Aller au contenu

La Maison aux phlox/1/8

La bibliothèque libre.
Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 56-61).


La robe du Jour de l’An

Depuis qu’elle était petite fille, toujours Colette avait eu sa robe du Jour de l’An. Cette année, elle n’en aurait pas. Se reprochant d’être futile, elle en avait tout de même du chagrin. Deux jours restaient encore de l’année mourante. Elle irait à la messe de minuit à Notre-Dame avec Pierre, et ensuite, réveillonner chez son amie Lucile.

Elle repassait en ce moment la robe qu’elle mettrait. Hélas, ce ne serait pas une robe du Jour de l’An ! Une tradition de sa jeune vie serait rompue, et pendant que son fer allait à l’envers du tissu de soie, elle se mit à revoir ses robes du temps passé.

La première dont elle gardait le souvenir précis était en cachemire rose garni de satin blanc. C’était sûrement une horreur. Ils demeuraient à la campagne. Elle pouvait avoir sept ans. Elle se trouvait bien belle cependant quand elle l’arborait cette robe. Elle se souvenait même que, l’été suivant, lorsque le dimanche elle la mettait, elle marchait en imitant une grande du couvent qui se tenait la tête droite comme une altesse. Un matin, une petite fille avait crié sur son passage :

— Non, mais regardez-moi donc le paon !

Elle riait bien de cette réminiscence. Devait-elle être assez ridicule ? Sans compter qu’elle était laide à cet âge. On le lui avait assez répété !

Sur les confortables que sa mère n’avait jamais cessé de coudre avec des retailles d’étoffe, quand elle reconnaissait les triangles de cachemire rose, elle se disait :

— Tiens, ma robe de paon !

Elle aurait pu les énumérer toutes, et les décrire, ces robes qui avaient marqué les années. Le souvenir de quelques-unes l’attendrissait encore : une bleu pâle, par exemple, en flanelle très fine, à pois plus foncés. Celle-là, c’était un chef-d’œuvre. Ils n’habitaient plus la campagne. Déjà sa mère développait son goût naturel à regarder les étalages, et devenait plus habile.

Aujourd’hui, Colette confectionnait elle-même ses vêtements.

Elle soupira, pensant à la robe 1931 qu’elle n’aurait pas.

Elle avait fini de repasser. Elle replaça la planche, le fer, s’en alla tenant à bout de bras, par les épaulettes, cette robe qui n’était plus neuve, qui avait été allongée ; la mince ligne de l’ancien ourlet se voyait un peu.

Mais elle n’avait pas les moyens, ni le temps non plus maintenant, d’en avoir une autre. Elle portait aussi cet hiver son vieux manteau, faisait durer ses gants, ses bas… C’est que l’automne avait été marqué par une catastrophe. Un malheur avait frappé la fortune de son frère aîné, qu’elle aimait de toute son âme. Il en avait été malade, cachant à tous l’approche d’une échéance désastreuse. Colette l’avait surpris un soir, si sombre, si affaissé, qu’elle l’avait interrogé, et qu’enfin il s’était confié. Il pleurait en parlant, lui d’ordinaire si fort. Sa douleur assombrit le cœur de Colette. Elle se serait volontiers offerte en holocauste. Une immense tendresse, c’était tout ce qu’elle avait d’abord pu donner. Il venait de lui avouer qu’il lui faudrait vendre sa maison, et que sa femme et ses enfants n’en savaient rien. Et quel acheteur trouver, dans ces mauvais jours ?

Leur maison ! Leur petite maison charmante comme un rêve de bonheur dans son cadre fleuri ! Colette était revenue chez elle tremblante, les larmes aux yeux, et tout de suite avait averti et imploré son père. Il fallait à tout prix secourir Jean. Elle avait été d’une ingéniosité incroyable pour lui suggérer une transaction possible. Puis elle avait ajouté :

— Le manteau de fourrures que je devais commander, je n’en veux plus. Cela fera deux cents dollars. Additionne aussi le prix de mon cadeau du jour de l’an. Et ne me donne plus, pendant quelque temps, la rente que tu me sers d’habitude pour m’habiller. Je referai mes vieilles robes.

Et elle refaisait ses vieilles robes ! Et c’était ainsi qu’elle n’avait rien de neuf cette année. Mais se rappelant la joie de son frère sauvé, elle cessait de le regretter quand, raccrochant la robe repassée, elle aperçut, suspendue parmi les autres, une robe de bal en beau velours noir, si démodée qu’elle n’était malheureusement plus mettable.

Comme l’inspiration illumine tout à coup le cerveau d’un artiste, elle revit soudain un modèle du Vogue qu’elle avait admiré, et dont le haut était un empiècement. Penchée sur la rampe, elle demanda à sa mère :

— Maman, tu n’aurais pas, par hasard, un morceau de dentelle noire dans tes trésors ?

— Il me semble que oui. Pas tout à fait de la dentelle, du filet de soie…

— Oh ! bonheur ! Le dernier cri !

Et Colette en tourbillon descendit l’escalier, sa vieille robe de velours à la main.

Cinq minutes plus tard, elle la décousait fébrilement. Une heure après, elle la rebâtissait. D’une draperie qui l’avait ornée à gauche, ô miracle, elle tirait des godets pour la jupe. Elle avait un peu maigri. Elle la retailla toute, et l’empiècement de dentelle l’allongea des six pouces nécessaires. Et que c’était joli, le contraste de ce noir avec le blanc des bras et du cou.

Un grand enthousiasme anima Colette. Heureuse, elle chantait en travaillant ; puis, essayant sa création, elle allait en riant se montrer à sa mère. Le bonheur est parfois bien facile. Comme c’était amusant de réussir. Elle ferait croire à Pierre…


Mais elle ne savait pas mentir. Elle le laissa constater qu’elle avait une nouvelle robe.

— Ma foi Colette, elle vous va encore mieux que celle que vous aviez au dernier jour de l’an, quand je vous ai vue pour la première fois.

Était-ce le secret de l’attachement superstitieux de Colette aux robes du jour de l’an ?

Pierre semblait l’aimer depuis ce temps. Trois, quatre fois même, chaque semaine il trouvait des prétextes pour la voir. Dans cette grande ville de Montréal, n’y a-t-il pas toujours quelque conférence que l’on peut aller entendre à deux ?

— Vous l’aimez mieux, vraiment ?

— Je l’aime mieux. Ou bien c’est vous que j’aime mieux et je crois que c’est la robe.

— L’autre coûtait beaucoup plus cher…

— Le prix n’y fait rien.

— Mais celle-là vaut beaucoup plus…

Et Colette attendrie raconta à son ami Pierre ce qu’elle ne lui avait pas encore dit :

— Vous savez, quand j’étais triste un soir, sans entrain, et que je n’ai pas voulu vous dire ce qui me tourmentait…

Les confidences d’abord émues, finirent par le récit de la composition laborieuse de cette belle robe…

Pierre adorait déjà Colette, mais sensé, pratique, prudent, il l’avait parfois redoutée. Elle était toujours si élégante. Il la croyait enfant gâtée. Il trouvait sage d’attendre pour lui proposer d’être sa femme que sa situation fût plus brillante.

Mais lorsqu’elle eut achevé son récit, se penchant vers elle et riant, d’un rire complexe et tendre où passait un peu du souffle qui animait, paraît-il, les hommes de l’âge de pierre, il lui dit :

— Colette, je veux qu’à Pâques nous soyons mariés !…