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La Maison aux phlox/2/4

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Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 84-88).


Souvenir de cirque

« Les éléphants suivaient la maison à vapeur. D’abord, ils furent dix, puis quinze, puis vingt, et jusqu’à cent ensuite. » (la Maison à vapeur, Jules Verne.)

Je continue à lire pour mes fils, mais j’ai ma propre théorie d’éléphants vivants à revoir ; à quatre heures du matin, ils descendent la rue Saint-Urbain, depuis la gare du Mile End, jusqu’au terrain de l’Exposition, boulevard Saint-Joseph. C’est maintenant de l’histoire ancienne, une carte à mettre aux archives, ce terrain…

Ils descendent la rue sous le ciel embrumé, entre les petites maisons grises, ou rouges, ou jaunes, et les terrains vagues. C’est l’été, mais il fait frais si tôt, et je ne sais vraiment pas comment nous sommes là, tous les trois, à les suivre, bien éveillés, enthousiasmés, sous la garde d’une cousine de vingt ans, en plein chagrin d’amour.

À cause de ce chagrin d’amour, il était entendu qu’elle ne dormait pas. C’était elle qui nous avait éveillés. Cette arrivée du cirque devait servir de stupéfiant à sa douleur. Mais je revois son visage pâle, et son attitude un peu théâtrale, son affaissement réel, et la conscience qu’elle avait tout de même d’être devenue intéressante. Figurez-vous qu’il ne répondait plus à ses lettres et qu’ils avaient été fiancés. C’était tout ce que nous en savions.

Les éléphants défilaient. Nous n’étions pas seuls à les suivre. Mais je revois tout cela comme un film silencieux et impressionnant, à cause de la nuit encore vivante. Il me semble qu’ils étaient aussi cent, parce que mes yeux d’enfant voyaient grand ; en réalité, je ne sais plus ; le chagrin d’amour de ma cousine, et le sommeil brouillaient ma vue. Les hommes qui conduisaient ce troupeau gigantesque nous faisaient bien peur. Nous savions qu’ils étaient bohémiens et, nous avait-on dit, voleurs d’enfants. Nos têtes brunes et blondes étaient farcies de cette peur ; celles de nos mères, un peu aussi.

Sans la cousine, nous n’aurions pas arpenté notre rue aussi matin ; mais il est également vrai que nous étions des enfants gâtés.

De la rue Saint-Viateur à la rue Saint-Louis, nous les suivîmes, passant en étrangers devant nos propres fenêtres. Le chemin me parut long, quoique je sache aujourd’hui qu’il est court. Les maisons étaient alors très espacées, et tous ces champs de cenelliers et d’orties paraissaient immenses et mystérieux, encore remplis des spectres de la nuit. Je les revois un peu comme je revois les champs de bataille vus en France, étendues semi-vertes, et semi-lunaires, terre bossuée où rouillaient des ferrailles.

Deux par deux descendaient les pachydermes que je n’imaginai réels, que lorsque, rue Saint-Louis, on les eut rangés, le dos au trottoir, devant la buanderie Crevier. On leur donnait à boire, en attendant que, sur leur terrain, leur quartier fût prêt. Il était difficile, nous étions derrière eux, de bien voir avec quoi ils buvaient. Je m’approchai, je m’approchai et fus distraite de ma première intention, en apercevant, si près de mes yeux, leur peau étrange et laide, ce tissu ardoise, fripé, rugueux, qui paraissait si rude que les dents me grinçaient…

À ce moment précis, mon éléphant recula ; je n’eus pas peur, mais on raconta longtemps que j’avais failli être renversée et écrasée. En réalité, la cousine sortant des décombres de son rêve d’amour brisé, nous enjoignait de revenir à la maison.

Cette journée devait être encore plus mémorable. Après le déjeuner, nous retournâmes errer autour du champ d’exploit. C’était voisin. Après le dîner, à une heure, nous disparaissions de nouveau ; cette fois, nous n’allâmes plus ensemble, mais dispersés avec les amis de nos âges divers.


À trois heures, pour le goûter, ma sœur Marie ne parut pas. Elle était blonde, élancée alors pour ses neuf ans, et fine à voir. Elle avait ce jour-là une petite robe bleue comme ses yeux qui la rendait plus jolie encore. C’était une proie tentante, n’est-ce pas, pour des Bohémiens ? On la chercha en haut, on la chercha en bas ; on l’appela en ouvrant la porte du grand salon assombri par les volets bien clos pour éloigner la chaleur ; on ressortit à sa recherche.

Quelques voisins prétendirent d’abord l’avoir vue aux abords du cirque, puis suivie par un monsieur louche. Cette histoire s’allongea jusqu’à ce qu’un petit garçon vînt assurer à mes parents qu’on avait vu un des cornacs la tirer de force dans une tente. La police fut alors avertie et une grande désolation envahit la maison. Nous ne sortions plus. Nous attendions. Dieu seul connaît le martyre de pareilles attentes, la folie de l’imagination, la noirceur des visions qui s’offrent l’une après l’autre. J’allai de haut en bas, de la galerie d’avant à celle d’arrière, du jardin au perron, puis je rentrai. Il était six heures. Chacun se taisait pour ne pas effrayer l’autre. Les pires choses allaient arriver.

Sentant venir mes larmes et cherchant pour les répandre un endroit solitaire, j’entrai dans le grand salon, mais son obscurité me fit peur. Du pouce, j’allumai la lumière, et je poussai un grand cri de joie qui ne l’éveilla même pas, elle, ma sœur, tant elle reprenait consciencieusement sa nuit manquée !

Sur le grand sofa de noyer sculpté, sur la fraîcheur du crin, dans sa petite robe bleue, ses bas courts chiffonnés, rabattus sur ses souliers, Marie rêvait à un cirque bien plus beau que le réel et ne se décidait pas à s’éveiller.

Elle avait dormi là, en paix, depuis le dîner. Elle veilla tard ce soir-là, héroïne heureuse d’un conte terriblement triste qu’elle n’avait pas vécu.