement. Il fallait nous contenter de ce que Monique obtenait à crédit chez la brave crémière d’en face — un verre de lait, deux pommes, parfois deux petits pains.

Alors la pauvre amie, plus sage que moi, s’obstinait sur des raccommodages et je piétinais dans l’appartement cherchant une idée, une issue dans ma tête qui chavirait de plus en plus. Un métronome marchait dans mon front, il battait d’une tempe à l’autre, plus vite, plus fort à mesure que les heures s’écoulaient. J’avais seulement conscience d’une chute. C’était ma vie qui tombait. Je voyais trouble, je comprenais mal, je sentais peu. Quelque chose me tirait en bas. Révolte, effort, imagination, esprit ne pouvaient rien. Mon corps avait besoin de manger. C’était tout.

J’allai chez un avocat-conseil, ami de Madame Hammerstein. Le domestique m’introduisit quand le maître parut. Très occupé, il n’avait pas encore déjeuné, mais il ne voulait pas me faire attendre. Il prendrait son lunch en me donnant sa consultation.

Je parlais automatiquement. Le plateau était posé sur son bureau tout près de moi et j’étais assise très droite, tout près du bureau — odeur de pain grillé, de café, d’œufs sur le plat, de confitures. Je parlais avec beaucoup de détails, occupée à choisir mes mots comme si je ne savais plus mon langage. Je fixais mon attention sur les yeux barbus de l’avocat, évitant de voir les grandes dents qui s’enfonçaient complaisamment dans les toasts rôtis à point.

Comme il s’absorbait dans une péroraison je vis soudain que ma main droite était posée sur le bureau et qu’elle touchait l’angle du plateau, les doigts ouverts comme si elle allait prendre quelque chose… comme si elle ne m’appartenait pas… comme si elle était seulement la main du corps qui avait faim.

Je la remis sur les genoux en rougissant.

Plus tard, quand j’ai connu la simplicité américaine, j’ai su combien j’avais eu tort de ne pas dire simplement « J’ai faim ».


L’avocat me conseilla de proposer mon manuscrit à Dodd, Mead & Company, un des grands éditeurs de New-York qui avait déjà publié trois livres de moi.

Dans mon souvenir Monsieur Dodd est rose. Non qu’il ait finalement laissé dans ma vie une trace de félicité, mais parce qu’il était fait des couleurs de l’aurore — un teint de jeune fille, des cheveux de blé, des yeux dorés, des lunettes d’écaille blonde, et les vibrations d’une aube printanière.

Avec empressement il éditerait mon livre après la publication de « Sunday American ». Une seule objection pourtant : éditeur de Maeterlinck depuis de longues années, il ne pouvait risquer de lui déplaire. Il me donnerait donc une réponse lorsqu’il aurait lu le manuscrit.

Quand je revins le lendemain, l’atmosphère de son bureau me sembla humide. Les lunettes du petit homme rose étaient brouillées, il balbutia en me prenant les mains que j’avais fait une œuvre pieuse. Mais quand il sut mes luttes avec le journal, ses paupières rougirent davantage et il se moucha abondamment. Véral qui m’accompagnait pour traduire l’entretien avait laissé éteindre son éternel cigare et transmettait nos paroles d’une voix de contrebasse. L’associé de Monsieur Dodd vint me serrer la main avec componction. La librairie avait soudain l’air d’une maison mortuaire. Écrasée par tant de considération, je fus prise d’une grande pitié pour moi-même.

Alors le directeur me remit un chèque de mille dollars accompagné de quelques mots solennels qui donnaient à cette avance un caractère sacré. Il fut entendu que l’affreuse traduction faite par le journal serait recommencée par Véral.

Dans la banque mon manager se tourna vers moi. « — Ma femme et mes enfants sont dans une détresse affreuse et — puisque je dois faire la traduction du livre… cinq cents dollars leur sauveraient la vie. »

J’ai un jugement à bascule comme tous les émotifs. J’accédai à la demande de Véral. Il ne fit jamais la traduction — et sa femme ne reçut jamais rien.


Allen me fit rencontrer quelques personnalités de la société new-yorkaise susceptibles de m’aider. Mais je ne compris pas tout de suite les lois qui gouvernent le snobisme intellectuel et artistique américains.

À New-York il y a le minimum de contrainte et le maximum de franchise. On est vrai tout naturellement, sans s’inquiéter du reste. D’ailleurs on souhaite toujours la discussion. On juge l’accord passif et le désaccord actif. J’ignorais tout cela quand eut lieu mon premier dîner chez un couple américain très connu. Je fus une « failure » (faillite). Je pensais être polie, on me déclara stupide et insolente. « Elle nous croit donc bien bête qu’elle ne discute pas avec nous ! » Allen me mit au courant et dans la réunion suivante je m’amusai à contredire tout le monde. Je critiquai même le dîner. On me trouva très spirituelle.

Soyez direct, intransigeant, vital, servez votre esprit (ou votre bêtise) en comprimés. L’esprit y gagnera et la bêtise aussi.

Le snobisme est à mon sens leur seule tare.

Le caractère américain est aussi extraordinaire que le pays en regard de la traditionnelle hypocrisie européenne. J’ai été ahurie la première fois que j’ai vu une de mes amies ouvrir la porte à une visiteuse et répondre simplement : « — Excusez moi, je ne suis pas là aujourd’hui. » J’ai trouvé cette scène d’un comique très estimable.

Quand une femme française reçoit un compliment, elle murmure une protestation. En Amérique, la femme complimentée répond par le plus énergique des « Thank you ». Elles ne peuvent douter d’une vérité agréable puisqu’elles disent si honnêtement les vérités désagréables. À cause de cette vertu innée chez les Américains, surtout chez les femmes — la timidité rend presque tous les hommes consternés — j’ai toujours trouvé aux États-Unis une liberté extrême et insolite.

L’idée puritaine est parquée dans les questions de mœurs. Elle gêne les « suiveurs » qui doivent payer une amende quand un policeman les prend en flagrant délit ; elle confond les unions illégitimes, elle accable le pauvre jeune homme qui ne trouve pas d’issue entre la vierge et la femme mariée ; elle peut même retarder outrageusement la publication d’un James Joyce ; mais tout cela n’arrive pas tous les jours, tandis que l’on respire à chaque seconde l’air de la race — air féminin, d’une excitante honnêteté.


Dans une réception, une jeune fille m’empoigna par les épaules :

« — Je suis Marjorie Cawb, je vous connais très bien. Je suis une admiratrice. » Rouge de cheveux et rouge de visage, sa peau émergeait d’une gaine de satin blanc, mal coupée, sur un corps mal taillé. Mais ses yeux s’enfonçaient droit dans les miens, son sourire et ses mains tendues étaient sans restriction. Elle connaissait ma situation et voulait m’aider, sa mère avait d’importantes relations.

« — Puisque vous êtes mal logées, venez chez nous, nous avons un étage pour les amis. »

Je l’écoutais un peu ahurie, ne sachant pas comment situer cette personne qui semblait si libre, n’était pas une artiste et vivait avec sa mère. Je risquai une question.

« — Mais je suis une jeune fille américaine. Vous n’en connaissez pas ? Voilà, étudiez-moi. Venez demain à la maison avec votre poisson rouge. Si cela vous plaît, vous déménagerez. »

Le lendemain matin elle sonnait chez nous, un panier au bras.

« — Je suis venue tôt pour vous apporter des petits pains français que l’on fait à la maison… je suis sûre que vous ne mangez pas bien. »

Elle était venue dans la tempête, enveloppée d’un caoutchouc et tête nue. Je la regardais déjà comme une amie, ignorant que la générosité américaine est semblable à celle des enfants. On aime tout de suite, on le prouve et on oublie aussi vite. Je promis de venir dîner avec Monique, mais sans mon poisson.

« — Aoh ! pourquoi ? ça ferait tant de plaisir à maman de voir une poisson française. »


Le soir, un domestique en livrée nous précéda dans les salons. Dans la salle à manger le maître d’hôtel, bien articulé, ouvrit une porte à deux battants. La mère parut, petite, mais grande par l’allure, hystériquement raide par la tenue, mais affable dans l’accueil. Elle m’exprima sa sympathie dans le plus pur français. Elle s’empressa de me dire qu’elle était Anglaise et détestait les Américains, que sa fille avait hérité toutes les tares américaines de son défunt père, qu’elle ne pouvait supporter la bonhomie grossière de cette race.

« — Maman et moi, disait Marjorie, nous disputons toute la journée, ça n’a pas d’importance, nous sommes très bien ensemble. » Mrs Cawb semblait un portrait plus qu’une vivante. Couverte de diamants, vêtue de soie noire, ses moindres mouvements étincelaient. Une haute tour de cheveux blancs écrasait sa tête fine et usée. Elle murmurait ses phrases, mangeait à peine, et ses mains ennuyées succombaient sous le poids de leurs bagues, comme j’aurais succombé en vivant dans la disparité luxueuse de cette mère artificielle doublée d’une fille sauvage. Mais déjà Marjorie avait une autre idée.

« — Vous partirez d’abord pour la campagne. Soyez prêtes toutes deux demain matin. »

« — Comment ? Où irons-nous ? »

« — Ce n’est pas votre affaire, j’ai arrangé quelque chose, vous verrez. »


Nous roulions avec Marjorie en auto. Un grand soleil rouge courait avec nous. La campagne était un parc perpétuel — la neige, en fondant, marbrait de blanc les vastes pelouses vertes couchées sur les collines. Au bout d’une heure nous étions à Long Island. Je vis d’abord à travers les sapins un lac qui renvoyait du ciel et du soleil. Une maison était peinte dessus, aussi vive que la vraie maison. Elle était longue, basse, ornée d’une frange de colonnettes appuyées sur un perron formant une loggia pleine de lumière.

Des domestiques apparurent, la gouvernante parlait français. Nous traversâmes des salons clairs et simples, dans les cheminées le feu claquait avec un bruit de drapeaux. Marjorie me montra le parc et les chiens. On avait balayé la neige, nous courions sur un large ruban de terre avec deux grands lèvriers heureux. J’étais étourdie de vent et de plaisir. Le parc dominait Long Island Sound ; on pouvait descendre par un escalier jusqu’au bord de l’eau où un yacht stationnait.

« — Quand vous voulez une promenade vous n’avez qu’à prévenir, le bateau est chauffé. »

« — Je suis forcée de partir, dit Marjorie ; il y a le téléphone et des autos, faites ce qu’il vous plaira. »

« — Mais chez qui sommes-nous ? »

« — Chez un monsieur de mes amis. Il a vos portraits en « Lumière », en « Vanna ». Il ne veut même pas que je vous dise son nom. Vous resterez là autant que vous voudrez. Il s’est installé à l’hôtel pour vous abandonner sa maison. »

Il m’est impossible de retrouver l’emploi de mon temps pendant les dix jours que je vécus cette féerie. La paix me faisait sentir l’épuisement que j’avais ignoré dans la lutte. Sarah Bernhardt me disait souvent :

« — Je ne prends jamais de repos, c’est le secret de ma force. »


Notre hôte, John Tilden, me fut enfin présenté la veille de mon départ. Il organisa une fête pour moi — cocktails, dîner, musique, danse, etc. Placé au souper à côté de lui, je souhaitais le connaître. Ce n’était pas facile. Il ne savait pas un mot de français et sa timidité me gagnait. Je parvins à dire :

« — I will tell you thank you. » En rougissant, il répondit :

« — I am glad, I am happy. »

Ce fut tout. Nous étions l’un et l’autre à bout de ressources.

Je partis tôt le lendemain et ne revis jamais ce parfait gentleman.


Je commençais à comprendre ce que je devais expérimenter sans cesse en Amérique — la psychologie spéciale de la bonté américaine.

Ce n’est pas précisément bonté, pas même élan ou enthousiasme. Pas davantage admiration et snobisme envers les artistes, comme on le croit souvent. C’est plus profond — c’est organique. D’abord le besoin d’être gentils, une nécessité de générosité si réelle que la gratitude qu’ils font naître est réciproque. Pour un peu ils remercieraient la personne qui leur permet d’exercer leur bonté. C’est pour cela qu’ils arrivent dans une existence inconnue avec une chaleur brûlante et vraie.

Ils ont une prégénérosité. Ils ne s’inquiètent guère si elle est ou non méritée. Ils donnent naïvement, ils sont innocents dans leur manière de posséder et de donner. Ils ont des façons de père Noël chargé de cadeaux et semblent disparaître comme lui par la cheminée avec une allégresse de flambée. Chez les autres races, il y a quelque chose d’ombilical entre le donateur et le don. Au contraire, la bonté américaine passe, elle s’est exprimée, c’est tout ce qu’elle demande.

J’ai d’abord été surprise, puis je les ai aimés davantage quand j’ai vu que cette rapide et ravissante avalanche de bienfaits est chez eux exempte de tout égoïsme. Ils donnent vite et se retirent bientôt, sans paraître même s’en apercevoir, simplement parce que leur élan est au bout de sa trajectoire.

Les délicieux « Pères Noël » rencontrés en Amérique furent d’incomparables amis de passage. Je revois les figures, je me souviens de ce que chacun fit pour moi, mais il y en a tant que je ne sais plus les noms. Je leur suis reconnaissante comme on est reconnaissant à la nature, à un arbre que l’on chérit sans aimer isolément chacune de ses feuilles.