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La Maison aux phlox/3/11

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Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 148-150).


La maison d’oiseaux

D’avance, je pensais à cette maison sur la dune, avec délices ou inquiétude. Avec délices, lorsque j’imaginais la mer toute proche, la douce grève, le chaud soleil. Avec inquiétude, lorsque je pensais à la nuit et à la tempête, et que je revoyais la maison toute seule, avancée comme la proue d’un navire, au bout du banc de sable solitaire et fouetté des vents et des vagues.

Nous serions loin du monde, en un petit désert mouillé d’eau salée, de brouillards, avec autour de nous, comme sentinelles, quelques sapins, quelques épinettes, sur la pointe desquelles des corneilles, croassantes, se poseraient. Et moi qui n’ai jamais eu peur, moi qui n’ai jamais connu la douceur d’être rassurée, je me sentais pourtant tout à coup traversée d’un bref frisson d’angoisse.

Du dehors, je connaissais bien cette maison ; mais toujours je l’avais vue fermée, les volets hermétiquement clos, aveugle et inhospitalière, et blanche comme un drap sur le champ vert. La large cheminée dépassant la pente du toit m’attirait cependant. À sa vue, mon imagination partait pour un beau rêve ; un feu dans l’âtre, la mer qui bat, que faut-il de plus au bonheur ? Et j’avais fait le tour du cottage avec un peu d’envie et de rancune ; pourquoi demeurait-il vide, dans ce bel été, quand nous l’aurions habité avec un tel plaisir ?

Eh bien, nous allions l’habiter. Le trajet du train longeant la baie des Chaleurs produisait son ordinaire effet d’enchantement ; mer bleue, blancs oiseaux, champs d’iris. Après les rochers et le pont, ce serait le banc de sable perdu entre le miroir lisse du Barachois et la mer… Et j’aperçus là, la maison sur la dune ; ses fenêtres ouvertes, traversées par la lumière, elle ne se ressemblait plus. Elle ressemblait à une maison d’oiseau tombée de son perchoir dans un champ de marguerites. Des épinettes se dessinaient foncées sur sa blancheur de drap. Elle souriait, la mer et le ciel passaient par ses vitres d’un travers à l’autre, lui faisant des yeux bleus.

Même le souvenir de mon inquiétude s’évanouit comme une fumée, et nous entrâmes déjà heureux, dans la maison d’oiseaux.

Une nappe bien blanche était étalée ; un beau bouquet d’iris et de marguerites ornait la table, qui s’appuyait à la fenêtre du côté de la mer ; un goéland passait et repassait au-dessus de l’eau. À cette table, nous ferions un continuel voyage en bateau… Un feu brûla bientôt dans l’âtre, éclairant la pièce à mesure que le jour tombait.

D’avance, avais-je réellement eu peur ? Une grande sérénité avec le beau ciel enveloppait ici le monde. Il me sembla qu’il ne ferait jamais noir. Des pinsons chanteurs gazouillaient ; le bruit rythmé de la mer accentuait le silence… L’été, dont j’avais tant rêvé, la mer, que j’avais tant désiré revoir, tout était là ; je pouvais m’endormir ; aucune obscurité ne m’effrayerait plus jamais. Dieu était trop bon de m’accorder ainsi la réalisation d’un rêve…

Nous étions dans la maison d’oiseaux. Nous habitions la maison d’oiseaux. Elle ne serait peut-être pas la maison du bonheur, mais elle serait la maison des clairs matins, la maison où l’on dirait, bien des fois dans l’été : « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » !

La maison d’oiseaux, celle où seul « le bel aujourd’hui » compterait ; celle d’où volontairement, je repousserais toute pensée soucieuse, toute peine, la maison du repos, de la paix.

Chandler, 21 juillet 1938.