La Machine à explorer le temps/16

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La Machine à explorer le temps
Mercure de FranceTome 29, Janvier-Mars (p. 143-149).

XVI

APRÈS LE RÉCIT

— Je sais, dit-il après une pause, que tout ceci est pour vous absolument incroyable ; mais pour moi, la seule chose incroyable est que je sois ici ce soir, dans ce vieux fumoir intime, heureux de voir vos figures amicales et vous racontant toutes ces étranges aventures.

Il se tourna vers le Docteur.

— Non, dit-il, je ne m’attends pas à ce que vous me croyiez. Prenez mon récit comme une fiction, — ou une prophétie. Dites que j’ai fait un rêve dans mon laboratoire ; que je me suis livré à des spéculations sur les destinées de notre race jusqu’à ce que j’aie machiné cette fiction. Prenez mon affirmation de sa vérité comme une simple touche d’art pour en rehausser l’intérêt. Et, tout bien placé à ce point de vue, qu’en pensez-vous ?

Il prit sa pipe et commença, à sa manière habituelle, à la taper nerveusement sur les barres du garde-feu. Il y eut un silence momentané. Puis les chaises se mirent à craquer et les pieds à râcler le tapis. Je détournai mes yeux de la figure de notre ami et examinai ses auditeurs. Ils étaient tous dans l’ombre et des petites taches de couleur flottaient devant eux. Le Docteur semblait absorbé dans la contemplation de notre hôte. Le Rédacteur en Chef regardait obstinément le bout de son cigare — le sixième. Le Journaliste tira sa montre. Les autres, autant que je me rappelle, étaient immobiles.

Le Rédacteur en Chef se leva en soupirant.

— Quel malheur que vous ne soyez pas écrivain, dit-il, en posant sa main sur l’épaule de l’Explorateur.

— Vous croyez à mon histoire ?

— Mais…

— Je savais bien que non !

L’Explorateur se tourna vers nous.

— Où sont les allumettes ? dit-il.

Il en craqua une et parlant entre chaque bouffée de sa pipe :

— À vous dire vrai… J’y crois à peine moi-même… Et cependant… !

Ses yeux s’arrêtèrent avec une interrogation muette sur les fleurs blanches, fanées, qu’il avait jetées sur la petite table. Puis il regarda le dessus de celle de ses mains qui tenait sa pipe, et je remarquai qu’il examinait quelques cicatrices à moitié guéries, aux jointures de ses doigts.

Le Docteur se leva, vint vers la lampe et examina les fleurs.

— Le pistil est curieux, dit-il.

Le Psychologue se pencha aussi pour voir et étendit le bras pour atteindre l’autre spécimen.

— Diable ! mais il est une heure moins le quart, dit le Journaliste. Comment vais-je faire pour rentrer chez moi ?

— Il y a des voitures à la station, dit le Psychologue.

— C’est extrêmement curieux, dit le Docteur, mais j’ignore certainement à quel genre ces fleurs appartiennent. Puis-je les garder ?

L’Explorateur hésita, puis soudain :

— Non, certes !

— Où les avez-vous eues réellement ? demanda le Docteur.

L’Explorateur porta la main à son front, et il parla comme quelqu’un qui cherche à retenir une idée qui lui échappe.

— Elles furent mises dans ma poche par Weena, pendant mon voyage.

Il promena ses regards autour de la pièce.

— Du diable ! si je ne suis pas halluciné. Cette pièce, vous tous, cette atmosphère de vie quotidienne, c’est trop pour ma mémoire. Ai-je jamais construit une Machine, ou un modèle de Machine à voyager dans le temps ? Ou bien tout cela n’est-il qu’un rêve ! On dit que la vie est un rêve, un pauvre rêve, précieux parfois — mais je ne puis en subir un autre qui ne s’accorde pas. C’est de la folie. Et d’où m’est venu ce rêve ?… Il faut que j’aille voir la Machine… s’il en est une !

Brusquement, il prit la lampe et s’engagea dans le corridor. Nous le suivîmes. Indubitablement, là, sous la clarté vacillante de la lampe, se trouvait la Machine, laide, d’aspect trapu et louche, faite de cuivre, d’ébène, d’ivoire et de quartz translucide et scintillant. Rigide au toucher — car j’avançai la main et essayai la solidité des barres — avec des taches brunes et des mouchetures sur l’ivoire, des brins d’herbe et de mousse adhérant encore aux parties inférieures et l’une des barres faussée.

L’Explorateur posa la lampe sur l’établi, et passa sa main au long de la barre endommagée.

— C’est parfait maintenant, dit-il ; l’histoire que je vous ai contée est vraie. Je suis fâché de vous avoir amené ici au froid.

Il reprit la lampe, et, dans le silence le plus absolu, nous retournâmes au fumoir.

Il nous accompagna dans le vestibule quand nous partîmes, et il aida le Rédacteur en Chef à mettre son pardessus. Le Docteur examinait sa figure et, avec une certaine hésitation, lui dit qu’il devait souffrir de surmenage, ce qui le fit rire de bon cœur. Je me le rappelle, debout sur le seuil, nous souhaitant bonne nuit.

Je pris un cab avec le Rédacteur en Chef qui jugea l’histoire une superbe invention. Pour ma propre part, il m’était impossible d’arriver à une conclusion. Le récit était si fantastique et si incroyable, la façon de le dire si convaincante et si grave ! Je restai éveillé une partie de la nuit, ne cessant d’y penser. Je décidai de retourner le lendemain voir notre voyageur. Lorsque j’arrivai, on me dit qu’il était dans son laboratoire, et, comme je connaissais les aîtres de la maison, j’allai le trouver. Le laboratoire cependant était vide. J’examinai un moment la Machine et de la main je touchai à peine le levier ; aussitôt cette masse d’aspect solide et trapu s’agita comme un rameau secoué par le vent. Son instabilité me surprit extrêmement et j’eus le singulier souvenir des jours de mon enfance, quand on me défendait de toucher à tout. Je retournai par le corridor. Je rencontrai mon ami dans le fumoir. Il sortait de sa chambre. Sous un bras il avait un petit appareil photographique et sous l’autre un petit sac de voyage. En m’apercevant, il se mit à rire et me tendit son coude en guise de poignée de mains.

— Je suis, dit-il, extrêmement occupé avec cette Machine.

— Mais n’est-ce donc pas quelque mystification ? dis-je ; parcourez-vous vraiment les âges ?

— Oui, réellement et véritablement.

Il me fixa franchement dans les yeux. Soudain, il hésita. Ses regards errèrent par la pièce.

— J’ai besoin d’une demi-heure seulement, dit-il ; je sais pourquoi vous êtes venu, et c’est gentil à vous. Voici quelques revues. Si vous voulez rester à déjeuner, je vous rapporterai des preuves de mes explorations, spécimens et tout le reste, et vous serez plus que convaincu ; si vous voulez m’excuser de vous laisser seul un moment.

Je consentis, comprenant alors à peine toute la portée de ses paroles, et avec un signe de tête amical, il s’en alla par le corridor. J’entendis la porte du laboratoire se refermer, m’installai dans un fauteuil et entrepris la lecture d’un quotidien. Qu’allait-il faire avant l’heure du déjeuner ? Puis tout à coup, un nom dans une annonce me rappela que j’avais promis à Richardson, l’éditeur, un rendez-vous. Je me levai pour aller prévenir mon ami.

Au moment où j’avais la main sur la poignée de la porte, j’entendis une exclamation bizarrement inachevée, un cliquetis, et un coup sourd. Une rafale d’air tourbillonna autour de moi, comme je poussais la porte, et de l’intérieur vint un bruit de verre cassé tombant sur le plancher. Mon voyageur n’était pas là. Il me sembla pendant un moment apercevoir une forme fantomale et indistincte, assise dans une masse tourbillonnante, noire et jaune — une forme si transparente que la table derrière elle avec ses feuilles de dessins était absolument distincte ; mais cette fantasmagorie s’évanouit pendant que je me frottais les yeux. La Machine aussi était partie. À part un reste de poussière en mouvement, l’autre extrémité du laboratoire était vide. Un panneau du châssis vitré venait apparemment d’être renversé.

Je fus pris d’une terreur irraisonnée. Je sentais que quelque chose d’étrange s’était passé, et je ne pouvais pour l’instant distinguer quelle sorte de chose étrange c’était. Tandis que je restais là, interdit, la porte du jardin s’ouvrit et le domestique parut. Nous nous regardâmes, et les idées me revinrent.

— Est-ce que votre maître est sorti par là ? dis-je.

— Non, monsieur, personne n’est sorti par là. Je croyais trouver monsieur ici.

Alors je compris. Au risque de désappointer Richardson, j’attendis le retour de mon ami : j’attendis le second récit peut-être plus étrange encore et les spécimens et les photographies qu’il rapporterait sûrement. Mais je commence à craindre maintenant qu’il ne me faille attendre toute la vie. L’Explorateur du Temps disparut il y a trois ans, et, comme tout le monde le sait maintenant, il n’est jamais revenu.