La Machine à explorer le temps/4

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Mercure de FranceTome 28, Octobre-Décembre (p. 603-610).

IV

LE VOYAGE


« J’ai déjà exposé, jeudi dernier, à quelques-uns d’entre vous, les principes de ma machine pour voyager dans le Temps, et je vous l’ai montrée telle qu’elle était mais inachevée et sur le métier. Elle y est encore maintenant, quelque peu fatiguée par le voyage, à vrai dire ; l’une des barres d’ivoire est fendue, et une traverse de cuivre est faussée ; mais le reste est encore assez solide. Je pensais l’avoir terminée le vendredi ; mais vendredi, quand le montage fut presque fini, je m’aperçus qu’un des barreaux de nickel était trop court d’un pouce exactement, et je dus le refaire, de sorte que la machine ne fut entièrement achevée que ce matin. C’est donc aujourd’hui à dix heures que la première de toutes les machines de ce genre commença sa carrière. Je l’examinai une dernière fois, m’assurai de la solidité des écrous, mis encore une goutte d’huile à la tringle de quartz et m’installai sur la selle. Je suppose que celui qui va se suicider et qui tient contre son crâne un pistolet doit éprouver comme je l’éprouvai alors le même sentiment de curiosité pour ce qui va se passer immédiatement après. Je pris dans une main le levier de mise en train et dans l’autre le levier d’arrêt — j’appuyai sur le premier et presque immédiatement sur le second. Je crus chanceler, puis j’eus une sensation de chute comme dans un cauchemar. Alors, regardant autour de moi, je vis mon laboratoire tel qu’à l’ordinaire. S’était-il passé quelque chose ? Pour un moment je soupçonnai mon intellect de m’avoir joué quelque tour, Je remarquai alors la pendule ; le moment d’avant elle marquait, m’avait-il semblé, une minute ou deux après dix heures ; maintenant l’était presque trois heures et demie !

« Je respirai, serrai les dents, empoignai des deux mains le levier de mise en train et partis d’un seul coup. Le laboratoire devint brumeux, puis sombre. La servante, entra, et se dirigea, sans paraître me voir, vers la porte du jardin. Je suppose qu’il lui fallut une minute ou deux pour traverser la pièce, mais il me sembla qu’elle était lancée d’une porte à l’autre comme une fusée. J’appuyai sur le levier jusqu’à sa plus extrême position. La nuit vint comme on éteint une lampe, et un moment après, demain était là. Le laboratoire devint confus et brumeux, et à chaque moment de plus en plus confus. Demain soir arriva tout obscur, puis le jour encore, puis une nuit, puis des jours et des nuits de plus en plus précipités ! Un murmure vertigineux emplissait mes oreilles, une mystérieuse confusion descendait sur mon esprit.

« Je crains de ne pouvoir exprimer les singulières sensations d’un voyage à travers le Temps. Elles sont excessivement déplaisantes. On éprouve exactement la même chose que sur les montagnes russes, dans les foires ; un irrésistible élan tête baissée ! J’éprouvais aussi l’horrible anticipation d’un écrasement inévitable et imminent. Pendant cette course, la nuit suivait le jour comme le battement d’une grande aile noire. L’obscure perception du laboratoire disparut bientôt et je vis le soleil sauter précipitamment à travers le ciel, bondissant à chaque minute, et chaque minute marquant un jour. Je pensai que le laboratoire avait dû être détruit et que j’étais maintenant en plein air. J’eus la vague impression d’escalader des échafaudages, mais j’allais déjà beaucoup trop vite pour avoir conscience des mouvements qui m’entouraient. L’escargot le plus lent qui rampa jamais bondissait trop vite pour que je le visse. La scintillante succession de la clarté et des ténèbres était excessivement pénible à l’œil. Puis dans les ténèbres intermittentes, je voyais la lune parcourir rapidement ses phases et j’entrevoyais faiblement les révolutions des étoiles. Bientôt, tandis que j’avançais avec une croissante vélocité, la palpitation du jour et de la nuit se fondit en une teinte grise continue. Le ciel revêtit une admirable profondeur bleue, une splendide nuance lumineuse comme celle d’un crépuscule matinal ; le soleil bondissant devint une traînée de feu, un arc lumineux dans l’espace ; la lune, une bande ondoyante et plus faible, et je ne voyais plus rien des étoiles, sinon de temps en temps un cercle brillant qui tremblotait.

« L’ambiance était brumeuse et vague ; j’étais toujours au flanc de la colline sur laquelle est bâtie cette maison et la terrasse s’élevait au-dessus de moi grise et confuse. Je vis des arbres croître et changer comme des bouffées de vapeur : tantôt roux, tantôt verts ; ils croissaient, s’étendaient, se brisaient et disparaissaient. Je vis d’immenses édifices s’élever, vagues et splendides, et passer comme des rêves. Toute la surface de la terre semblait changée — ondoyant et s’évanouissant sous mes yeux. Les petites aiguilles, sur les cadrans qui enregistraient ma vitesse, couraient de plus en plus vite. Bientôt je remarquai que le cercle lumineux du soleil montait et descendait, d’un solstice à l’autre, en moins d’une minute et que par conséquent j’allais à une vitesse de plus d’une année par minute ; et de minute en minute la neige blanche apparaissait sur le monde et s’évanouissait pour être suivie par la verdure brillante et courte du printemps.

« Les sensations désagréables du départ étaient maintenant moins poignantes. Elles se fondirent bientôt en une sorte d’hilarité nerveuse, je remarquai cependant un balancement lourd de la machine, dont je ne pouvais m’expliquer la cause. Mais mon esprit était trop confus pour y faire grande attention, si bien qu’avec une sorte de folie croissante je me lançais dans l’avenir. D’abord, à peine pensai-je à m’arrêter, à peine pensai-je à autre chose qu’à ces sensations nouvelles. Mais bientôt une autre série d’impressions me vint à l’esprit — une certaine curiosité et avec elle une certaine crainte — jusqu’à ce qu’enfin elles se fussent complètement emparées de moi. Quels étranges développements de l’humanité, quelles merveilleuses avances sur notre civilisation rudimentaire n’allais-je pas apercevoir quand j’en arriverais à regarder de près ce monde vague et illusoire qui se déroulait et ondoyait devant mes yeux ! Je voyais des monuments d’une grande et splendide architecture s’élever autour de moi, plus massifs qu’aucun des édifices de notre époque, et cependant, me semblait-il, bâtis de brume et de faible clarté. Je vis un vert plus riche s’étendre sur la colline et demeurer là sans aucun intervalle d’hiver. Même à travers le voile qui me confondait les choses, la terre semblait très belle. Et de cette façon, l’idée me vint d’arrêter la machine.

« Le risque que je courais était la possibilité de trouver quelque nouvel objet à la place que moi et la machine occupions. Aussi longtemps que je voyageais à toute vitesse, cela importait fort peu. J’étais pour ainsi dire atténué — je glissais comme une vapeur à travers les interstices des substances interposées ! Mais s’arrêter impliquait peut-être mon écrasement, molécule par molécule, dans ce qui pouvait se trouver sur mon passage, comportait un contact si intime de mes atomes avec ceux de l’obstacle qu’il en résulterait une profonde réaction chimique — peut-être une explosion formidable, qui m’enverrait, mon appareil et moi, hors de toute dimension possible… dans l’Inconnu. Cette possibilité s’était bien souvent présentée à mon esprit pendant que je faisais la machine ; mais alors j’avais de bon cœur envisagé cette conjoncture comme un risque inévitable — un de ces risques qu’un homme doit toujours accepter. Maintenant qu’il était inévitable, je ne le voyais plus du tout sous le même jour d’indifférence. Le fait est que, insensiblement, l’absolue étrangeté de toute chose, le balancement ou l’ébranlement écœurant de la machine, par-dessus tout la sensation de chute prolongée, avaient absolument bouleversé mes nerfs. Je me disais que je ne pouvais plus m’arrêter et, dans un accès d’agacement, je résolus de m’arrêter sur le champ. Avec une impatience d’insensé, je tirai sur le levier et aussitôt la machine se mit à ballotter et je fus projeté follement dans l’air.

« Il y eut un bruit de tonnerre dans mes oreilles ; je dus rester étourdi un moment. Une grêle impitoyable sifflait autour de moi, et je me trouvai assis, sur un sol mou, devant la machine renversée. Toutes choses me paraissaient encore grises, mais je remarquai bientôt que le bruit confus dans mes oreilles s’était tu. Je regardai autour de moi. J’étais sur ce qui pouvait sembler une petite pelouse, dans un jardin, entouré de massifs de rhododendrons dont les pétales mauves et pourpres tombaient en pluie sous les volées de grêlons. La grêle dansante et rebondissante s’abattait sur la machine et descendait sur le sol comme une fumée. En un instant je fus trempé jusqu’aux os : — Excellente hospitalité, dis-je, envers un homme qui vient de parcourir d’innombrables années pour vous voir.

« Enfin je songeai qu’il était stupide de se laisser tremper ; je me levai et je cherchai des yeux où me réfugier. Une figure colossale, taillée apparemment dans quelque pierre blanche apparaissait indistinctement au delà des rhododendrons, à travers l’averse brumeuse. Mais le reste du monde était invisible.

« Il serait malaisé de décrire mes sensations. Comme la grêle s’éclaircissait, j’aperçus plus distinctement la figure blanche. Elle devait être fort grande, car un bouleau ne lui allait qu’à l’épaule. Elle était de marbre blanc, et rappelait par sa forme quelque sphinx ailé, mais les ailes, au lieu d’être repliées verticalement, étaient étendues de sorte qu’elle semblait planer. Le piédestal, me sembla-t-il, était de bronze et couvert d’une épaisse couche de vert de gris. Il se trouva que la face était de mon côté, les yeux sans regard paraissaient m’épier ; il y avait sur les lèvres l’ombre affaiblie d’un sourire. L’ensemble était grandement usé par le temps et donnait l’idée désagréable d’être rongé par la maladie. Je restai là à l’examiner pendant un certain temps — une demi-minute peut-être ou une demi-heure. Elle semblait reculer ou avancer suivant que la grêle tombait entre elle et moi plus ou moins dense. À la fin, je détournai mes yeux et je vis que les nuages s’éclaircissaient et que le ciel s’éclairait de la promesse du soleil.

« Je reportai mes yeux vers la forme blanche accroupie, et toute la témérité de mon voyage m’apparut subitement. Qu’allait-il survenir lorsque le rideau brumeux, qui m’avait dissimulé presque là, serait entièrement dissipé ? Que n’avait-il pas pu arriver aux hommes ? Que faire si la cruauté était devenue une passion commune ? Que faire si, dans cet intervalle, la race avait perdu son humanité et s’était développée dans un sens inhumain, haineux et suprêmement puissant ? Je pourrais sembler, quelque animal sauvage du vieux monde, d’autant plus horrible et dégoûtant à cause de notre commune ressemblance — un être mauvais qu’il fallait immédiatement massacrer.

« Déjà j’apercevais d’autres vastes formes — d’immenses édifices avec des parapets compliqués et de hautes colonnes, au flanc d’une colline boisée qui descendait doucement jusqu’à moi à travers l’orage apaisé. Je fus saisi d’une terreur panique. Je courus éperdument jusqu’à la machine et fis de violents efforts pour la rajuster. Pendant ce temps, les rayons du soleil percèrent l’amoncellement des nuages. La pluie torrentielle passa et s’évanouit comme le vêtement traînant d’un fantôme. Au-dessus de moi, dans le bleu intense du ciel d’été, quelques légers et sombres lambeaux de nuages tourbillonnaient en se désagrégeant. Les grands édifices qui m’entouraient s’élevaient clairs et distincts, brillant sous l’éclat de l’averse récente, et ressortant en blanc avec les grêlons non fondus, amoncelés au long de leurs assises. Je me sentais comme nu dans un monde étrange. J’éprouvais ce que peut-être ressent l’oiseau dans l’air clair, lorsqu’il sait que le vautour plane et va s’abattre sur lui. Ma peur devenait de la frénésie. Je respirai fortement, serrai les dents, et en vins aux prises, furieusement, des poignets et des genoux avec la machine : à mon effort désespéré, elle céda et se retourna, en venant me frapper violemment au menton. Une main sur la selle, l’autre sur le levier, je restai là haletant sourdement, prêt à repartir.

« Mais avec l’espoir d’une prompte retraite, mon courage me revint. Je considérai plus curieusement, et avec moins de crainte, ce monde d’un avenir éloigné. Par une fenêtre ronde, très haut dans le mur du plus proche édifice, je vis un groupe d’êtres revêtus de riches et souples robes. Ils m’avaient vu, car leurs visages étaient tournés vers moi.

« J’entendis alors des voix qui approchaient. Venant à travers les massifs qui entouraient le Sphinx blanc, je voyais les têtes et les épaules d’hommes qui couraient. L’un d’eux déboucha d’un sentier qui menait droit à la petite pelouse sur laquelle je me trouvais avec ma machine. C’était une délicate créature — haute environ de quatre pieds — vêtue d’une tunique de pourpre retenue à la taille par une ceinture de cuir. Des sandales ou des brodequins — je ne pus voir distinctement — recouvraient ses pieds ; ses jambes étaient nues depuis les genoux et elle ne portait aucune coiffure. En faisant ces remarques, je m’aperçus pour la première fois de la douceur extrême de l’air.

« Je fus frappé par l’aspect de cette créature très belle et gracieuse, mais étonnamment frêle. Ses joues rosées me rappelaient ces beaux visages de phtisiques — cette beauté hectique dont on nous a tant parlé. À sa vue, je repris soudainement confiance, et mes mains abandonnèrent la machine.