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La Maison aux phlox/1/2

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Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 18-27).


Le piano

Demain il partira.

Demain. Depuis des années, elle voulait le vendre. Elle ne l’ouvrait plus, il embarrassait inutilement le salon. Ce pan qu’il occupait, elle rêvait de le couvrir de rayons de livres.

Demain, il partait. Elle pourrait réaliser ce rêve.

Mais voilà. Maintenant que la chose est décidée, maintenant qu’elle ne peut plus reprendre sa parole, maintenant qu’il lui faudra demain laisser les camionneurs emporter le vieil instrument, elle se sent bouleversée, le cœur étreint de regrets, la gorge serrée.

Elle s’abreuve même de reproches. Il lui semble à présent criminel de couper ainsi volontairement un des rares liens qui la retiennent encore à son passé. Tout à coup, c’est comme si sa mère et sa vieille sœur mouraient pour la seconde fois. Et cette fois-ci, par sa faute, parce que, prosaïque femme moderne, elle a cessé de jouer du piano, et n’a personne à qui l’enseigner, et trouve inutile de garder plus longtemps un meuble sans usage.

Un meuble sans usage. Elle le regarde. Elle le regarde et l’aime soudain beaucoup parce qu’il s’en va. Elle savait bien qu’il était beau, qu’il avait de la ligne, que les sculptures qui l’ornaient étaient délicates et parfaites, que le temps n’avait fait qu’embellir la couleur chaude de son beau noyer sans éraflures. Elle savait tout cela mais n’y pensait jamais. Et voilà qu’elle y pense, et qu’en plus elle constate à quel point il est à sa place, dans ce coin, bien appuyé au mur vert. Il n’embarrasse véritablement pas. Si seulement il servait, elle l’aurait gardé.

Mais toujours il reste muet. La dernière fois qu’elle l’a ouvert, c’est qu’elle avait failli le vendre. Poussée par la crainte de le voir partir, elle avait pris ses cahiers de Beethoven, de Bach, de Mozart et tenté de jouer de nouveau les choses qu’elle savait autrefois.

Hélas ! ses doigts ne couraient plus très vite.

Des parties plus faciles lui revenaient à la mémoire, mais quand il lui fallait déchiffrer, si une note était trop au-dessus, ou trop en-dessous de la portée, elle butait. Elle devait compter comme une commençante : première, deuxième, troisième, quatrième ligne au-dessus de la portée ; premier espace, deuxième, troisième, quatrième espace en dessous ! Elle s’amusa du jeu une demi-heure, puis elle abandonna l’instrument, prit un livre.

Puis, il fut décidé qu’elle gardait son piano. Alors, elle n’eut plus du tout envie d’en jouer. Il se tut définitivement.

Cette fois, tout de même, il s’en va demain. Et ce soir, même s’il reste fermé, muet, elle réentend d’anciens airs qui lui gonflent le cœur, lui mouillent les yeux. Sournoisement, il reprend une énorme valeur sentimentale.

Sa mère et sa vieille sœur lui avaient dit : « C’est ton piano, tu l’emporteras ». Puis la mort avait frappé deux fois à la maison paternelle, qui s’était ensuite à jamais close.

C’était elle qui avait eu le piano.

Sa mère, sa vieille sœur avaient espéré jusqu’à la fin que sa petite fille, plus tard, deviendrait une enfant comme les autres, et commencerait à son tour un bon matin à jouer do, ré, mi, fa, à faire des gammes, du Czerny.

Hélas, les années coulaient rapides, nombreuses, depuis le deuil. La petite fille n’avait pas guéri.

Elle ne jouait même pas avec la poupée que sa mère lui avait apportée du lointain de sa propre enfance ; elle ne jouerait pas du piano que sa grand’mère et sa tante lui destinaient.

Le spécialiste avait pourtant dit : « Ces enfants-là sont très sensibles à la musique ».

Mais le piano, s’il restait, demeurerait éternellement muet.

Ce soir, pourtant, il lui parle de toute sa vie.

Depuis ce premier matin où, juchée sur le tabouret monté le plus haut possible, on lui avait montré à mettre son petit doigt sur le do du milieu ; et jusqu’aux longs jours de son adolescence où, à chaque retour de classe, elle s’enfermait avec ce piano et jouait des heures et des heures.

Chez ; elle et chez les voisins, on disait qu’elle était musicienne.

Elle, savait fort bien qu’elle ne l’était pas, en dépit de ces diplômes qu’elle accumulait d’année en année, et qui représentaient tant d’émotion, tant d’énervement, et tant de dépenses pour ses parents, tant de fierté, aussi, pour eux, heureusement.

Aucune fierté pour elle. Elle sentait trop que son talent n’était que de la facilité, du travail, de l’intelligence.

Et quand, plus tard, à dix-huit ans, elle s’était mis en tête d’étudier autre chose, qu’elle avait négligé le vieil instrument, elle avait laissé dire autour d’elle, — non par les siens, jamais ils ne lui avaient rien reproché, — mais par les parents, les amis, les voisins :

— Tout ce temps perdu, et elle ne veut même plus jouer une note pour nous.

— Ni pour vous, ni pour moi, disait-elle.

Elle riait. Elle était si jeune et avec des joues si rondes, si fraîches et creusées de fossettes, qu’on lui pardonnait. Elle aurait d’ailleurs pu se défendre. Ses yeux brillaient de rêves, de résolutions, et déjà elle savait que ses études musicales n’avaient été ni du temps perdu, ni même de l’argent perdu.

Le piano aurait pu le dire. Le piano savait ce qu’il avait été pour elle. C’était pendant les heures qu’elle avait passées dans la solitude du salon, à jouer et rejouer inlassablement, qu’elle avait formé son intelligence et son cœur à cette vie intérieure qui peu à peu mûrissait son âme, la préparait à cette autre vocation qu’elle allait ensuite se découvrir, et poursuivre avec une ténacité qui tiendrait jusqu’à sa mort, elle en était sûre.

Au lieu de ne songer comme les autres qu’à s’amuser, elle demeurait des heures toute seule, devant son piano, et devant ses problèmes et les problèmes des autres. Les soucis parsemaient déjà sa route. Elle soupçonna tout de suite les pièges, les cruautés de l’existence terrestre, et comprit qu’il fallait de la volonté pour sortir de l’ornière facile de la banalité, de la médiocrité ; et qu’il fallait ordonner sa pensée comme un jardin, la sarcler, la nourrir, lui donner de l’air, du soleil.

Tout cela pendant que ses doigts allaient sur le clavier. C’est cette vélocité qu’elle atteignit qui fit croire au premier abord qu’elle était musicienne. Quand elle regarde à présent ces impétueuses tarentelles, qu’elle pouvait jouer sans s’accrocher une seule fois, elle se demande comment elle a pu faire. Tant de notes, et si rapides…

Et dire qu’elle les apprenait tout en faisant par cœur, dans sa tête, des pages et des pages de composition française.

— Faites-nous voir, demandait le professeur, la vérité de cette phrase d’Amiel : Un paysage est un état d’âme.

— Racontez ; l’histoire d’un livre.

— Donnez-nous les impressions d’un homme qui s’étant endormi au commencement du xixe siècle, se réveillerait maintenant.

Et sa tête bouillonnait en cadence avec les notes des tarentelles.

Ou elle jouait avec désespoir la Sonate à la lune, si le professeur avait demandé d’écrire une lettre comme si l’on était Jean Racine, ou Boileau, ou Voiture, ou LaFontaine. Elle jouait alors et ne trouvait rien.

Tandis qu’autrement, elle trouvait tout ; et Mozart, ou Chopin auraient été bien étonnés des idées qu’ils aidaient à naître…

Non, ses études musicales n’avaient pas servi la musique, mais elles n’avaient été ni du temps, ni de l’argent perdus. Son adolescence s’était enrichie, avait été sauvegardée, était entrée définitivement dans le royaume des joies spirituelles.

Et puis, toutes ces heures diverses, vécues dans cette solitude ; des heures de félicité secrète et indéfinissable, qu’il fallait cacher à tout le monde, puisqu’elle ne pouvait pas les expliquer ; des moments profonds et sonores comme la musique ; des grands rêves fous, des chimères qui soudain la possédaient tout entière, volaient autour d’elle, aussi réelles que ces grands oiseaux qui se poursuivaient, sur la frise de la tapisserie du salon où elle était alors enfermée.

À d’autres jours, il y avait des déceptions, des chagrins fantastiques, des inquiétudes, des angoisses cruelles et violentes. Tant de choses, dans ce monde, menacent la sécurité même d’une toute jeune vie. La jeune vie est censée ne rien voir, ne rien entendre, ne rien souffrir. On veille bien à ce qu’elle ne devine aucune des peines maternelles, qu’elle ne connaisse pas les revers, qu’elle ne soupçonne pas la gravité des maladies.

Mais l’adolescente qui semblait avec froideur et vélocité ne pratiquer que les fugues de Bach, l’adolescente n’allumant pas la lampe, martelait de plus en plus fougueusement les touches de bel ivoire et, à l’abri de ce rempart de notes, les larmes coulaient, coulaient comme une source. Si un sanglot s’échappait, personne ne l’entendrait. Elle préparait son « lauréat ». La consigne était sévère. Personne ne devait la déranger pendant ses heures d’étude. Elle avait deux heures pour pleurer.

Et les soirs où, au contraire, elle était trop heureuse, c’était encore la même chose.

Deux heures bien à elle pour laisser éclater sa joie, pour sa transfiguration !

Personne ne l’épierait, personne ne la dérangerait. Personne, voyant ses yeux trop éclairés, ne lui dirait :

— Mais, dans le monde, qu’est-ce que tu as ? Pourquoi parais-tu si contente ?

Le piano, c’est tout cela qu’il emportera demain ? Tout cela et tant d’autres choses.

Rien d’étonnant, si soudain le départ du vieil instrument lui fait tant de peine.

Elle ne regrette amèrement rien, Dieu merci. Elle ne regrette rien. Ce qui est fait est fait. C’est autant de pas accomplis dans la route qui la mène à l’éternité.

Elle ne regrette rien, mais peut-elle être tout à fait insensible, en coupant volontairement un pareil lien ? quand elle s’aperçoit à quel point elle est attachée à ce meuble qui s’en va ?

— Je suis sentimentale, c’est ridicule, se dit-elle. Si, encore, maman et ma vieille sœur m’avaient recommandé de le conserver.

Mais non. Elles l’avaient vue ne plus jamais toucher au clavier, elles pressentaient que l’avenir chambarderait les anciennes coutumes, et qu’un piano, meuble autrefois indispensable, devenait un meuble inutile.

— Si ta petite n’apprend pas, ce sera au moins toi qui le vendras. Il t’appartient.

Alors, c’est tout. Elle le vend. Il s’en va. Plus de piano dans sa vie. Dans sa vie dont il ne lui reste plus que le tiers à vivre, si elle n’atteint que l’âge qu’elle veut atteindre.

Car elle dit à qui veut l’entendre :

— Je ne veux pas vivre vieille. Je ne veux pas être malade, impotente.

Elle dit : je ne veux pas. Et nul ne sait pourtant mieux qu’elle, à quel point c’est la vie qui décide tout. C’est Dieu plutôt. Et il faut rester souriant, accepter, offrir.

— Ainsi pour la petite enfant qui ne guérira pas.

Elle accepte. Elle offre. Mais, hélas ! son sourire n’est plus celui qu’elle arborait, pour attendre à la porte de la vie, en jouant de belles ballades et des nocturnes émouvants. Les fossettes, les joues rondes sont l’apanage de la jeunesse, du bonheur.

Même si elle gardait son piano, elle ne retrouverait ni l’un ni l’autre.

Le piano s’en va. Et la vie aussi, peu à peu.