La Maison aux phlox/3/20

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Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 182-184).


À Sainte-Adèle-en-haut

I
Le petit lac

Qu’il est beau, le petit lac. Grand comme un jeu, sauvage d’aspect, et cependant entouré de maisons cachées par des arbres serrés et forts. Qu’il est beau, qu’il est charmant. Presque rond, comme une glace au cadre bossué, cossu, il s’étale gris ou bleu, au creux des montagnes fleuries, flambantes des premiers feux de l’automne.

Ni le cadre, ni la glace ne se séparent. Le lac serait beaucoup moins beau sans les montagnes ; les montagnes beaucoup moins belles sans le lac. Au soleil, c’est un bijou royal, ce rond d’azur jeté entre les pentes boisées, imposantes, aux couleurs magiques. Quel tissu approche en richesse le velours nuancé de ces bois grimpants ? Quelle tapisserie offre des dessins plus variés, plus fins ? Une longue rangée de conifères trace une diagonale sombre, du pied d’un mont à son sommet, que décore une étonnante forêt vieux rose ; ailleurs, des feuillages jaunes, orangés, cramoisis, mordorés, violacés, s’alignent, surprennent, éblouissent et émerveillent. Ou encore, auprès d’un bel érable complètement rouge, ondule sous le vent la chevelure blonde, légère, des merisiers, qu’on dirait tissée de blés mûrs. Et quel est là-bas cet arbre violemment orangé, dont la ramure compose un bouquet si parfait ? Et cet arbuste écarlate, qui surgit comme un tison, entre toute une ligne d’épinettes noires, minces, fines ?

Vraiment, nul petit lac au monde ne possède cadre plus splendide, plus luxueux, plus enviable. Le grand ciel bleu au-dessus s’étend lisse et pur, et par contraste monotone. Le petit lac fièrement fait oublier que c’est de ce ciel qu’il tire sa belle couleur ; il en reflète tant d’autres.

Tout au bas de la montagne, s’opposant aux tons chauds et vifs de la forêt, de gros saules, solides, en boules énormes, d’un vert éteint et tendre, en groupe de cinq ou six, se penchent vers la petite nappe d’eau bleue et semblent lui dire orgueilleusement : Nous non plus, nous ne changeons pas. Pour nous, c’est l’été.

L’été ? Un papillon jaune très pâle vole juste au-dessus de l’eau limpide, finement ridée, comme le sable du rivage. Il vole très haut, vient-il de loin ? Il fait froid, comment vit-il encore ? Et soudain, il vient choir près de notre embarcation. C’est une feuille de merisier, mince, légère. Il n’y a plus de papillons. Les feuilles des saules, un peu plus tard suivront leurs sœurs. Le petit lac s’attristera.

D’ailleurs son eau que figera le gel ne sera plus agitée, mais glacée comme du verre… Et le grand cadre des montagnes, bossué, cossu, battu par le vent, la pluie, s’écaillera, se ternira, ses bouquets s’effeuilleront, la grande splendeur d’aujourd’hui s’éteindra.

Quel ton prendra le petit lac ? Sans son écrin, sera-t-il autrement, toujours joli ? Il est si petit, si étonnamment petit, grand comme un jeu…