La Machine à courage/12

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Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. 105-110).


CHAPITRE III

WASHINGTON SQUARE, NEW-YORK. ― MON THEATER CLUB. ― « BON SPORT ». ― MON « ART CORPORATION »



Il y avait sept mois que Jules Bouy et ses amis regardaient ma vie monter et descendre aux extrêmes comme le schéma d’une feuille de température dans les crises mortelles.

Ils étaient fatigués. Leur devoir exigeait un conseil final : mon retour en France. Je refusai net. Ils étaient libres ― moi aussi, et je n’étais pas fatiguée. J’avais triomphé chaque fois que j’avais paru. C’était assez pour blinder ma volonté. Je n’avais pas joué encore ma carte essentielle. Le moment était venu. Je savais maintenant que je ne débuterais que par mes propres forces… Je regardais les squares, les places, avec le désir de me planter là au beau milieu et de chanter à tue-tête. Les fenêtres s’ouvriraient, on m’écouterait… et qui sait…

Je commençai par chercher un local quelconque où je chanterais tous les soirs ― hangar, garage, chapelle désaffectée dont la location serait minime. Je trouvai mieux ― une maison promise à la démolition. C’était au 47 Washington square south, ― ce jardin linéaire encadré d’anciennes demeures. Je poussai une porte sans serrure ― une longue salle, et… dans le fond, une scène surélevée de quatre marches. Autour, un logement suffisant : bureau, deux chambres, cuisine, salle de bain. Délabrement complet — fils électriques arrachés, radiateurs défoncés, plafonds lézardés. Chaque désastre augmentait mon espoir ― qui voudrait louer ça ?

La date de démolition n’était pas fixée, on ne louait plus, mais le gérant était aimable… C’était assez. Je lui exposai mes plans. Il fut un père. Location dérisoire. Risques à ma charge.

Les Américains se mettent immédiatement au diapason d’une aventure drôle. Fantaisistes, ils aiment la fantaisie. J’étais capable de leur en fournir, ils étaient capables de me suivre.

Le lendemain des automobiles se succèdaient à Washington square. Une avalanche de cadeaux arrivait. Margaret obtint tout de suite l’élément indispensable — le piano de concert. Il me rapprochait du but. Ceux qui me prêchaient le renoncement huit jours plus tôt, déliraient d’enthousiasme. Tous étaient certains de ma réussite. Jules Bouy clôturait une exposition de tapis et de tentures. Il accomplit ma scène. Un rideau de velours bleu fut installé et des projecteurs l’éclairèrent.


Nous avions tourné la loi américaine comme on tourne toutes les lois. Une organisation théâtrale entraînait des complications. La même installation appelée « Club privé » nous laissait libres d’impôts et de taxes. Il y avait cependant la commission d’incendie, et des policemen qui se promenaient éternellement sur notre trottoir… Margaret se moque de notre inquiétude… « ― Comment des policemen américains ennuieraient-ils des femmes ! » En effet, aveuglés de lumière, ils fermèrent les yeux… ils ne virent jamais ni auto stationner, ni projecteur éclairer.

Leur mansuétude ne vit pas davantage les enfants-diables jeter par nos fenêtres des vieilles boîtes et des trognons de choux. Quand Monique se plaignit, les policemen sourirent : « Il faut bien que les enfants s’amusent »… En Amérique, les femmes sont au-dessus des lois, et les enfants au-dessus des femmes.

Et voilà comment je lançai mon affaire dans l’immense City, sans dépenser un sou de publicité ni d’annonces. Des centaines d’invitations furent envoyées par la généreuse trinité. On prendrait le thé chez moi, le premier dimanche de février, les amis des amis étaient priés de venir.

Quand la salle fut comble… environ cent vingt personnes… je montai sur la scène. Je résumai ma situation avec Hearst, l’ultimatum que son journal m’avait posé et la lutte que j’avais soutenue pour défendre mon passé. J’expliquai que j’allais chanter et dire chaque soir les musiciens et les poètes modernes français à mon club de Washington square, que j’avais préparé dix programmes pour dix semaines consécutives et que je continuerais… toute ma vie ! jusqu’au moment où se présenterait un mécène ou un manager.

Je terminai :

« ― La bonté américaine a sauvé ma vie, je lui demande aujourd’hui de sauver l’artiste. »

C’est ce que les Américains appellent « être bon sport ». Ils adorent ça. Ce fut une ruée dans le bureau où se tenait Monique avec les abonnements.


J’ouvris mon théâtre dans la même semaine. On téléphonait continuellement pour s’abonner, et chaque soir on refusait du monde.

Mon concert commençait à neuf heures et durait deux heures, mais je recommençais aussi longtemps qu’il y avait du monde et de l’enthousiasme. Ainsi je terminais généralement à trois ou quatre heures du matin.

J’ai donné des centaines de concert dans ma vie, mais le grand concert et son rythme cérémonieux me sont un supplice. Couper l’émotion en mille miettes, saluer après chaque miette, sortir, rentrer et saluer encore, coup d’œil discret vers l’accompagnateur pour dire « Allez », avoir l’air tranquille et sentir ses artères battre furieusement… un chatouillement, une seconde de distraction, une fêlure dans « l’état », et tout est compromis. Le concert, pour moi, est antinaturel. La forme « concert » m’a toujours gênée même si je n’y participais pas. Autrefois, quand la dame arrivait sur l’estrade ― poitrine offerte, gants blancs crispés au morceau de musique, bouche ovale envoyant le son en distributeur automatique, j’aurais voulu fuir. Au concert symphonique je voudrais ne pas voir ― malgré moi j’évoque un concert de singes en porcelaine de Saxe… C’est par réaction autant que par choix que je me présentais à vingt ans sur les estrades de concerts vêtue d’un fourreau de velours ivoire ou de satin noir ― pas de gants, pas de bijoux, exactement les robes logiques que l’on fait aujourd’hui. Cette tenue que l’on jugeait alors scandaleuse était parfaitement convenable mais elle ne venait pas à son heure, c’était assez pour qu’on ne me la pardonnât point.

Le concert me plaît quand je peux créer une atmosphère amicale — quelque chose de simple et de vital. Je le pouvais sur ma petite scène à Washington square. Souvent j’ai parlé autant que chanté. J’aime causer avec mon public tout près de ma pensée, dans une intimité sans ornements, sans vanité. Je venais m’asseoir au bord de la scène et je commençais par n’importe quelle improvisation, comme pour tâter l’air. On me posait des questions ― j’adorais cela. Je pouvais être vraie, rester près de la vie ― je hais tout ce qui s’oppose à la vie. Le soir de la mort de Sarah, en arrivant sur ma scène, presque malgré moi, je dis mon émotion. On me pria de continuer… si bien qu’il n’y eut pas de musique ce soir-là. Peut-être est-il plus facile d’établir une communication entre des races différentes. Alors même que l’on connaît la langue, l’esprit passe avant les mots. Les mots remis à leur place ― moyen d’expression plus que moyen de comprendre.

Mes programmes, que je changeais chaque semaine, s’étendaient des grands classiques français aux musiciens ultra-modernes. Des artistes d’avant garde m’avaient peint des toiles de fond. Tout fonctionnait à la perfection. Physiquement, j’avais trouvé mon axe. Je vivais à deux temps ― rythme du Nouveau-Monde. Mon club avait attiré l’attention. Des articles me furent demandés. Tout me semblait facile, et, disposant de peu de temps, je trouvais du temps pour tout.


C’était le soir de mon soixante-deuxième concert. Plusieurs « possibilités impossibles » s’étaient présentées. Trois offres importantes ― un monsieur chargé de particules, auto de luxe, secrétaires, propositions mirobolantes. Après son départ… la montre de Monique avait disparu. Un autre assista à trois soirées, me couvrit de fleurs et ne revint pas. Un autre passa plusieurs après-midi pour rédiger un contrat monstre qu’il fit enregister. Ce contrat me comblait d’argent et prévoyait tout… sauf la fugue du manager.

Ce soir là, pendant l’entracte, Monique arriva très émue. Trois messieurs à l’air important et une dame élégante étaient dans la salle pour la deuxième fois, elle avait surpris à leur arrivée des paroles significatives… on avait parlé de « m’acheter… »

Collant mon œil au rideau je vis les trois gentlemen et la dame endiamantée. Ils étaient accompagnés de quatre personnes plus jeunes et chuchotaient tous ensemble de manière grave. Quand je terminai ma soirée ils me firent passer leurs cartes et nous nous assîmes autour du feu pour causer.

Comme ils vivent en moi, tous les détails de cette conversation ― le canapé bleu sur lequel j’étais assise, les longues ombres qui s’étendirent dans la salle quand on éteignit les projecteurs, l’ascension des flammes se hâtant, éclairant les visages de lueurs flottantes qui les rendaient fantomatiques. Et, à la fin, le projet de contrat inimaginable…

Cependant c’était réel. Ces visages que je n’avais jamais vus m’apportaient la vie de travail libre que je voulais ― ils exposaient des plans gigantesques comme s’ils étaient venus au monde pour m’enchanter. Ma pensée tournait comme sur des chevaux de bois… « un conte de fées, comment savent-ils tout ce que je désire ? qu’est-ce qui m’arrive ?… pourtant mathématique, puisque j’ai fait ce qu’il faut pour cela… » Alors je regardais les figures loyales et l’extraordinaire devenait naturel.

Le contrat englobait tout. Outre des tournées de concerts, l’organisation de mon « Art Corporation » comportait plusieurs sections ― cinéma, conférences, littérature. Ils me considéraient dans leurs propos comme un « business ». J’étais presque morte de bonheur. J’avais toujours rêvé d’être exploitée comme un objet — ne jamais entendre parler d’affaires ; qu’on m’entretienne largement et que l’on prenne le reste des bénéfices ; que l’on me dise seulement :

« — Voulez-vous faire ceci ou chanter cela et à quelle date ? » — mais pour l’amour du ciel, ne rien savoir de la cuisine des sous.

On parla avec enthousiasme jusqu’à l’aube et le lendemain on recommença. Cependant peu de jours après un des gentlemen déclara qu’il constituait une corporation dont il serait seul le directeur. Je ne songeai même pas à demander des explications.