La Maison aux phlox/4/1

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Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 199-203).


Soir d’un jour de ski

Marie voudrait dormir. Dieu sait si elle est heureuse et lasse, après cette course d’une journée en montagne, mais elle a beau fermer les yeux, elle voit plus clair que s’ils demeuraient grands ouverts. Elle n’a quitté ni la campagne, ni les sentiers blancs, ni l’odeur de la neige, ni l’éclat du soleil. Malgré elle, et tout éblouie, elle recommence et recommence la promenade.

Une impression de béatitude suave et forte à la fois, persiste en elle. Ah ! l’eau fraîche et pure de l’air sur les joues, l’émerveillement du paysage, la plongée exaltante du haut des collines ! Depuis qu’elle est au monde Marie a goûté bien des bonheurs ; elle a vibré à bien des senti­ments. Mais toujours en elle subsiste une attente : insatisfaction, hâte, anxiété, désirs, regrets, l’empêchent de savourer en paix les plus beaux instants des jours. Seule la joie du ski, pour elle efface momentanément tout. Quand elle glisse sur la moelleuse neige, elle ne sent plus le passé, elle ne sonde plus l’avenir. Le tourment de vivre cède enfin à la plénitude blanche et bénie du présent. Marie peut alors comprendre ce que sera le ciel. Elle le possède.




— L’auto, quelle merveille ! se sont-elles écriées en partant.

Une demi-heure après avoir quitté la ville, elles étaient à douze cents pieds d’altitude, ayant laissé le sale printemps des rues, pour retrouver en haut un hiver tout neuf.

— Faites une prière, leur avait recommandé au départ la vieille bonne.

Quelle sainte invoquer pour patronner le ski ? Le plus sûr, n’était-ce pas la douce et bien-aimée vierge Marie ? et aussi leurs anges-gardiens ? Ainsi accompagnées, comment pourraient-elles revenir sur une civière ?

Leur joie avait éclaté lorsque, dans le paysage blanc, la voiture montait encore entre deux haies de neige et une forêt de pins.

Leur joie les submergea lorsque sur leurs skis, elles pénétrèrent ensuite dans la haute futaie. De jeunes arbres minces, noirs, gris ou blancs, masquaient la vue de la montagne comme une claire-voie. Un soleil éclatant régnait au-dessus d’elles, semblait les attendre sur le plateau qu’elles atteindraient tout à l’heure. Le sentier montait d’abord dans l’étonnant silence, l’étonnante et divine paix. Mais même l’effort leur paraissait exquis. Respirer un air si pur ! Voir un paysage si pur ! Puis elles redescendirent, glissèrent au seul bruit léger des skis rayant la neige neuve. Marie se sentit dans l’espace, soudain détachée du temps, et elle savoura son bonheur sans désir et sans regret, et la légèreté de son cœur. Même la vie semblait définitivement facile.

Elles allaient seules parmi les arbres. Les sentiers étaient tracés, ils avaient des noms : Dunlop road, Skyline trail, etc. À mesure qu’elles avançaient, les jeunes arbres cédaient la place à une riche forêt : de gros bouleaux à l’écorce blanche toute dessinée d’yeux noirs, des hêtres au tronc lisse couleur de fumée, des chênes qui voisinaient avec d’innombrables conifères. Le parasol des pins bruissait. De jeunes ormes avaient tout l’hiver conservé leurs feuilles jaunes ; recroquevillées en forme de cornet, elles chantaient dans le silence une musique éolienne.

Un tout petit écureuil effarouché, se précipitait d’un arbre pour courir se cacher dans un trou de neige. Il sortait la tête, avec précaution inspectait les alentours, puis disparaissait de nouveau, parce que les skieuses demeuraient un moment à le guetter.

Elles ne sentaient pas le vent qui passait, mais elles voyaient tomber la neige, quand il secouait les cimes. Les montagnes les entou­raient de toutes parts ; des montagnes amies, bienfaisantes, toute beauté, joie, sourire, nuances sous le soleil de mars.

Puis, elles virent en haut d’une colline, une longue maison, canadienne de ligne, blanche avec un toit et des volets rouges. C’était camp Fortune, ce club dont elles entendaient parler depuis si longtemps. Elles étaient au but.

Mais avant d’aller se faire du thé, sur les gros fourneaux toujours chauds, elles rayonne­raient autour du camp, sur toutes ces immenses côtes baptisées en anglais : The Canyon, Tra­veler’s Hill. Comment Marie se souviendra-t-elle de tous ces noms ?

Ce qui l’empêche de dormir, malgré sa lassi­tude heureuse, c’est de se revoir sur les sommets, dominant les descentes blanches gardées par l’armée des arbres sombres et glorieux ; et c’est de retrouver en elle ses impressions de joie, de fierté et d’enthousiasme tempéré d’un soupçon de peur ; jamais auparavant elle ne s’était lancée jusqu’au bas de collines aussi longues et aussi inconnues. Et elle recommence et recommence en imagination, l’affolante plongée, elle bondit de nouveau dans l’air, retombe sur le sol ouaté, rebondit un peu plus loin, de plus en plus exaltée et joyeuse.

Quand, en bas, la pente s’adoucissait, elle se redressait, contente.

D’autres fois, elle tombait. Et ce sont encore ces descentes plus difficiles qu’en pensée elle essaie de refaire sans chute. Mais elle voudrait tout de même bien s’endormir enfin, elle voudrait se reposer, obscurcir le kaléidoscope de sa mémoire.

Pourtant, tard dans la nuit, les sentes blanches, pailletées d’or sous le ciel bleu, les sentes, un peu plus tard, qui rosissaient sous le soleil couchant, les longs dos des montagnes bleuissantes, les sapins pleins de joie dans la neige, le farouche petit écureuil, tout reparait sans trêve, tourbillonne, sous ses paupières fermées.

Marie voudrait dormir. Mais comment se plaindrait-elle d’une insomnie heureuse et colorée, d’une insomnie éblouissante comme un feu d’artifice ?