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La Maison aux phlox/2/5

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Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 89-92).


Randonnée

Notre amie ne semble pas remarquer à quel point nous la trouvons heureuse de posséder pour elle seule cette belle voiture, d’avaler les routes avec un tel élan. Veut-elle voir aujourd’hui le lac Simon ? ou demain le lac Meach ? ou encore Kingsmere ? Elle est prête, toujours, rien ne l’arrête ; et doucement, celles qui ont des chaînes, les secouent, font de tendres adieux et montent aussi dans le char ailé…

L’été est si beau dans les montagnes ! Les arbres ont des feuillages si verts et l’odeur des pins est si enivrante. Les rubans des routes montent, bouclent, s’allongent, zigzaguent. Par-ci, par-là, un pont rouge enjambe l’eau claire d’une rivière. À mesure que l’on s’élève, l’air se fait plus léger. Nous avons laissé à la ville l’humidité collante et lourde, qui tranquillement, rongeait notre bonne humeur comme une rouille. Et soudain, nous sommes si gaies que nous chantons.

Pourtant, Dieu sait si nous ne chantons plus jamais, si les airs d’aujourd’hui nous sont étrangers. Et alors, riant, nous sortons des tiroirs oubliés de notre mémoire, toutes ces folles chansons de Chaminade qui enchantèrent les brèves heures romanesques de notre vie.

Nous chantons :

Tes doux baisers sont des oiseaux,
Qui voltigent fous sur mes lèvres…

Nous chantons :

Toi que j’ai rencontré au bord des flots amers, inconnue,
Toi qui pour te bercer au rythme de mes vers, m’es venue,
Voici que je t’adore et je ne sais pourquoi, et je rêve,
De t’avoir quelque jour, assise auprès de moi, sur la grève…
Je voudrais te parler d’amour sur un rocher solitaire, etc.

Nous chantons. Mais nous n’avons plus la gravité de nos dix-huit ans ; nous mettons des accents exagérés, nous laissons filtrer de l’ironie, dans les notes les plus longues, les plus savantes. Et quand la chanson s’achève, nos éclats de rire forment comme la finale de l’accompagnement.

— En savons-nous d’autres ?

— Mais oui. Si mes vers avaient des ailes ! Ou encore : Veux-tu des diamants, de l’or, que faut-il faire pour te plaire ? J’irais jusqu’au cercle polaire, pour y découvrir un trésor, et te l’offrir en diadème, car je t’aime !

Non. C’est incroyable. Étions-nous assez enfants et illusionnés de chanter cela sans rire, autrefois ? Est-ce assez drôle, assez fou ? Il y aurait une histoire des sentiments humains à faire, en comparant les chansons d’aujourd’hui à celles qui étaient en vogue il y a vingt ans…

Et tout à coup, cela nous frappe. Nos chansons, il y a vingt ans que nous les chantions surtout. Et nous, amies d’assez fraîche date, nous les savons toutes par cœur. Nous portons donc l’étiquette d’une même génération. Et ces chansons eurent une vogue universelle, car l’une de nous vient de France, a passé sa jeunesse en Pologne, et sait comme nous par cœur tout le chansonnier de l’époque Chaminade et tout ce que publiait Musica.

Autour de nous, les montagnes grandissent, se multiplient et nous chantons encore :

Ô doux printemps d’autrefois,
Vertes prairies,
Vous avez fui
Pour toujours…

Et cette fois, c’est vrai. Le doux printemps de notre folle jeunesse a fui. Comme nous commentons ce triste fait, l’une de nous restée célibataire, entonne d’une voix tragique :

Pourquoi tarde-t-il à venir,
Quand je suis à l’attendre,
Craint-il, hélas, mon regard tendre
Et mon premier sourire ?…

Jusqu’au bout, elle chante sans rire, les vers ridicules et si pleins, dans les circonstances, d’un humour qu’ils ne contiennent pas. Sa voix pleure, implore, soupire et finit, larmoyante :

Puisque là-haut on aime mieux,
Je veux, je veux monter aux cieux !

Le lac est là, au pied d’une dernière descente : tout bleu, festonné de vert, écaillé d’or… Dans cinq minutes nous agiterons son eau limpide d’un crawl savant et rapide.

Après tout, nous ne sommes pas tellement vieilles. Le serons-nous jamais ?