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La Maison aux phlox/3/12

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Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 151-154).


Passé, avenir

Il est difficile d’imaginer tant d’années écoulées. Les choses n’ont pas changé.

La mer bat du même rythme la même plage de sable fin. Du large perron de la villa, que les gens du pays appellent « le château », on voit les mêmes chalets, sur la dune qui forme croissant ; la même forêt de sapins, et au bout de la dune, dressé comme un arc de triomphe, le pont de fer.

À côté du « château », la chapelle s’ouvre comme autrefois. La même Vierge domine l’autel de pin, que garnissent les mêmes vases de Limoges blancs, marqués d’or. Les murs sont encore couleur d’ivoire, faisant ressortir la belle couleur chaude et rousse des boiseries et de l’autel. Les hautes fenêtres encadrent toujours du ciel, des rameaux de sapins, et un peu de l’eau lisse du barachois, poli comme une glace, et par la double porte vitrée, entrent la mer et l’horizon.

Mais l’Hostie n’est plus dans le tabernacle ; les prie-Dieu bien rangés restent vides ; quatre au plus sont parfois occupés par ceux qui jadis s’y agenouillèrent tant de jours…

C’est tout seul, le plus souvent, que l’on vient maintenant s’appuyer à la balustrade ; tout seul pour prier Dieu toujours là, puisqu’il est partout ; tout seul, le front dans les mains, le cœur étreint par les souvenirs qui s’éloignent, la souffrance des vides multipliés, l’irrépressible course du temps. Tout seul, pour sentir tout de même soudain, que ceux qui sont morts ne sont pas morts véritablement, que dans la petite chapelle déserte on les retrouve, on les revoit vraiment, priant eux aussi, le menton dans les mains ; ou encore, doux et chers fantômes allant d’un pas respectueux, des fleurs de l’autel au porte-évangile…

Dehors, pourtant, tous les pas semblent bien effacés sur le sable. Les pas de cette petite enfant trop sage, aux yeux d’Orientale ; les pas d’une fillette belle comme un pastel avec ses boucles d’or ; les pas d’une frêle adolescente, que déjà les choses de l’esprit dévoraient, qui restait seule avec son trop jeune âge, ses livres, ses rêves, parmi la kyrielle des jeunes filles déjà en fleurs, dont l’avenir se dessinait, se tissait sur la plage où des jeunes gens marquaient aussi la grève de leurs pas plus lourds. Jeunes gens, jeunes filles qui, dans l’émouvante petite chapelle, priaient chaque matin pour leur cœur en peine ou en joie, qui appelaient avidement et incessamment le bonheur.

Le bonheur ! Le bonheur qu’ils possédaient sans le savoir, eux qui, chaque matin ouvraient les yeux quand l’aube rose s’opposait à une immense mer lilas ; eux qui sortaient des mousseuses vagues, quand la cloche de huit heures les appelait à la chapelle ! Pourquoi, enivrés de pareilles délices, leur fallait-il souffrir quand même du mal incurable de la jeunesse, désirer à tout prix savoir ce que serait leur avenir ?

La mer bleue, la mer variable et merveilleuse, les couchers de soleil, les levers de lune, les plaisirs d’excursions diverses, les joies de cette existence de luxe dont la générosité de leurs hôtes les gratifiait ; tout ce qui formait pour leurs vingt ans ce présent unique, ils le goûtaient, mais sans cesser d’être obsédés par leur marche triomphale vers l’inconnu du lendemain. Et ils allaient dans ce beau rêve du présent, enlacés, aveuglés par le rêve d’illusoires félicités futures. Ah ! savoir, savoir ce que serait l’avenir, chantaient-ils dans leur âme…




Ils l’ont su. La vie les a dispersés. La vie les a rendus parfois très heureux, mais parfois aussi tristes ou malades ; la vie les a faits pauvres ou brillants, ou médiocres ; la vie les a ballottés. Elle a cent fois pour eux changé la face du monde ; la vie a comblé leurs cœurs de souvenirs ensoleillés et aussi de souvenirs douloureux.

La mort parmi eux, prématurément a fauché ; et pour les autres se continueront sans trêve les inégales destinées.

Quelques enfants, insouciants et gais, mettent aujourd’hui leurs pas dans les pas effacés de ceux qui eurent ici vingt ans ; ils sèment leurs propres souvenirs dans le beau cadre qui n’a pas changé. La mer bat du même rythme la même plage de sable fin ; et, pendant que cette enfance brûlée de soleil court vers les vents du large, les parents regardent, dans un prisme invisible pour les autres, reparaître, un à un, et tout éclairés, les beaux jours, les grands jours enfuis.

Passé, avenir, pourquoi l’homme ne sait-il vraiment vivre que dans l’un ou dans l’autre, au mépris du présent ?

Chandler, août 1938.