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La Maison aux phlox/3/06

La bibliothèque libre.
Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 126-128).


Il y a vingt ans…

I
Presque le paradis

Entendre toute la journée battre les vagues sur la grève ! Habiter une belle maison, bien ouverte pour voir l’horizon immense, l’horizon tour à tour gris ou bleu, et lumineux à l’extrême ! Être loin du monde et près du bon Dieu. À côté de l’habitation, avoir un bijou de chapelle, une chapelle fine, claire, calme ; y priant, voir par les fenêtres, des sapins aux rameaux capricieux, se découper sous le ciel pur ; et puis, en se détournant un peu, voir encore la mer, la grande mer, qui est là, le plus près possible, et qui parle, comme une voix divine ; avoir un petit bois pour s’y promener lorsqu’on est fatigué de la grève, un petit bois d’épinettes, de sapinage, et vert, vert, infiniment vert ! Savoir qu’ailleurs l’automne est commencé. Ne pas le sentir autour de soi, et croire grâce à ce bosquet merveilleux à un éternel été ! Cheminer dans le sentier charmant qui le traverse ; admirer les nuances du bleu au ciel, et de tous côtés, les teintes diverses de l’eau ; car le bois étroit et long, s’étend sur une langue de sable entre la mer, et l’eau calme d’un barachois.

Un peu plus tard, si le jour est nuageux, repasser par les sentiers exquis. L’eau dormante et bleue du matin, la retrouver d’or, et voir à travers le rideau transparent des arbres, le soleil brillant se coucher. Le vent fraîchit : regagner la maison : entrer : dans la cheminée rustique regarder flamber des bûches. S’approcher, tendre ses mains à la chaleur. Observer la flamme qui lèche le bois craquelé et noirci ; voir filer des étincelles, voir se tordre des branches dans le brasier qui crépite.

Avoir chaud, aller s’asseoir dans un fauteuil moelleux, et jouir autrement du foyer, et encore de la mer, qui remplit la vue et paraît s’étendre tout de suite devant les grandes portes vitrées ; écouter ensemble le bruit des vagues qui se brisent et les murmures du feu qui pétille dans la cheminée.

Avoir ce spectacle à soi presque seule, à certains moments ; et à d’autres, en profiter avec des voix qui plaisent, en souriant à des visages amis. Plus tard, avant le sommeil, avoir au coin de l’âtre, à l’unique et douce lumière du foyer, une causerie plus intime. Philosopher un peu. Aimer la vie, comme un bienfait.

J’ai rêvé à des choses pareilles lorsque j’étais petite fille. J’ai rêvé à des châteaux, à la mer, à une chapelle recueillie et silencieuse, dans la forêt. Mais j’en rêvais, comme on rêve aux robes de madame Peau d’âne, ou aux maisons merveilleuses qui naissent sous des baguettes de fée…

Un matin, j’ai vu tout cela et pour un peu de temps, j’habite dans ce rêve.

Et je regarde aller et venir les personnages de mon rêve, comme on lit un livre nouveau. Et le livre pourrait finir à la façon des contes : « Ils se sont toujours aimés, ils eurent beaucoup d’enfants et furent heureux toute leur vie. » Mais la vie et les contes sont différents. Je modifie et j’en ajoute : « Ils eurent souvent des épreuves, ils ont porté parfois douloureusement leur devoir, mais ils aimèrent sans cesse le bon Dieu, qu’ils ont placé, pour l’éternité, le premier dans leur cœur. Et vraiment ils ont le bonheur, parce qu’ils l’ont en eux, avant de le prendre dans les choses qui leur sont données par surcroît ! »

Et de mon séjour dans ce domaine qui ressemble aux paysages souhaités dans mes songes d’enfant, j’emporte une leçon et un exemple.

Chandler, août 1920.