La Machine à explorer le temps/9

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La Machine à explorer le temps
Mercure de FranceTome 29, Janvier-Mars (p. 92-100).



IX

LES MORLOCKS


« Il peut vous sembler drôle que j’aie laissé passer deux jours avant de poursuivre l’indication nouvelle qui me mettait sur la véritable voie, mais je ressentais une aversion particulière vis-à-vis de ces corps blanchâtres. Ils avaient exactement cette couleur livide qu’ont les vers et les animaux conservés dans l’alcool, tels qu’on les voit dans les musées zoologiques. Au toucher, ils étaient d’un froid répugnant. Mon aversion était due probablement à l’influence sympathique des Eloïs, dont je commençais maintenant à comprendre le dégoût pour les Morlocks.

« La nuit suivante, je dormis mal. Ma santé se trouvait sans doute ébranlée. J’étais accablé de perplexités et de doutes. J’eus une fois ou deux la sensation d’une terreur intense, à laquelle je ne pouvais attribuer aucune raison définie. Je me rappelle m’être glissé sans bruit dans la grande salle où les petits êtres dormaient au clair de lune — cette nuit-là, Weena était parmi eux — et m’être senti rassuré par leur présence. Il me vint en ce moment à l’esprit que dans très peu de jours la lune serait nouvelle et plus nombreuses les apparitions de ces déplaisantes créatures souterraines, de ces blêmes lémuriens, de cette nouvelle vermine qui avait remplacé l’ancienne.

« Pendant ces deux jours, j’eus la continuelle impression de quelqu’un qui élude une inévitable corvée. J’avais la ferme assurance que je rentrerais en possession de la Machine en pénétrant hardiment dans ces mystérieux souterrains. Cependant je ne pouvais me résoudre à affronter ce mystère. Si seulement j’avais eu un compagnon, c’eût été différent ; mais j’étais si horriblement seul que l’idée de descendre dans l’obscurité du puits m’épouvantait. Je ne sais pas si vous comprenez mon état, mais je sentais continuellement un danger derrière mon dos.

« C’était cette incessante inquiétude, cette insécurité qui peut-être m’entraînait de plus en plus loin dans mes explorations. En allant au sud, vers la contrée montueuse qui s’appelle maintenant Combe Wood, je remarquai, au loin dans la direction de l’actuel Banstead, une vaste construction verte, d’un genre différent de celles que j’avais vues jusqu’alors. Elle était plus grande que les plus grands des palais et des ruines que je connaissais ; la façade avait un aspect oriental avec le lustre, d’un gris pâle, une sorte de gris bleuté, d’une certaine espèce de porcelaine de Chine. Cette différence d’aspect suggérait une différence d’usage et il me vint l’envie de pousser jusque-là mon exploration. Mais la journée était avancée ; j’étais arrivé en vue de cet endroit après un long et fatigant circuit ; aussi, décidai-je de réserver l’aventure pour le jour suivant et je retournai vers les caresses de bienvenue de la petite Weena. Le lendemain matin, je m’aperçus, d’une façon suffisamment claire, que ma curiosité au sujet du Palais de Porcelaine Verte n’était qu’un acte d’auto-tromperie, qui me donnait un prétexte pour éluder, un jour de plus, l’expérience que je redoutais. Je résolus donc de tenter la descente sans perdre plus de temps, et me mis de bonne heure en route vers le puits situé auprès des ruines de granit et d’aluminium.

« La petite Weena m’accompagna en courant et en dansant autour de moi jusqu’au puits, mais, quand elle me vit me pencher au-dessus de l’orifice, elle parut étrangement déconcertée. « Au revoir, petite Weena », dis-je en l’embrassant ; puis la reposant à terre, je cherchai, en tâtonnant par-dessus la margelle, les échelons de descente ; avec hâte plutôt, — je ferais aussi bien de le confesser, — car je craignais de voir faillir mon courage. D’abord, elle me considéra avec étonnement. Puis elle poussa un cri pitoyable et, se précipitant sur moi, chercha à me retenir de tout l’effort de ses petites mains. Je crois que son opposition m’excita plutôt à continuer. Je la repoussai, peut-être un peu durement, et en un instant j’étais dans la gueule même du puits. J’eus alors à donner toute mon attention aux échelons peu solides auxquels je me retenais.

« Je dus descendre environ deux cents mètres. La descente s’effectuait au moyen de barreaux métalliques fixés dans les parois du puits, et, comme ils étaient adaptés aux besoins d’êtres beaucoup plus petits et plus légers que moi, je me sentis rapidement engourdi et fatigué ; non simplement fatigué ! l’un des barreaux céda soudain sous mon poids, et je me crus précipité dans l’obscurité béant au-dessous de moi. Pendant un moment je restai suspendu par une main, et après cette expérience je n’osai plus me reposer. Quoique mes bras et mes reins fussent vivement endoloris, je continuai cette descente insensée aussi vite que je pus. Ayant levé les yeux, je vis l’ouverture, un petit disque bleu, dans lequel une étoile était visible, tandis que la tête de la petite Weena se projetait ronde et sombre. Le bruit régulier de quelque machine au-dessous de moi devenait de plus en plus fort et oppressant. Tout, excepté le petit disque au-dessus de ma tête, était profondément obscur, et, quand je levai les yeux à nouveau, Weena avait disparu.

« J’étais dans une agonie d’inquiétude. Je pensai vaguement à regrimper et à laisser tranquille le monde souterrain. Mais même pendant que je retournais cette idée dans mon esprit, je continuais de descendre. Enfin, avec un immense soulagement, j’aperçus vaguement, à quelque distance à ma droite dans la paroi, une ouverture exiguë. Je m’y introduisis et trouvai que c’était l’orifice d’un étroit tunnel horizontal, dans lequel je pouvais m’étendre et reposer. Ce n’était pas trop tôt. Mes bras étaient endoloris, mon dos courbaturé, et je frissonnais de la terreur prolongée d’une chute. De plus, l’obscurité ininterrompue avait eu sur mes yeux un effet douloureux. L’air était plein du halètement des machines pompant l’air au bas du puits.

« Je ne sais pas combien de temps je restai étendu là. Je fus éveillé par le contact d’une main molle qui se promenait sur ma figure. Je cherchai vivement mes allumettes et précipitamment en craquai une, ce qui me permit de voir, penchés sur moi, trois êtres livides, semblables à ceux que j’avais vus sur terre dans les ruines, et qui s’enfuirent en hâte devant la lumière. Vivant comme ils le faisaient, dans ce qui me paraissait d’impénétrables ténèbres, leurs yeux étaient anormalement grands et sensibles, tout comme le sont les pupilles des poissons des grandes profondeurs, et ils réfléchissaient la lumière de la même façon. Je fus persuadé qu’ils pouvaient me voir dans cette profonde obscurité, et ils ne semblèrent pas avoir peur de moi, à part leur crainte de la lumière. Mais aussitôt que je craquai une allumette pour tâcher de les apercevoir, ils s’enfuirent incontinent et disparurent dans de sombres chenaux et tunnels, d’où leurs yeux me fixaient de la façon la plus étrange.

« J’essayai de les appeler, mais le langage qu’ils parlaient était apparemment différent de celui des gens d’au-dessus ; de sorte que je fus absolument laissé à mes seuls efforts, et la pensée d’une fuite immédiate s’empara de suite de mon esprit. « Tu es ici maintenant pour savoir ce qui s’y passe », me dis-je alors, et je m’avançai à tâtons dans le tunnel, tandis que grandissait le bruit des machines. Bientôt je ne pus plus sentir les parois et j’arrivai à un espace plus large ; craquant une allumette, je vis que j’étais entré dans une vaste caverne arquée, qui s’étendait dans les profondes ténèbres au delà de la portée de la lueur de mon allumette. J’en vis autant que l’on peut en voir pendant le court instant où brûle une allumette.

« Nécessairement, ce que je me rappelle reste vague. De grandes formes comme d’énormes machines surgissaient des ténèbres et projetaient de fantastiques ombres noires, dans lesquelles les Morlocks, comme de ternes spectres, s’abritaient de la lumière. L’atmosphère, par parenthèse, était lourde et étouffante et de fades émanations de sang fraîchement répandu flottaient dans l’air. Un peu plus bas, vers le centre, était la perspective d’une petite table de métal blanchâtre, sur laquelle semblait être servi un repas. Les Morlocks en tous les cas étaient carnivores ! À ce moment-là même, je me rappelle m’être demandé quel grand animal pouvait avoir survécu pour fournir la grosse pièce saignante que je voyais. Tout cela était fort peu distinct : l’odeur suffocante, les grandes formes sans signification, les êtres immondes aux aguets dans l’ombre et n’attendant que le retour de l’obscurité pour revenir sur moi ! Alors l’allumette s’éteignit, me brûla les doigts et tomba, tache rouge rayant les ténèbres.

« J’ai pensé depuis combien j’étais particulièrement mal équipé pour une telle expérience. Quand je m’étais mis en route avec la Machine, j’étais parti avec l’absurde supposition que les humains de l’avenir devaient certainement être infiniment supérieurs à nous dans toutes leurs ressources. J’étais venu sans armes, sans remèdes, sans rien à fumer — parfois le tabac me manquait terriblement — et je n’avais même pas suffisamment d’allumettes. Si j’avais seulement pensé à un appareil photographique pour prendre un instantané de ce Monde Souterrain, afin de pouvoir l’examiner plus tard à loisir ! Mais quoi qu’il en soit, j’étais là avec les seules armes et les seules ressources dont m’a doué la nature — des mains, des pieds et des dents ; plus, quatre allumettes suédoises qui me restaient encore.

« Je redoutais de m’aventurer dans les ténèbres au milieu de toutes ces machines et ce ne fut qu’avec mon dernier éclair de lumière que je découvris que ma provision d’allumettes s’épuisait. Il ne m’était jamais venu à l’idée, avant ce moment, qu’il y eût quelque nécessité de les économiser, et j’avais gaspillé presque la moitié de la boîte à étonner les Eloïs, pour lesquels le feu était une nouveauté. Il ne m’en restait donc plus que quatre. Pendant que je demeurais là dans l’obscurité, une main toucha la mienne, des doigts flasques me palpèrent la figure et je perçus une odeur particulièrement désagréable. Je m’imaginai entendre autour de moi les souffles d’une multitude de ces petits êtres. Je sentis des doigts essayer de s’emparer doucement de la boîte d’allumettes que j’avais à la main, et d’autres derrière moi qui tiraient mes habits. Il m’était indiciblement désagréable de deviner ces créatures que je ne voyais pas et qui m’examinaient. L’idée soudaine de mon ignorance de leurs manières de penser et de faire me vint vivement à l’esprit dans ces ténèbres. Je me mis, aussi fort que je pus, à pousser de grands cris. Ils s’écartèrent vivement ; puis je les sentis s’approcher de nouveau. Leurs attouchements devinrent plus hardis et ils se murmurèrent les uns aux autres des sons bizarres. Je frissonnai violemment et me remis à pousser des cris d’une façon plutôt discordante. Cette fois, ils furent moins sérieusement alarmés et ils se rapprochèrent avec un singulier petit rire. Je dois confesser que j’étais horriblement effrayé. Je me décidai à craquer une autre allumette et à m’échapper protégé par sa lueur ; je fis durer la lumière en enflammant une feuille de papier que je trouvai dans ma poche et j’opérai ma retraite vers l’étroit tunnel.

« Mais j’y pénétrais à peine que la flamme s’éteignit, et, dans l’obscurité, je pus entendre les Morlocks bruire comme le vent dans les feuilles ou la pluie qui tombe, tandis qu’ils se précipitaient à ma poursuite.

« En un moment je me sentis saisir par plusieurs mains, et je ne pus me méprendre sur leur intention de me ramener en arrière. Je craquai une autre allumette et l’agitai à leurs faces éblouies. Vous pouvez difficilement vous imaginer combien ils paraissaient peu humains et nauséabonds — la face blême et sans menton, et leurs grands yeux d’un gris rosâtre sans paupières — tandis qu’ils s’arrêtaient aveuglés et égarés. Mais je ne m’attardai guère à les considérer, je vous le promets : je continuai ma retraite, et lorsque la seconde allumette fut éteinte, j’allumai la troisième. Elle était presque consumée lorsque j’atteignis l’ouverture qui s’ouvrait dans le puits. Je m’étendis à terre sur le bord, car les battements de la grande pompe du fond m’étourdissaient. Je cherchai sur les parois les échelons, et tout à coup, je me sentis saisir par les pieds et violemment tiré en arrière. Je craquai ma dernière allumette… qui ne prit pas. Mais j’avais pu néanmoins saisir un des échelons, et, lançant en arrière de violents coups de pied, je me dégageai de l’étreinte des Morlocks, et escaladai rapidement le puits, tandis qu’ils restaient en bas, me regardant monter en clignotant leurs gros yeux, tous, sauf un petit misérable qui me suivit pendant un instant et voulut s’emparer de ma chaussure, comme d’un trophée sans doute.

« Cette escalade me sembla interminable. Pendant les derniers vingt ou trente pieds, une nausée mortelle me prit. J’eus la plus grande difficulté à ne pas lâcher prise. Aux derniers échelons, ce fut une lutte terrible contre cette défaillance. À plusieurs reprises la tête me tourna, et j’anticipai les sensations d’une chute. Enfin, cependant, je parvins du mieux que je pus jusqu’en haut et, enjambant la margelle, je m’échappai en chancelant hors des ruines, jusqu’au soleil aveuglant. Là, je tombai face à terre. Le sol me paraissait dégager une odeur douce et propre. Puis, je me rappelle Weena, baisant mes mains et mes oreilles et les voix d’autres Eloïs. Ensuite, pendant un certain temps, je reperdis connaissance.