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La Maison aux phlox/3/03

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Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 113-117).


Misère

Sur la véranda, je regardais jouer ma petite fille. Au clic-clac de la porte du jardin, je levai les yeux. Une jeune femme, pauvrement mise, montait l’allée. Je crus qu’elle me demanderait la charité, mais elle me dit d’une voix timide dans un bon anglais :

— M. X… m’a envoyée vous voir. Je voudrais retourner à Ottawa. Si vous aviez besoin d’une bonne, peut-être pourriez-vous m’essayer à votre service ici, et me ramener ensuite.

À son doigt brillait une grosse alliance d’or usé, ses bas, ses souliers étaient dans un affreux état. La misère masquait la jeunesse de son visage aux traits réguliers sous le hâle foncé. Deux brèches déparaient sa bouche, dents qu’un médecin de village avait sans doute extraites sans aucun égard pour sa beauté ; parce que, si loin du monde, nul autre remède n’existe. Elle n’habitait pas à Percé, mais, à l’autre bout de la péninsule, un hameau de quelques maisons.

L’air s’agitait d’une brise excessivement douce, le ciel et la mer rivalisaient de couleur, et dans la baie toute bleue, devant chez nous, un grand bateau blanc était ancré. Autour, tournaient d’innombrables mouettes. Le paysage était un état d’âme heureux, mais cette jeune femme de si triste mine l’assombrissait. Que faire pour elle ? Je n’avais pas besoin de bonne. Alors, elle s’excusa de m’ennuyer. Sa voix était douce et me priait de lui parler de sa ville natale.

— C’est l’Exposition sans doute, en ce moment. En avez-vous eu des nouvelles ? Savez-vous s’il y a eu des courses de natation, cette année aussi ? L’an dernier, ma petite sœur a eu le premier prix. Nous habitons près du canal, rue Sunnyside.

Sunnyside. C’était, je pouvais me souvenir, une jolie rue. Je ne sais pas interroger, amener les confidences. Elle me faisait pitié ; sa robe de miséreuse la classait faussement. Je le voyais maintenant dans sa voix, son accent, ses manières délicates, polies, et ce sentiment profond de nostalgie qui la faisait s’attacher à me parler, uniquement parce que je venais d’Ottawa.

J’en venais. Et je n’avais aucune hâte d’y retourner, de voir l’été fini, de quitter la mer, l’air pur, les montagnes, les délicieux sentiers sous bois ! Elle, vivait dans toute cette fraîcheur, mais n’en sentait rien, parce qu’elle souffrait trop. Les sept cents milles qui la séparaient des siens étaient le cauchemar terrible que le réveil ne dissipe pas. Elle n’avait aucun moyen de les franchir.

— Vos parents vivent encore ?

— Oh ! oui, mais je ne peux pas retourner chez nous sans être assurée d’une situation. Je ne veux pas être à leur charge.

Dans la baie, le bateau cria, une fois, deux fois. C’était un spectacle de bonheur magnifique, ce beau bateau blanc sur l’eau bleue, et les oiseaux aux ailes irisées de soleil, qui passaient et repassaient dans l’éclaircie entre les arbres du jardin d’en face. Je dis :

— Dieu, que c’est beau !

Et elle, se murmurait :

— Peut-être, à bord, y a-t-il des gens qui retournent à Ottawa…

J’aurais bien voulu être riche, la secourir. Mais, au fond, l’argent ne me semblait pas suffisant. Sans savoir, j’imaginais de l’irréparable, des chaînes la rivant à cette côte.

— L’été, c’est beau, mais l’hiver, si vous saviez comme c’est désolé et triste.

Et elle m’interrogeait encore sur sa ville qu’elle avait quittée depuis sept ans. La ferme expérimentale, Rockcliffe, la rue Rideau, était-ce changé ? Elle me nommait des gens, et si, par hasard, sur un nom, je savais quelque chose, cela semblait pour elle comme un peu de nourriture pour un affamé.


La bonne vint chercher ma petite fille qui jouait à nos pieds. C’était l’heure du repas.

— Je retourne par le train, ce soir…

Elle me demanda le nom d’un taxi, pour se rendre à la gare.

Elle ne me chargea d’aucun message pour ses parents, et elle s’en alla. Ses souliers éculés faisaient légèrement crisser le sable de l’allée. Un trou dans son bas noir laissait voir son talon. Comment aurais-je pu l’engager sur cette apparence qui parlait contre elle ? Et d’ailleurs, puisque je n’avais pas besoin de bonne. Et son alliance ? Où était le mari ?

Le soir, je vis M. X. Il n’en savait pas grand’chose. Elle était venue au chef-lieu porter plainte contre son mari qui la maltraitait. Dans son hameau, elle était organiste. Elle avait vingt-cinq ans, et trois enfants. Je ne m’étais pas trompée. Son cauchemar n’était pas celui dont le réveil nous tire. Et dans le mystère de cette vie qui ne m’avait que frôlée j’essayai d’imaginer les circonstances premières.

Elle avait dû se marier à dix-sept ans, sans le consentement de ses parents — et avec le premier venu, — venu de si loin ! Il l’avait amenée à cette formidable distance de chez elle. Pour commencer, l’amour avait dû faire passer la chaumière, le manque de confort. Et, tranquillement, cet amour cruel, instable, trompeur, s’en était allé. L’homme qui avait été son héros était redevenu un homme brutal, vulgaire et ivrogne en plus. Elle s’était réveillée, malgré elle, de son beau rêve éphémère, dans cette réalité affreuse, inextricable : horreur incroyable de sa gigantesque désillusion, pauvreté, douleur de voir s’effondrer sa foi en la vie ; et la misère physique et morale s’était mise à lacérer sa pauvre jeunesse manquée. Par contraste, son passé, sa ville natale se décoraient dans son imagination des couleurs du paradis perdu…

Et sa nostalgie grandissait comme un arbre géant, sur le sol fertile de ses malheurs…