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La Maison aux phlox/3/05

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Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 121-125).


Une tempête en Gaspésie

L’embrun, poussé par un vent d’une rapidité effroyable, mouillait le village comme une pluie ; comme cette pluie cinglante qui l’hiver succède parfois à une poudrerie, et continue en rafale ; comme une violente pluie horizontale.

La nuit, la brise, que la veille on avait signalée d’est, tourna brusquement au sud-ouest ; et les trente barques que les pêcheurs confiants avaient mises à l’abri dans la baie du sud, se trouvèrent menacées. Le fracas de la mer grandit dans l’obscurité et le sifflet du vent, comme une sonnerie d’alarme se fit plus lugubre.

À la pointe du jour, déjà, une amarre s’était brisée et un pauvre bateau en dérive vint se morceler sur les arêtes rocheuses de Mont-Joli. Au réveil, toute la population affolée monta vers les caps et s’échelonna sur la falaise, pour un guet sans espoir. Il n’y avait rien à faire. Toutes les barques se perdraient, si la furie des flots ne se calmait pas. Aucune ancre ne résisterait.

La marée qui montait, rendait la lame plus traîtresse. En haut de Mont-Joli, où se trouvait le meilleur poste d’observation, les gens s’étaient allongés dans l’herbe mouillée, ne pouvant se tenir debout, même cramponnés au fer de la balustrade, tant le vent avait de force. Couchés, l’embrun mêlé de sel, les frappait quand même cruellement au visage et pour pouvoir regarder, de leurs mains ils se faisaient une visière.

Le sel entrait dans la bouche, brûlait la peau, l’air trop violent faisait suffoquer. L’écume des vagues bondissantes, jaillissait jusqu’à cette hauteur de près de deux cents pieds, en se brisant tout près sur le grand Rocher Percé, si étonnant, si immuable sous les coups de cette mer démontée. Le spectacle était à la fois grandiose et terrible. Le matin, le ciel n’était pas encore tout gris ; à l’est, des bandes de bleu séparaient les nuages fumeux ; avant midi, une clarté de soleil voilé se devinait à travers l’embrun et, se reflétant dans la mer, marbrait quelques vagues d’une transparence glauque.

Mais à midi, aucune lumière ; un bonnet de plomb dur couvrait le ciel. La mer n’était plus qu’une armée affreuse de houles se poursuivant grises, monumentales, menaçantes, pointues, et qui longtemps avant d’atteindre le rivage, se brisaient en cataractes grondantes.

Et les barques alors commencèrent à mourir. On voyait venir la lame plus forte, rapide et inévitable ; les barques éperdues qui dansaient sur ce flot déchaîné, disparaissaient un instant dans le creux du chaos, et comme elles allaient remonter, la vague se dressait et s’écrasait soudain comme un Niagara ; deux ou trois bateaux chaque fois tournaient, finis, quille en l’air. Quelques moments plus tard, détachés, ils s’en venaient vers la rive, se déchiquetant en chemin sur les récifs.

Les pêcheurs, moins atterrés parce qu’ils subissaient tous le même sort, suivaient la marche du malheur. En bottes, en cirés, ils attendaient pour servir. Mais il n’y avait aucune occasion de servir. Tout à coup, cependant, deux barques, sans verser, brisèrent le lien qui les retenait et bousculées, mais sûres d’elles, s’en vinrent au rivage. Elles plongèrent de vague en vague sans faiblir, jusqu’à ce qu’un dernier coup les jetât presque sans mal à la côte.

Alors les pêcheurs et tous les hommes qui étaient là descendirent, et s’attelant à un câble, firent l’œuvre du cabestan, mirent les deux bateaux à l’abri, les tirèrent le plus loin possible vers la terre. Sous le souffle du vent furieux, les vagues tonnaient, léchaient tous ces hommes jusqu’à la taille, les poursuivaient, montaient comme un raz de marée, dépassaient la ligne de grève, s’infiltraient sous les hangars les plus proches.

Il semblait que ce cataclysme serait sans fin. Des trente bateaux si heureux la veille sur l’azur du flot, seules restaient trois barques affolées qui sautaient sans trêve les collines aiguës de l’onde tumultueuse.

Mais enfin, la marée dut descendre et cesser de molester les pauvres coques jetées à la côte. Et le calme revint avec le soir envelopper le monde.

Vingt-deux barques étaient détruites. Vingt-deux pêcheurs avaient perdu leur gagne-pain. Quelques autres restaient avec des coques éventrées, des mâts cassés, des voilures déchirées ; et dans cette épreuve, ceux-là se réjouissaient au moins de leur moteur retrouvé.

La nuit suivante, le vent s’en alla, si loin qu’on ne l’entendit plus. Seules les vagues marquaient encore le temps de leur rythme insondable.

Le soleil se leva rose sur la mer belle et bleue. Une grande lumière baigna le matin le plus splendide qui fût. Un matin semblable dut marquer la fin du déluge.

Les contours et les lignes incomparables de Percé se montrèrent sous leur jour le plus coloré, le plus joyeux. La grève semblait à l’infini plus plane, plus blonde, et si douce à l’œil, avec la ceinture éclatante de la vague blanche. Mais entre le grand Rocher roux immuable et l’île Bonaventure, la baie était nue et déserte. Les barques heureuses ne s’y balançaient plus. Tassés près des falaises, les débris des bateaux morts rappelaient tragiquement le grand désastre ; proues en pièces, mâtures brisées, agrès de pêche, bidons défoncés…

Et le contraste était gigantesque de cette mer bleue et pure qui semblait avoir tout oublié, de ce soleil bienfaisant, de ce paysage de paradis ; et du mal qui venait d’être fait à ces pauvres gens qui n’avaient plus rien…

Percé, 17 septembre 1932.