La Maison aux phlox/1/3

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Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 28-32).


Le bouquet d’iris

À tout instant, Monique distraite cesse de lire. Son livre, sans doute, n’est guère passionnant. Ses yeux le quittent et se posent plutôt sur cette superbe gerbe d’iris, bien en lumière devant une grande glace. Monique se réjouit de cette illusion de posséder deux bouquets.

— Nos iris, se dit-elle. Nos iris. Les iris de notre jardin. Les premiers qui soient vraiment à nous, à nous avant leur naissance, comme nos enfants !

Ce sont de beaux iris presque violets et très grands. Toutes les amies de Monique ont déclaré :

— On dirait de véritables orchidées.

Aussi, ne se lasse-t-elle pas de les admirer, et d’admirer comment elle a su les disposer. Et tout bas elle se répète ce vers que les Anglais citent si volontiers :

A thing of beauty is a joy for ever…

Ce qui est vrai, consolant, pense Monique. Dans un monde trop souvent triste ou laid, toujours, avec de la volonté et des yeux, on découvre a thing of beauty. La disposition de ces iris, leur couleur, celle du vase qui les contient, leur réflexion dans la glace, n’est-ce pas une joie ? Les yeux sont ravis, l’âme touchée et reconnaissante. L’intellectuelle Monique jongle un long moment avec ces idées. Elle aime bien s’écouter penser.

Après les premières années trop remplies qui se sont écoulées depuis son mariage, Monique vient seulement de se ressaisir. Devenir épouse, devenir mère, vous transforme tellement que d’abord vous ne retrouvez ; presque rien en vous de la jeune fille que vous étiez ; auparavant. Aussi, se ressaisissant enfin, Monique apprécie-t-elle la vie comme jamais autrefois elle n’avait su l’apprécier. Jeune fille, elle désirait trop de choses. Elle espérait mers et mondes. Les plus belles poésies lui semblaient intégralement vraies. Sa jeunesse, elle la croyait la porte ouvrant sur une félicité unique, qu’on lui devait. C’était une fatigante course au bonheur, à un bonheur qui reculait toujours.

Aujourd’hui le bonheur est plus simple. Il a rétréci et elle n’en souffre pas trop. Elle commence à pouvoir prendre de la vie une mesure plus exacte ; à en envisager plus froidement les déceptions. Elle se console en espérant voir ressusciter, plus tard, dans l’éternité en préparation, ses beaux rêves parfaits.

Pour ici-bas, elle s’est résignée. Elle n’attend plus rien de fulgurant. Du bonheur, elle s’en compose d’un mot gentil, d’un geste de ses enfants, de la douceur de leurs fines petites mains, de leurs yeux si lumineux, si francs, si tendres. Et pourvu que son mari soit heureux, elle est heureuse.

Cela ne peut pas être tous les jours. Mais le bonheur, c’est aussi de savoir couvrir ses inquiétudes, ses ennuis, de savoir les diminuer avec la joie qu’elle ressent par exemple, à regarder ses iris au miroir. Le livre repris tombe de nouveau. Monique songe à ce miroir. Tout ce qu’elle y reverrait s’il devenait magique. Il a réfléchi tant de chambres, tant de figures et d’expressions différentes.

Elle l’apporta en se mariant du foyer paternel. Quand Monique était petite, elle montait sur une chaise pour s’y voir, y lisser ses boucles, ou grimacer, se tirer la langue. À seize ans, à dix-sept, elle s’y regarda plus sérieusement. Ressemblait-elle à une héroïne de roman ? Ses cils étaient-ils assez longs ? Le soir, elle les enduisit quelque temps de vaseline ou de beurre de cacao. Mais les lendemains, elle avait beau s’examiner, elle ne découvrait pas qu’ils avaient poussé pour la peine.

Elle rit bien, maintenant, en se souvenant du soir où, après d’infinies hésitations, elle s’était décidée à entrer dans une pharmacie et à demander un produit recommandé dans un courrier féminin. Le produit se vendait un dollar. Elle n’avait que cinquante sous. Sur la petite boîte, elle eut le temps de lire en toutes lettres : « Pour faire pousser cils et sourcils ». Impossible de faire croire au commis qu’elle avait demandé un remède pour son grand-père ou pour son frère. Rougissante, penaude, elle marmotta n’importe quoi et sortit précipitamment. Longtemps ensuite, elle ne retourna plus à cette pharmacie. Et aujourd’hui, tout ce que l’on achète sans rougir, sans blêmir…

Monique se lève, s’approche des iris, plonge sa figure dans leur calice au parfum sucré. En même temps, dans la glace elle s’aperçoit. Mais se voit-elle réellement ? telle qu’elle est ? Pourquoi voit-on les iris tels qu’ils sont, et pourquoi ne voit-on pas sa propre figure avec la même lucidité ? Monique est maigre, mais elle sait qu’elle ne se trouve pas aussi maigre qu’on le dit. Elle vieillit et elle est sûre de ne pas savoir jusqu’à quel point elle a vieilli. C’est si imperceptiblement qu’un visage change. Sera-t-elle exactement comme sa mère, un jour ? Parfois ses cousines lui disent :

— C’est extraordinaire, Monique, comme tu te mets à ressembler à ma tante.

— Heureusement, maman a beaucoup de charme, soupire Monique, mais que la vie passe…

Et elle voit qu’une des fleurs du bouquet d’iris s’est déjà à demi fanée. Les autres se sont au contraire épanouies et cachent la vieillesse de leur sœur. Monique reprend son livre, se réinstalle. Mais avant de se rapprocher de ces gens plus ou moins sympathiques que les romanciers contemporains sortent de l’ombre, elle jette un nouveau regard de complaisance sur ses fleurs, sur son salon. Tout lui parait agréable. Ce n’est pas riche, mais il y a de l’atmosphère. Aujourd’hui, quand on a dit qu’il y a de l’atmosphère, on a tout dit. Monique, de ce fait, est satisfaite et heureuse. Satisfaite et heureuse, parce qu’elle a de beaux iris, une glace presque magique, — son enfance, sa jeunesse ne sont-elles pas restées derrière le tain ? — et un salon où il y a de l’atmosphère.

Ses amies le lui ont répété, comme elles lui ont répété que ses iris ressemblaient à des orchidées.

Monique, heureuse, baignée de consolantes réflexions personnelles, puériles et importantes à la fois, se replonge dans son livre, avec l’espoir d’apprendre le secret d’autres âmes, d’autres pays…