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La Maison aux phlox/2/3

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Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 77-83).


Autre temps

Que pensait sa tante, quand de son balcon elle la voyait déboucher de la rue Saint-Hubert, et d’un pas ferme traverser en biais, son bagage sous le bras ? Pensait-elle :

— C’est bien ma sœur Hélène, laisser voyager seule une enfant de huit ans, c’est bien ma sœur Hélène, ne pas même nous prévenir de la rencontrer à la gare. C’est bien ma sœur Hélène…

La filleule arrivait chez sa marraine vêtue d’une robe de mousseline suisse, ou d’une robe de fil à carreaux roses. La filleule avait les cheveux coupés en garçon, au lieu d’avoir la tête ornée de jolies boucles comme sa cousine Estelle. La filleule portait des bas longs, un chapeau ridicule et un nom d’impératrice : Marie-Thérèse.

Mais le voyage ne l’embarrassait guère.

Deux fois chaque semaine, ne parcourait-elle pas ce trajet avec sa mère, lorsqu’elle était encore trop petite pour fréquenter la classe ? Dans le minuscule train de son père, jusqu’à L’Épiphanie, d’ailleurs, elle était d’abord bien en sûreté, même assise sur le marche-pied du wagon, les jambes pendantes, aspirant les odeurs des champs de trèfle et du bois des écoliers, se penchant vers les coulées que de petits ponts traversaient…

À L’Épiphanie, son père était censé l’installer dans le rapide du Pacifique, mais le plus souvent elle s’y installait allègrement toute seule. Elle n’avait pas de billet ; inutile aussi de la recommander au contrôleur. Quand ce contrôleur survenait, elle levait le nez en souriant. Elle était la vivante réplique de son père. Celui-ci jouissait d’un « laissez-passer » de famille sur le Pacifique. Gracieuseté, entre confrères d’inégales grosseurs !

Du reste, la filleule n’était pas plus haute qu’une botte.

Sans être certaine d’être à l’aise et heureuse chez sa marraine, la filleule aimait pourtant y aller. Si Estelle y séjournait aussi, ensemble elles s’amusaient beaucoup. Si Estelle n’y était pas, Marie-Thérèse suivait les grandes cousines avec la conscience bien définie d’être pour elles un embarras. Sa marraine, grand’mère une multitude de fois, était un peu blasée sur les charmes de l’enfance. Des filleules, elle en possédait trop pour pouvoir les aimer passionnément. Celle-ci passait avec les autres.

Mais l’oncle Michel était intéressant. Il cousait des robes de dames. Le boudoir se remplissait de visiteuses élégantes venues uniquement pour lui. Il connaissait le monde entier ; il habillait les femmes des plus hauts magistrats ; il était célèbre. Il racontait avec une inimitable mimique des tas d’histoires, dont quelques-unes n’étaient pas pour les enfants. Il pétillait d’esprit.

Un jour, une dame lui apportait une robe de soie à refaire. Elle essayait de le convaincre qu’il pourrait en créer une merveille ; elle s’extasiait sur la couleur, la force, le fini de cette soie un jour payée très cher. L’oncle examinait l’article avec moins d’enthousiasme. À la fin impatienté de l’éloge interminable et trop chaleureux, il interrompit sa cliente.

— Elle est belle, elle est belle, je veux bien, madame, mais j’étais beau moi aussi, quand j’étais jeune…

La soie était trop vieille. Il n’en tira qu’une blouse, une « matinée », comme il disait.

L’oncle Michel fascinait Marie-Thérèse. Il avait une tête de Bonhomme Hiver, de Père Noël ; de gros sourcils et de gros favoris blancs ; de gros yeux doux derrière des lunettes qu’il glissait sur son nez quand il parlait. Et un homme portant un tablier et poussant une aiguille, c’était tout de même merveilleux.

Mais l’oncle disparut vers ce temps où Marie-Thérèse commençait de voyager seule. Il mourut. Il ne resta plus bientôt que son souvenir dans ce petit boudoir rouge donnant sur le balcon. Son souvenir, sa machine à coudre et la grande armoire dans laquelle il serrait son ouvrage. Peu à peu elle se remplit d’autres choses, mais elle ne cessa jamais de s’appeler « l’armoire de l’oncle Michel ». Le balcon aussi séduisait la filleule. À la campagne, jamais on ne regardait le monde d’aussi haut. Elle admirait l’école Montcalm, la rampe de pierre en pente sur laquelle glissaient à cœur de jour quelques gamins qu’elle enviait. Elle voyait passer les voitures, écoutait claquer les sabots des chevaux sur le pavé.

Quand Estelle était là, on leur permettait de descendre sur le trottoir. Bien qu’il n’y eût guère d’autos, on leur défendait de traverser la rue. Elles la traversaient tout de même quelquefois. Elles longeaient l’hospice de la Providence, ou la clôture allant vers l’église Saint-Jacques ; ou bien, elles s’aventuraient rue Sainte-Catherine. Elles connaissaient bien leur route. Elles achetaient chez Dupuis avec leurs mères. Leurs chaussures venaient toujours de chez Blanchard ; des chaussures toujours pareilles : bottines lacées l’hiver, souliers découverts, l’été. Heureux temps où, pour leur monde, les étrangers n’existaient pas.

Dans la rue Sainte-Catherine elles possédaient aussi un cousin tenant une mercerie. Mais leur cousine les intimidant, elles ne s’y rendaient que sur invitation spéciale. C’était pourtant bien agréable ; l’appartement se trouvait en haut de la Librairie Saint-Louis, d’où sortaient les livres de la Bibliothèque Rose.

Par les beaux après-midi d’été, on amenait Estelle et Marie-Thérèse à la montagne. Il fallait monter successivement dans deux tramways ; de petits tramways ouverts et balançants, aux longues banquettes en bois se faisant vis-à-vis. Un jour, on leur avait acheté un sac de pralines. Estelle et Marie-Thérèse croquaient à qui mieux mieux. Une des cousines leur suggéra d’en offrir à une enfant qui les regardait avec envie. L’enfant n’oublia pas de dire merci, mais elle prit et garda tout le sac. La grande cousine les consola :

— Je vous en achèterai d’autres.

Mais ce jour-là le festin fut fini.

Ce qui était encore ravissant, c’était l’été, de descendre jouer devant la maison après le souper. Le signal pour remonter c’était l’allumage des réverbères. Elles suivaient l’allumeur qui de sa mèche faisait jaillir dans le globe, le gaz palpitant. Un soir, insoumises ou distraites, elles le suivirent jusqu’à la côte de la rue Saint-Hubert. Elles se crurent perdues.

Quand elle était au lit, Marie-Thérèse se délectait à entendre le bruit qui continuait ; le roulement des tramways, des voitures, tout cela offrait à la petite campagnarde la saveur d’un jour continué. Elle oubliait qu’elle embarrassait probablement ses cousines et décidait de demeurer en ville longtemps.

Mais un matin, sa mère débouchait à son tour de la rue Saint-Hubert. La marraine disait :

— Eh bien, Hélène, ta fille est ici. Le savais-tu ?

Pour sûr, qu’Hélène le savait puisqu’elle venait la chercher. Et aux remontrances de sa sœur aînée qui la taxait d’imprudence, Hélène répondait :

— Mais elle a un ange gardien, cette enfant-là. A-t-elle oui ou non un ange gardien ?

On ne pouvait pas dire qu’elle n’en avait pas. Et Hélène était imprudente, mais priait beaucoup. Alors les anges manifestaient envers elle et sa progéniture une condescendance particulière. Les anges accomplissaient pour elle ce qu’ils n’auraient fait pour personne.

La journée d’Hélène s’avérait un triomphe pour sa fille. Toute la bande des cousines l’accompagnait dans les magasins. Chez Letendre, chez Dupuis, chez Vallières, Hélène était presque aussi bien considérée par les commis que par les anges. Et puis, avec Hélène, on arrêtait toujours chez Defoi, boire de la Ginger Ale, et manger des gâteaux plats, parfumés, délicieusement croquants.

Hélène achetait ensuite quelques paniers de fruits. Et le retour, le soir, couronnait une journée glorieuse.

Assise sur le marchepied du train de son père, Marie-Thérèse mangeait des cerises de France, lançait au vol les noyaux en se disant :

— Plus tard, croîtront ici des cerisiers.

Sa mère ne l’empêchait pas non plus de rester les pieds pendants dans les herbes, quand le train marchait. Lorsqu’on s’est toujours tenu ainsi, sans jamais tomber, depuis l’âge le plus tendre, pourquoi, tout à coup, sera-ce dangereux ?