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La Maison aux phlox/1/9

La bibliothèque libre.
Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 62-65).


Portrait : une femme forte

Pourquoi ne plait-elle qu’aux hommes ? Nous, les femmes, ne la trouvons pas jolie. Nous reconnaissons bien qu’elle a du chic, mais nous n’aimons pas ses cheveux toujours trop soignés ; ce sourire choisi parmi d’autres devant son miroir ; ce tiré à quatre épingles qui exclut tout mouvement naturel, tout enthousiasme, toute spontanéité ; cet ensemble étudié, poseur. Et surtout, nous n’aimons pas qu’elle ne fasse jamais de frais pour nous, qu’elle nous écoute avec cet air distrait.

Et pourtant, cet air distrait, c’est une inexplicable pose. Car elle nous écoute, elle nous écoute très bien, si jamais elle ne se mêle aux discussions, et paraît avec nous, sans aucune idée. Elle enregistre bien, nous en avons eu maintes fois la preuve. Quand elle nous quitte ensuite, et même sans nous avoir quittées, si un homme survient, son attitude change. Elle s’anime, elle retrouve son sourire plus vivant et sa langue miraculeusement se délie. Lorsqu’elle n’entraine pas son interlocuteur trop loin, nous la voyons adroitement amorcer la conversation, l’incliner vers le sujet que nous avons discuté et, ingénument, servir le meilleur de nos opinions. S’il s’agit de livres, bien fin serait celui qui découvrirait ses pas hardis, sa témérité en terrain inconnu. Elle n’a pas lu ceux dont elle parle. Elle ne les a pas lus, mais qu’importe, puisque les autres les ont lus et en ont parlé devant elle ? Elle enregistre si bien que nous sommes forcées de reconnaitre que tout y est : l’accent de conviction, le goût personnel, les boutades…

Plus encore : nous, les femmes, nous ne la trouvons pas intelligente ; mais de nouveau nous avons tort. Elle l’est plus que nous, à sa façon. Nous avons vu de ses lettres ; elle écrit bien, très bien, et c’est beaucoup plus spirituel que ce que chacune de nous peut produire ; comme dans la conversation, elle utilise les mots entendus… Pour les relier, les bien présenter, nulle jamais ne la surpassera ; on dirait qu’ils sont tous d’elle.

C’est un charme ; elle est captivante, et nous comprenons que les hommes volontiers courent à elle avant de nous rechercher. Cultivée, spirituelle, élégante, originale, que faut-il de plus ? Et puis, quand elle parle à un homme, elle semble toujours le chérir. Son sourire n’est plus immobile. Elle laisse voir avec art celles de ses dents qui sont éclatantes. Elle a une manière angélique et osée à la fois de regarder cet homme ; évidemment, elle déborde de confiance en lui ; une espèce de tendresse, qu’elle paraît vouloir contenir, passe malgré elle, dirait-on, dans le gris étrange de ses yeux. Et ce n’est pas elle qui cause le plus. Elle ménage ses disques. Il faudra qu’ils servent ailleurs. Alors, elle interroge avec une sollicitude et un intérêt d’une grande finesse. Cet homme ne se savait pas digne de tant d’attention : le voilà flatté, conquis.

Quelquefois, elle dispense ses grâces à un pauvre hère modeste et insignifiant, s’il est le seul homme en vue. Elle accapare toujours le mâle quand il y en a un, quelle que soit son infime valeur. Alors cet homme, surpris et heureux, croit voir enfin la femme de ses rêves timides, et il l’adore. Il la poursuivra peut-être plus tard, et pendant longtemps, s’il a le malheur de la rencontrer seul, il se croira payé de retour. Il s’enthousiasmera. Il ébauchera des projets d’avenir qu’elle accueillera d’un badinage coquet. Si, ensuite, il la revoit parmi d’autres hommes, et qu’à peine elle le salue, il en concevra de la jalousie, mais l’aimera déjà trop pour soupçonner la vérité. Elle peut ainsi se vanter de sa légion d’admirateurs.

Et cette légion existe. Elle est belle, cette femme. Elle semble bonne ; ses sentiments sont toujours beaux, — ils sont sur le disque, — rien n’est plus tendre, plus éloquent que son sourire ; c’est tout un monde qui nous étonne, nous, les femmes, quand nous le surprenons. Comment pourrait-il ne pas conquérir ? Si elle en avait usé avec nous, sans doute nous plairait-elle aussi ?

Mais elle ne fait jamais tourner ses beaux disques pour nous, et c’est ce qui est vexant. Elle est figée et muette en notre seule présence, et parait tant s’ennuyer sous son sourire au beau fixe. Et les mots drôles qu’elle apprécie, qu’elle récolte, toujours elle les laisse passer sans en rire.

Nous nous vengeons. Entre nous nous l’appelons la Belle et la Bête. Mais nous perdons encore. Nous avons l’air d’être envieuses. Car, en somme, comment douter de son intelligence et de sa haute culture ?