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La Maison aux phlox/3/10

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Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 138-147).


Fin de semaine

L’autobus reparti, tous les quatre demeurent un instant immobiles sur la route déserte. Puis, Lucette, la main en écran au-dessus des yeux, sonde l’avenue et dit en riant :

— Évidemment, elles n’ont pas reçu ma lettre, et ne nous attendent encore que demain. Sans cela, la voiture serait ici. Je connais mes amies…

— Alors, nous arriverons bien !

— Ah ! mais elles seront quand même contentes.

— Vous êtes sans prétention, Lucette.

— Il n’y a pas de prétention à cela ! Ah ! Dieu, est-ce assez amusant !

Lucette rit de nouveau. Comment ne pas rire ? La mer bat d’un petit mouvement paresseux la plage que longe le chemin. Le temps est bleu, un vrai temps de rêve. Et Lucette et son mari sont en vacances ensemble, pour la première fois depuis une éternité. Plus de soucis, plus d’enfants. Un répit qui sera bref, mais qu’il faut rendre parfait.

— Nous avons tout de même l’air d’émigrés ! déclare Maryse, qui aime mieux d’habitude voyager en taxi, et qui trouve un peu sans dignité d’arriver ainsi au château.

Ils se sont alignés tous les quatre de front, et s’emparent de la route. Jean porte une valise. On lui avait bien recommandé pourtant, de ne prendre que son maillot de bain. On le plaisante. Il prétend n’apporter que des livres, mais sûrement, c’est faux. Sans cela, comment aurait-il risqué les intempéries du lendemain, tout en blanc comme un prince ? Lucette et Maryse n’ont que des sacs à ouvrage ! Quand on arrive en bande, il ne faut pas avoir l’air d’arriver pour quinze jours !

— Et nous avons une route d’un mille et quart à parcourir, beau Jean. Louis, tu lui aideras à porter sa valise ? même s’il ne le mérite guère ?

Nez au vent, heureux et fredonnants, ils avancent. Lucette n’a pas les longues jambes de ses trois compagnons, mais l’enthousiasme y supplée. Retourner dans ce royaume qu’elle connaît mieux que les autres, est-il rien de plus émouvant ? Y retourner avec son mari, y déterrer des heures de sa jeunesse qu’il n’a pas connues, qui éclaireront Lucette d’un jour nouveau, est-ce à dédaigner ? L’habitude a tant rongé les joies et l’admiration primitives après dix ans de ménage, l’affection a beau demeurer fidèle…

Ils dépassent la petite gare endormie au soleil, et tout de suite commence la propriété. Ils s’enfoncent bientôt dans le sentier qui troue la forêt comme un tunnel, mais entre les troncs droits des conifères, ils continuent à voir la mer…

— Dire que l’eau n’a pas de couleur et qu’elle est si bleue !

L’automne approche en beauté. Les fruits rouges des quatre-saisons couvrent le sous-bois. À l’odeur du varech se mêle l’arôme des résineux.

En approchant du tennis, ils appellent pour avertir de leur présence. Mais le bruit des vagues empêche leurs voix de porter. D’ailleurs, personne n’est dehors. Ils retrouvent à leur gauche la longue grève blonde et voici l’allée bordée d’une haie qui conduit à la chapelle, d’abord, puis à la maison.

Lucette revoit tout avec exubérance ; la petite chapelle en bardeaux brunis, ses hautes fenêtres encadrées de blanc, son clocheton, son toit d’un beau vert mat, olivâtre ; l’immense maison de même teinte, presque posée sur la grève, le visage nu dans son bonnet de sapins pour ne regarder que la mer.

La mer, la plage, la ceinture serrée et odorante de la forêt isolent cette clairière et le soleil l’emplit.

Jean déclare :

— C’est vrai que c’est unique.

Lucette se pend au bras de son mari qui lui dit :

— Tu es heureuse ?

Puis elle prend les devants, pousse une des trois portes-fenêtres qui éclairent le grand salon.

La bonne venait justement d’apporter le thé. Marie, qui servait, se précipite pour embrasser Lucette. Les autres entrent à leur tour, et c’est un brouhaha d’exclamations, de rires, d’explications.

Puis on s’installe.

Marie, Esther, deux invitées, Rita et Ro­lande, une tante, une cousine habitent présen­tement la maison que Lucette a connue si rem­plie, quand vivait la mère de ses amies.

Lucette ne revient jamais sans s’imaginer qu’elle la reverra vivante, que ce fut un mauvais rêve, qu’elle n’est pas morte, cette femme aux cinquante ans si frais, à la figure rose sous les beaux cheveux blancs. Le sourire des yeux gris que Lucette n’a toujours vus que joyeux, le visage de bonheur soudain lui réapparaît, précis comme une vision, au seuil de cette visite ; vision qui se lève aussi dans le souvenir d’Esther et de Marie, parce que Lucette est la seule amie d’autrefois que les circonstances ramènent aujourd’hui.

Le thé poursuit son cours, au coin du grand foyer où flambent de grosses bûches. Bientôt, l’esprit pétille, étincelle comme le feu, et de nouveau, les rires fusent. La fin de semaine est commencée.

Le soir, l’ancienne routine règne encore. Après le dîner c’est toujours l’heure d’aller à la poste. Esther conduit en chantant la voiture dont les phares éclairent l’avenue.

Que ne verrait-on pas, songe encore Lucette, si ces phares, comme la lampe magique d’un cinéma, illuminaient un film qui s’appellerait : le passé ?

Mais le passé n’est pas vraiment mort. Il recommence. Ici, il y a des années, Lucette attendait nerveusement des lettres de ses amoureux : anxieuse, impatiente, elle attendait l’avenir. Ce soir, Rolande reçoit de loin une boîte de bonbons, et disparaît au retour du village, pour lire une épaisse lettre à l’abri des regards indiscrets. Esther ne révèle pas ce qu’elle pense, mais sans doute qu’avec ses vingt ans, des projets se forment dans son cœur.

Comme d’autres avant lui, Jean se propose d’être un grand personnage et il énumère à tue-tête et les hauts faits qu’il accomplira et sa juvénile indignation devant les malhonnêtetés humaines. Et Maryse ne dit rien, ne dit jamais rien et rêve, et laisse voir, — quand elle oublie que les autres sont là, — qu’elle est triste parce que la vie ne donne pas ce qu’on en veut, que tant de choses ne sont pas ce qu’on les voudrait.

Lettres et journaux sont partagés. Marie se plonge dans un livre qu’elle a reçu. Le silence règne un court instant, mais la tante, — obsédée elle aussi par la pensée des jours enfuis, — demande soudain :

— Aimeriez-vous, mes enfants, à recommencer le passé ?

Voilà la discussion ouverte pour la soirée entière.

— Merci pour moi, répond Esther avec fougue, abandonnant lettres, journaux, lâchant tout, tout de suite animée, ses extraordinaires yeux bruns brûlant dans leur fouillis de longs cils. Merci pour moi, ma tante, je veux avancer et non pas reculer ; je veux vivre et je veux mourir. Et j’ai hâte. Pensez-en ce que vous voudrez. Je suis curieuse. J’ai hâte de tout voir. Je ne serai jamais tranquille avant ! Recommencer la vie, à quoi bon ? C’est toujours la même histoire ; un jour elle est bonne, le lendemain elle est mauvaise. Nous sommes sur la terre pour gagner le ciel, et Dieu sait si tout vient à point pour que nous le gagnions. Non, merci, pas de recommencement avec moi. Je veux finir au plus tôt !

— Mais, ma pauvre nièce, quelle horreur à ton âge, parler ainsi !

Lucette maintenant défend le point de vue d’Esther :

— Si Esther parlait ainsi, et si elle était triste, plaignarde, morose, ce serait différent. Mais elle est gaie, toujours en train, elle profite de tout ce qui passe, elle s’enthousiasme pour un rien. Alors, je la comprends et je l’approuve. Je pense comme elle. Je suis heureuse de ce qui est bon et beau. Je suis heureuse ce soir. Vous m’offrez d’ailleurs l’image du parfait bonheur humain…

Les fauteuils sont en rond autour de la cheminée. Étendu sur des coussins, à terre, Jean fume sa pipe rêveur. Louis écoute et s’amuse en silence. Lucette continue :

— Mais le bonheur humain est toujours fugace. On espère toujours des choses qui ne se produisent jamais ; si elles se produisent, elles nous déçoivent. Rien ne dure, que notre religion. Alors, Esther et moi, nous ne sommes pas dépitées, aigries, mais nous jugeons les choses de ce monde à leur juste valeur. Nous savons pourquoi nous avons été créés et mises au monde, et nous serions heureuses d’avoir au plus tôt la clé de tous les mystères. J’approuve Esther. Elle sait à quoi s’en tenir. C’est ce qui manque à ceux qui maugréent sans cesse contre la vie.

— Tout de même, mes enfants, à vingt ans, il me semble qu’il vaut mieux voir la vie en rose.

— Ma tante, ma tante !

C’est Marie qui sort à son tour, du livre qui la passionne tant, pour protester. Il y a toujours un livre qui passionne Marie plus que tout au monde, plus que la vie, et elle connaît tant de livres pour une aussi petite personne que cela fait parfois scandale.

Mais Jean soudain pousse un cri :

— La lune, la lune !

Tous se détournent. Par les larges portes-fenêtres, la grande plaque d’argent sur la mer éclaire comme un réflecteur. La lune est déjà haute. De tout petits nuages tout brillants l’entourent.

— Allons nous baigner, supplie Lucette, allons nous baigner ?

Jean est tout de suite debout. Esther se dresse du même élan, ses yeux flambent de nouveau comme un feu, dans la forêt de ses cils ; les autres moins braves suivent sans enthousiasme, frissonnants d’avance.

Peu après, les voilà nageant dans une mer calme comme un lac et dont l’eau est moins froide que d’habitude.

— Du phosphore, voyez le phosphore.

Des bulles semblables à des diamants se posent sur eux, ils en ont au bout des doigts ; ils les secouent et les diamants s’en vont, puis reviennent dans leur sillage, grossissent soudain comme des cabochons et se posent sur les épaules, sur les dos.

Ils nagent, enthousiasmés du prodige. Ils ne sentent plus le froid de l’eau. Ils flottent, heureux et gais, la lune en plein visage, et la mer doucement les berce.

— Non, mais la vie est belle, s’écrie Lucette.

— La vie est belle ce soir, approuve Esther.

Elle l’est encore ensuite, au coin du foyer, autour d’un bon café fumant. Elle est si belle que même les paresseux ne songent pas au sommeil.

Maryse, entre deux éclats de rire, reprend parfois ses airs tristes. Désire-t-elle la présence de quelqu’un ? Pourquoi faut-il que Jean ne soit pour elle qu’un camarade amusant ? Lucette songe qu’autrefois, elle aurait rêvé à Louis, avec ces yeux perdus ! Et aujourd’hui, ils sont côte à côte, assez contents l’un de l’autre. Mais ils puisent leur bonheur actuel dans les choses qui les entourent, non uniquement dans la joie d’être ensemble.

C’est à cause de cela que Lucette désire la fin des fins ! Puisque rien ne peut être parfait, ici-bas, pas même les meilleurs sentiments.

Ils sont bien heureux, bien gais pourtant ce soir. Quelqu’un place des disques qui tournent et qui tournent, accompagnant les rêveries ou les conversations. La bûche crépite dans l’âtre. Mais l’esprit qui pétille, le clair de lune, la mer sous les rayons d’argent, tout cela finira, tout cela s’en ira, comme tout à l’heure, les diamants du phosphore…

Et Lucette voit déjà, au bord de la baie bleue, la fumée blanche du train qui viendra, les prendra, les ramènera chez eux.

La fin de semaine sera passée.