La Maison Pascal/3

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Librairie Paul Ollendorff (p. 45-62).
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III


— Comment, tu sors ?

— Mais… oui, papa.

— Où vas-tu ?

— Me promener.

— Il me semble que tu te promènes bien souvent depuis quelques jours, mon garçon !

Camille Champion, debout en face de son père, gardait une attitude respectueusement contrainte : lorsqu’ils écoutent leurs parents, les jeunes gens timides conservent toujours un air d’enfant grondé.

Il est vrai que M. Onésime Champion, magister de Montfleuri-les-Pins, avait une allure fort majestueuse : bouffi, ventru, rebondi, le teint rouge et les sourcils blancs, portant les favoris floconneux et la redingote des « gens comme il faut », il évoquait un dessin de Daumier qu’eût exagéré le crayon de Huard.

M. le magister reprit sévèrement :

— Crois-tu que ce soit une occupation sérieuse, pour un gaillard de ton âge, que de passer son temps à trôler de tous les côtés… sans raison, au hasard ?… On doit avoir un but dans la vie, sapristi ! Quand on est le fils d’un homme comme moi, on songe à se faire une situation digne de son père. Je suis une manière de président de république en miniature. Tu ne rêves point de me succéder ? N’as-tu donc aucune ambition, aucun désir ?… Tu ne formes pas de projets futurs ?

— Je te l’ai dit, père : je désire aller à Paris afin de me lancer dans la carrière littéraire.

— Tu prends encore la littérature pour une carrière ? Ta montre retarde, mon ami. La littérature n’est qu’un moyen : moyen qui permet aux politiques d’étaler leurs professions de foi sous une forme plus attrayante, habillées d’une couverture jaune ; aux hommes d’affaires, de débiter du libertinage de vente facile : la traite des pages blanches ; aux gens d’esprit, d’écrire impunément ce qu’on ne tolérerait pas qu’ils dissent ; aux journalistes d’exprimer leurs opinions, par le livre, avec une liberté que leur interdirait la presse…

— Pourtant, mon père, l’art…

— L’art est un métier comme un autre ; par exemple, c’est le seul métier où l’on se prétende ouvrier avant d’avoir été apprenti ; où l’amateur se mêle chaque jour au vieux routier ; où, sans la moindre vergogne, les travailleurs novices commencent par chercher de l’ouvrage au lieu d’apprendre à manier leurs outils… Je ne veux pas que mon fils soit un raté. Or, mon garçon, tu as beau me parler de ta vocation : jusqu’à présent, ta langue marche plus souvent que ta plume. La place d’un véritable écrivain est à son bureau et non dans la rue… Tu vagabondes un peu trop, Camille, cela ne m’inspire guère confiance… Si tu partais pour Paris, tu gaspillerais ta jeunesse dans toutes les brasseries de lettreux. Va ! contente-toi de devenir, après moi, magister de Montfleuri-les-Pins : gloire de clocher vaut mieux que déboires d’évêché.

Avec une demi-audace, Camille tenta de se rebiffer :

— Alors, papa, ne te plains pas que je végète… Épargne-moi tes remontrances, quand je sors afin d’abréger les heures en allongeant le pas…

— Je te conseille de ne point insister à ce sujet. On sait où ils te conduisent, tes pas…

— Pardon… Que signifie cette allusion, mon père ?

— L’allusion a les cheveux châtains, les yeux noirs et la peau blanche… s’il faut en croire Marius Laurenzi.

— Ah ! je comprends… C’est cette casserole de commissaire qui m’a encore mouchardé !

— Tu dis ? J’ignore l’argot.

— Je dis que l’on est venu te rapporter des commérages suscités par une rencontre bien innocente : une dame étrangère qui s’était égarée dans les bois et que j’ai remise sur sa route…

— Le chemin que vous avez suivi ne devait pas être large, car il paraît que tu la serrais de près.

— C’est faux !… On t’a menti.

— Allons donc ! Ne te défends pas. L’histoire court la ville. Mme Laurenzi, qui la tient de son mari, l’a racontée à Mlle Pulchérie qui l’a répétée à Mlles Planchin, lesquelles l’ont redite dans le salon de Mme Dubois. Moi, je l’ai connue grâce au docteur Antony à qui Véran, le chef de gare, l’a apprise, comme Mlle Rose lui en terminait le récit. Antony m’a prévenu pendant la séance du Conseil municipal…

— Ah ! Cette province… Quel fléau !

— Évidemment : les grandes villes sont plus propices aux petites intrigues…

— Oh !… Et puis, flûte !

Camille, irrévérencieux pour la première fois de sa vie, sortait en claquant les portes.

Tout d’abord muet de stupeur, M. Onésime Champion reconquit bientôt son sang-froid. Il rassembla ses idées, reconstitua l’aventure de son fils ; et rentra doucement dans sa chambre, maugréant à part soi :

— Il est déjà fort avancé, avec sa Parisienne… Elle lui enseigne des mots d’apache. Le voilà maintenant qui jargonne on ne sait quelle langue verte… Flûte ?… Encore de l’argot. Flûte ?… Ce n’est pas une expression de chez nous, ça.



Camille, énervé par les reproches paternels, parcourait les rues à grandes enjambées rapides. Et son allure accélérée faisait retourner tous les passants.

« Les imbéciles ! songeait le jeune homme avec une aigreur rancuneuse : il suffit que l’on marche plus vite qu’eux et les voilà qui s’ébaubissent. Ils ont l’amour de la routine et l’horreur de l’inusité. Ce vieux monsieur à tête d’oison qui me croise à cet instant paraît vivement choqué : à son idée, un honnête homme doit mettre deux secondes pour faire un pas, et il vient de compter que je fais deux pas à la seconde ! Si, trois mètres plus loin, je ramasse l’ombrelle que laisse tomber cette jeune demoiselle, le même bourgeois soupçonnera une aventure compliquée et chuchotera que c’est ma maîtresse… Non ! Je préfère m’enfuir dans la campagne : ici je serais capable de rosser à coups de canne l’une de ces brutes qui me dévisagent. »

Camille enfila une avenue transversale qui montait vers la colline.

Dès qu’il s’éloignait de la ville, il éprouvait une sensation de délivrance : s’imaginant rompre les fils invisibles dont les habitants tissaient leur réseau d’espionnage, il s’envolait joyeusement loin de Montfleuri — cette toile d’araignée.

Ce matin, bravant le soleil de midi, il gravissait un sentier rocailleux au lit desséché, semé de cailloux en feu qui brûlaient ses pieds, comme un fer chauffé à blanc.

Malgré cette température torride, c’est à peine si le front du jeune Provençal s’humectait de quelques gouttes de sueur. Insensible et bronzé, Camille avançait sous ce ciel d’incendie avec l’impunité d’une salamandre.

Il ressassait rageusement ses griefs contre les Montfleuriens. Ce Marius Laurenzi ! Toujours embusqué dans quelque coin, à guetter ses concitoyens ; raffolant des potins, des historiettes graveleuses ; aimant à s’ébattre parmi les scandales, tel un porc qui se vautre sur des épluchures. Nul n’échappait à sa surveillance active, sinon les malfaiteurs : gens grossiers, inconnus, auxquels il ne daignait point s’intéresser. Ça l’amusait bien plus de découvrir la tare cachée d’un ami, que le repaire d’un assassin.

Mais Camille connaissait trop bien ses compatriotes pour n’en vouloir qu’à Marius : c’était la population tout entière qu’englobait son ressentiment. Il supposait assez justement que le commissaire avait narré l’aventure telle quelle et, qu’exagérée au fur et à mesure qu’elle passait par une nouvelle bouche, elle avait pris une importance énorme dont la responsabilité n’incombait point à Laurenzi.

Chacun jetant sa pierre dans le jardin de Camille, l’amoncellement des petits cailloux avait fini par égaler le poids d’un rocher.

Lorsque le bruit en arriva aux oreilles du magister, l’unique entrevue avec Mme Pascal était devenue une liaison.

— Les idiots !… Les mauvaises bêtes ! grognait sourdement Camille.

Il doublait le mouvement, s’accrochant aux ronces, fustigeant les arbustes au passage ; usant sa mauvaise humeur à frapper cette douce chose muette qu’est la vie végétale.

— Oh ! Oh !… Quelle mine farouche ! Ça peut donc avoir un regard méchant, les yeux bleus ?

Une voix de femme, fraîche et mordante, faisait tressaillir Camille.

Il leva la tête : devant lui, plantée au milieu du chemin, Mme Pascal le contemplait, souriante, moqueuse. Elle enfonçait les mains, dans les poches de sa jaquette blanche, d’un petit geste crâne ; un canotier de grosse paille, posé sur ses boucles brunes, la déguisait en garçonnet.

Camille restait tout ébahi, bayant de surprise : à leur première rencontre, elle lui avait dit : « Ne cherchez point à me revoir ; si le hasard nous remet en présence, ne me saluez pas, ne me parlez pas… »

Aujourd’hui — par une contradiction très logique de son illogisme féminin — c’était elle qui l’interpellait gaiement avant même qu’il l’eût aperçue.

Le jeune homme jouissait, sans le comprendre, du revirement de cette personne fantasque.

La jolie Mme Pascal continua, toujours aimable :

— Eh bien ! Pourquoi faites-vous cette figure morose ?… Vous avez des ennuis ?

— Oui… Un peu à cause de vous… Je vous dois même des excuses à ce sujet.

— Racontez-moi ça.

À présent ils marchaient côte à côte, avec l’intimité apparente de deux vieux amis. Camille, ravi, souhaitait voir durer longtemps ce bonheur qu’il ne s’expliquait point. Il était encore trop jeune pour savoir que les femmes se familiarisent vite, malgré elles, avec l’homme qu’elles commencent à aimer.

Camille s’écria, son irritation et son plaisir le mettant en verve :

— Vous qui êtes Parisienne, Madame, vous ne pouvez vous imaginer ce que recèlent nos fortifications provinciales… Tenez… Représentez-vous Montfleuri sous la forme d’une volière. On y trouve toutes les espèces d’oiseaux stupides. D’abord, à la première place (j’excepte mon père, par respect filial) il y a, perchés sur les plus hauts bâtons, des kakatoès empanachés, des aras majestueux : les grands fonctionnaires de la ville… Puis, des perruches jacassantes, dont le bec crochu dépiaute les réputations à la façon d’une branche de mouron, tandis que de vieilles chouettes les approuvent gravement de la tête : et ce sont les dames vénérables de la cité… On y voit des pigeons qui se dandinent vaniteusement avec une élégance de jeunes commis, et des petites serines chlorotiques qui sont les jeunes filles bien élevées… Tout ce monde babillard, pétulant, indiscret et curieux, exaspéré par la vie commune dans un espace restreint, entre en effervescence dès qu’un nouvel hôte envahit la cage.

Hier, un paradisier est tombé au milieu de ces oiseaux grossiers. Ç’a été un élan d’intérêt malveillant vers le bel exotique ; les mésanges pelées enviaient son plumage d’or, son panache aux couleurs éblouissantes… Après l’avoir jalousé, on soupçonna l’intrus qui osait afficher des dons aussi rares. Et c’est pourquoi, Madame, on a déjà clabaudé sur votre compte parce que je me suis permis de vous parler… Votre grâce attirant l’attention des médisants, on nous a remarqués, épiés… C’est là le motif de mon ennui.

— Mes compliments, monsieur le rossignol… Vous tournez l’apologue à la manière de nos prosateurs classiques.

— Je suis le Fénelon des pauvres.

— Cela ne vous empêche pas de m’avoir compromise… Sapristi ! Que c’est assommant… Mon mari est si jaloux… des gens que je puis voir dehors, tout au moins. C’est à peine s’il m’autorise à sortir seule. Si on lui colporte ces méchants propos, il va s’emporter ; il est très violent.

— Est-ce à cause du caractère de M. votre mari que vous vous astreignez à ne jamais descendre en ville… à choisir ces lieux écartés comme but de promenade ?

Mme Pascal s’arrêta, scrutant Camille d’un regard aiguisé. Elle répondit sèchement :

— C’est par goût. J’ai l’horreur des jardins publics. Les endroits trop fréquentés ressemblent au salon des mondains qui reçoivent beaucoup : la banalité de ceux qui passent y déteint sur le décor.

— Combien vous avez raison ! Il n’y a pas de beau paysage sans solitude. Les environs de Montfleuri sont splendides, n’est-ce pas ? Surtout quand ce printemps les ensoleille…

— Ah ! ne vantez pas votre « sale » printemps !… Il m’a déjà toute hâlée… Regardez.

La jeune femme se rapprochait de Camille, frôlant son visage au menton du jeune homme, en lui désignant les imperceptibles taches de rousseur qui cernaient ses yeux d’un halo jaunâtre. Et Camille se grisait du parfum de cet épiderme de brune, savourait les détails exquis de cette frimousse attirante. De près les prunelles mordorées s’allumaient de lueurs verdâtres ; les cils épais se révélaient alourdis de kôhl, et le crayon bleu avait souligné les veines mauves qui marbraient les paupières délicates : mais, ces attraits factices faisaient valoir la pâleur incomparable du teint naturel ; et sous les lèvres bien dessinées, retouchées d’un rien de carmin, les dents régulières paraissaient plus blanches.

Camille, ému, rejeta sa tête en arrière afin d’échapper à la tentation de goûter cette chair voluptueuse. S’il s’oubliait au point de l’embrasser, que dirait-elle ? Les femmes semblent s’offrir pour mieux se refuser.

Il voulut aussi rompre le silence troublant, chercha quelque phrase :

— Quelle dérision : on me croit votre amoureux et je ne sais même pas votre petit nom ?

— Vous n’y perdez pas grand’chose. Je porte un prénom ridicule : Virginie ; alors, on m’appelle Lily.

— Votre nom n’est pas ridicule, puisque c’est le vôtre.

— Oh ! si les fadeurs se mettent de la partie…

— Je vous aime… Lily !

— Taisez-vous. Vous êtes un gamin.

Camille se fâcha.

— J’ai vingt-cinq ans, Madame.

— Vous êtes l’aîné : moi, j’ai vingt-deux ans, Monsieur.

Ils disaient la vérité : l’un avait vingt-deux ans et l’autre, vingt-cinq. Seulement, par un même souci de paraître plus séduisants, l’homme s’était vieilli, la femme, rajeunie ; et, sans s’en douter, ils venaient de troquer leurs âges respectifs.

Un cri de sirène déchira l’air : là-bas, sur la mer un bateau s’éloignait, gagnant le large…

Alors, Mme Pascal dit malicieusement, imitant le ton de Camille, à leur première entrevue :

— C’est l’Aïoli… Il part pour la Corse tous les samedis.

— Méchante !

— Ingrat !… Avez-vous à vous plaindre ? Je ne vous oblige pas à tenir ce que je vous avais fait promettre.

— Pourquoi m’avez-vous laissé croire que nous ne nous reparlerions plus ?

— Parce que c’eût été une preuve de sagesse… Et puis… en vous revoyant tout à coup… J’ai cédé à un mouvement impulsif… J’ai eu tort.

— Craignez-vous donc votre mari à tel point ?

— Oh ! c’est un peu cela, mais ce n’est pas que cela… Il y a une autre raison.

— Laquelle ?

— Malheur de ma vie ! Il est midi et demi… Ils m’attendent pour déjeuner, là-haut… Je vous demande pardon, mais il faut que je me sauve…

— Quand vous rencontrerai-je ?

Camille avait l’air suppliant. En pleine lumière, sa figure régulière, aux joues plates, aux traits bien taillés, prenait la beauté grave d’un marbre antique. Attendrie, Mme Pascal se montra faible :

— Écoutez… Je tâcherai de revenir par ici, jeudi prochain, à la même heure… Maintenant, au revoir.

Elle trottait sur la route, fuyant aussi rapidement que l’autre fois…

Camille la suivait des yeux, éperdu, heureux de la sentir conquise ; avec, au fond de sa joie, ce goût d’amertume vague, cette tristesse imprécise, qui forment la lie du calice d’or.

Il était l’heure du repas… Camille, rebuté à l’idée de rentrer chez son père, préféra jeûner ; il s’étendit sur l’herbe et rêva à sa bien-aimée.

Le menu de l’homme amoureux varie suivant son âge : à trente ans, il double sa ration de viande saignante et de vin vieux ; à quarante ans, il commande une bisque, du champagne et des truffes ; à soixante ans, il s’adresse au pharmacien. Mais, lorsqu’il n’a que vingt ans, il néglige son estomac…