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La Maison aux sept pignons/I

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 1-30).


I

L’ancienne famille Pyncheon.


Dans une de nos villes de la Nouvelle-Angleterre, au bord d’une ruelle étroite, une maison de bois aux teintes rouillées ; — elle a sept pignons élancés qui font face à différents points de l’horizon ; — au centre une massive cheminée groupant plusieurs tuyaux accotés l’un à l’autre. La rue s’appelle Pyncheon-street ; la maison est l’antique Pynchcon-House, et ce grand ormeau dont le tronc puissant se dresse devant la porte est connu de tous les gamins de la ville sous le nom de l’orme-Pyncheon. Quand je traverse par hasard la ville en question, il m’arrive souvent de descendre Pyncheon-street pour passer à l’ombre de ces deux monuments archéologiques, le grand orme et la maison battue des vents. Elle a pour moi comme une physionomie humaine ; j’y retrouve en quelque sorte la trace d’une longue vie et des vicissitudes qu’elle a dû subir. Bien racontées, elles nous offriraient un récit qui ne manquerait, à coup sûr, ni d’intérêt ni d’enseignements, et dont l’unité, qui plus est, pourrait sembler le résultat d’une préconception d’artiste. Mais quel in-folio, que d’in-douze ne réclamerait-il pas ? Aussi écarterons-nous la plupart des traditions qui se rattachent à l’antique Pyncheon-House, également connue sous le titre de la Maison aux Sept-Pignons, nous bornant à rappeler dans quelles circonstances elle fut fondée, et cela pour indiquer en passant à nos lecteurs une vérité dont on tient généralement trop peu de compte. Cette vérité, la voici : l’activité de chaque génération qui passe est un germe qui, dans un avenir éloigné, peut et doit produire des fruits bons ou mauvais, — de telle sorte qu’en semant pour recueillir cette moisson immédiate dont le besoin les domine, les êtres humains déposent dans le sol de quoi faire pousser une végétation robuste, qui projettera sur le front de leurs descendants ses ombres bienfaisantes ou malsaines.

Malgré son air suranné, la Maison aux Sept Pignons n’a pas été la première à occuper le sol ou elle se dresse maintenant. Il fut un temps où Pyncheon-street portait le nom plus humble de Maule’s lane, nom qu’elle tenait du premier pionnier qui eût défriché le sol et planté son cottage au bord d’une sente à bestiaux. L’existence d’une source naturelle donnant une eau pure et douce, — trésor rare dans la péninsule où s’était formé l’établissement Puritain, — avait décidé Matthew Maule à choisir cet endroit pour y élever sa chaumière au toit touffu, bien qu’il fût un peu éloigné de ce qu’on pouvait appeler à cette époque, le centre du village. Après un laps de trente ou quarante ans, la ville croissant toujours, le site occupé par cette espèce de hutte, excita la convoitise d’un éminent et puissant personnage qui, en vertu d’une concession décrété par la législature de l’État, revendiquait la propriété, non-seulement du morceau de terre occupé par Matthew Maule, mais d’une grande étendue de terrain située tout à l’entour. Ce prétendant, le colonel Pyncheon, était, d’après tout ce qu’on sait de lui, doué d’une volonté de fer. Matthew Maule, en revanche, s’entêta, malgré son obscurité, à défendre ce qu’il regardait comme son droit ; et pendant plusieurs années il réussit à garantir de l’invasion ce lambeau de terre (un are ou deux) qu’il avait détaché de la forêt-vierge, pour en faire l’emplacement de sa demeure et de son jardin. Sur ce procès il ne reste aucun document écrit. Tout ce qu’on en sait est de tradition. Il serait donc téméraire, peut-être injuste, de se prononcer définitivement sur les droits respectifs des parties. Tout au plus pouvons-nous légitimement soupçonner que le colonel Pyncheon étendait quelque peu au delà de ses véritables limites, la concession qu’il avait obtenue, afin d’y comprendre la modeste propriété de Matthew Maule. Ce qui semblerait le prouver, c’est que, malgré l’inégalité sociale des deux antagonistes, et bien qu’ils vécussent à une époque où l’influence personnelle était bien autrement puissante que nous ne la voyons maintenant, le litige dura plusieurs années et ne fut terminé que par la mort de l’une des deux parties, celle qui occupait le sol disputé. Cette mort ne s’offre pas à nous avec les mêmes caractères qu’elle eut pour nos devanciers. À un siècle et demi de distance, on ne voit pas les choses du même œil, et nous n’éprouvons à aucun degré l’horreur flétrissante qui s’attacha naguère à l’humble nom de l’infortuné cottager, — qui fit regarder comme un acte religieux de passer la charrue sur le sol de son habitation — et voua sa mémoire à un prompt oubli.

Le vieux Matthew Maule, pour tout dire en un mot, fut exécuté comme « sorcier, » et son martyre, entre autres vérités morales, met en lumière la responsabilité des classes influentes, sujettes par malheur aux mêmes passions que la plus folle multitude. Prêtres, magistrats, hommes d’État, — les plus sages, les plus pacifiques, les plus saints personnages de leur temps — vinrent faire cercle autour de la potence, et, après avoir applaudi plus haut que tous l’œuvre de sang, furent les derniers de tous à confesser l’effroyable illusion dont ils avaient été dupes. Quand ils en furent là, lorsque fut apaisée la frénésie de cette hideuse époque où la persécution avait sévi indifféremment sur toutes les classes, où le supplice de Maule n’avait été qu’un épisode tragique perdu dans la foule de semblables événements, on se souvint que le colonel Pyncheon avait mis un acharnement singulier dans ses anathèmes contre « la sorcellerie, » dans ses réclamations pour qu’on en purgeât le pays ; on se rappela tout bas le zèle qu’il avait mis à faire condamner Matthew Maule, zèle un peu suspect, il faut bien le dire, et dont la victime elle-même semblait avoir deviné les motifs secrets. Au moment de l’exécution, — la corde autour du cou et tandis que le colonel Pyncheon, du haut de son cheval, jetait un regard sombre sur cette scène tragique, — Maule l’apostropha du haut de l’échafaud et articula ces paroles prophétiques, conservées par l’histoire du temps aussi bien que par les traditions du foyer : — « Dieu lui donnera du sang à boire ! » s’écria le condamné désignant du doigt, par un geste sinistre, son ennemi un moment déconcerté.

Après la mort de ce prétendu sorcier, le colonel Pyncheon n’eut pas grand’peine à se faire adjuger ses dépouilles. Mais lorsque le bruit se répandit qu’il voulait faire construire un hôtel, — un hôtel spacieux et solide, en beau bois de chêne, fait pour abriter mainte et mainte génération, — sur l’emplacement occupé jadis par la misérable hutte de troncs d’arbres que Matthew Maule s’était construite, on ne parla guère de cette résolution, dans les commérages de la petite ville, qu’à voix basse et en secouant la tête. Sans mettre précisément en doute la conscience et l’intégrité de l’austère puritain, on le trouvait imprudent de bâtir sa maison sur une tombe sans repos : le fantôme du supplicié aurait ainsi une espèce de droit sur les appartements nouveaux, sur les chambres où les fiancés à venir conduiraient leurs jeunes femmes et où devaient naître les enfants issus du sang des Pyncheon. Dans le plâtre frais des murailles se glisserait la subtile infection de la demeure souillée qu’on allait ainsi remplacer. Et pourquoi, — sur ce sol dont une si grande partie était encore couverte par les feuilles amoncelées de la forêt séculaire, — pourquoi choisir un site déjà frappé de malédiction ?

Mais ni la crainte d’un fantôme, ni aucunes puériles considérations de sentiment, si spécieuses qu’elles pussent être, ne devaient faire dévier de sa route tracée à l’avance, le soldat, le magistrat puritain. Son bon sens, massif et dur, — fait en quelque sorte de blocs de granit, que rattachaient entre eux, comme autant de crampons de fer, des résolutions invariables, — devait lui faire rejeter toute objection au dessein qu’il poursuivait depuis si longtemps. Il creusa donc son cellier et posa les fondements de son hôtel, sur ce même carré de terre que Matthew Maule, quarante ans auparavant, avait déblayé le premier. Une circonstance curieuse et de mauvais augure, au dire de bien des gens, c’est que la source dont nous avons parlé, renommée pour la fraîche suavité de ses eaux, perdit ce mérite essentiel. Soit qu’on en eût troublé le cours en creusant les caves profondes, soit pour quelque autre cause moins facile à expliquer, il est certain que l’eau de « la source de Maule, » — on continuait à l’appeler ainsi, — devint tout à coup dure et saumâtre. Elle l’est encore aujourd’hui, ainsi que vous l’attesteront au besoin maintes vieilles commères du voisinage.

Par une autre bizarrerie que nous devons signaler à nos lecteurs, le maître charpentier choisi pour diriger les travaux du nouvel édifice, fut précisément le fils de l’homme à qui avait été arrachée la propriété du terrain, et que la mort seule avait forcé à s’en dessaisir ; — c’était fort probablement le meilleur ouvrier de ce temps-là ; — peut-être aussi, le colonel jugea-t-il à propos, soit pour, se concilier l’opinion, soit par un meilleur sentiment, de renoncer ainsi publiquement à toute animosité contre la race de l’antagoniste par lui vaincu. Le grossier positivisme du temps ne permet pas de s’étonner que le fils du supplicié se soit montré si peu rebelle à la pensée de chercher un lucre honnête dans la bourse de l’homme qui avait fait périr son père. Thomas Maule, quoi qu’il en soit, fut l’architecte de la Maison aux Sept Pignons, et s’acquitta si fidèlement de sa tâche que la robuste charpente de chêne assemblée par ses mains tient encore au moment où nous parlons.

Ainsi fut bâti ce grand édifice que nos yeux ont étudié vingt fois, comme un curieux spécimen d’architecture ancienne, et comme ayant servi de théâtre à des événements plus intéressants que ceux dont les murailles grises de tel ou tel château féodal nous conservent la mémoire. Mieux nous la connaissons dans son état actuel, plus il nous est difficile de nous la représenter, par un effort d’imagination, telle qu’on la vit au sortir des mains de l’ouvrier, reflétant pour la première fois, les rayons du soleil. Ce fut l’occasion d’une fête où la ville entière fut conviée par le magnat puritain ; solennité religieuse aussi bien que repas formidable, où les prières, les sermons, les psaumes ruisselèrent en même temps que l’ale, le cidre, le vin, l’eau-de-vie, et où l’on vit au pied de la chaire, disent quelques autorités plus ou moins suspectes, rôtir un bœuf tout entier. Un daim, tué à vingt milles de là, emplissait de sa carcasse désossée les flancs d’un immense pâté. Tout le reste était à l’avenant ; et la nouvelle maison vomissait par son immense cheminée, avec l’épaisse fumée des cuisines, un parfum de viandes et de poissons assaisonnés d’herbes odoriférantes parmi lesquelles l’ognon jouait un rôle prédominant. Ses puissantes émanations constituaient à elles seules l’appel le plus énergique ; aussi Maule’s-lane ou Pyncheon-street, — il était maintenant plus honnête de l’appeler ainsi, — fut envahie, à l’heure dite, comme eût pu l’être le chemin d’un nouveau temple. Les nombreux convives, à mesure qu’ils arrivaient, mesuraient de l’œil l’imposant édifice qui désormais allait prendre rang parmi les demeures humaines. Un peu en deçà de l’alignement, plutôt par orgueil que par modestie, il s’offrait aux regards de tous, avec sa façade ornée de figures étranges où la fantaisie gothique s’était laissée aller à ses inspirations les plus grotesques, et qui n’en ressortaient que mieux, moulées dans le plâtre brillant dont la charpente en bois était partout revêtue, mélange de chaux, de petits cailloux et de morceaux de verre. Les Sept Pignons de tous côtés dressaient leurs flèches aigües ; avec leurs petits carreaux taillés en diamant, les nombreuses croisées à treillis laissaient pénétrer un jour abondant, mais atténué par le relief divers des trois étages qui se surplombaient l’un l’autre et dans les pièces du rez-de-chaussée n’admettaient plus qu’une lumière sobre et discrète ; des globes de bois sculpté marquaient la saillie de chaque étage. De petites flèches de fer, roulées en spirales, décoraient chacun des Sept Pignons. Sur le triangle de celui qui faisait à peu près face à la rue, se trouvait un cadran installé le matin même, et sur lequel le soleil marquait une heure brillante, — suivie, hélas ! de bien des heures obscures.

L’entrée principale, presque aussi large qu’une porte d’église, occupait l’angle en retrait, formé par les deux pignons de la façade ; un porche ouvert l’abritait, sous lequel on avait placé des bancs protégés contre la pluie. Les ministres, les Anciens, les magistrats, les diacres, bref tout ce qu’il y avait d’aristocratie dans la ville ou le comté, se pressaient sous cette porte en arceau. Les classes plébéiennes y affluaient aussi, sans plus de gêne et bien autrement nombreuses. Sous le vestibule, cependant, se tenaient deux domestiques qui tantôt dirigeaient les convives du côté de la cuisine, tantôt les menaient vers les appartements de cérémonie, gardant à tous un accueil hospitalier, mais ayant soin de maintenir la différence des rangs. Il était d’ailleurs facile, à cette époque, de discerner le gentleman du travailleur. Les vêtements de velours, sombres, mais riches, les cols et les manchettes aux plis empesés, les gants chargés de broderies, les barbes vénérables, le port majestueux des hommes investis d’une autorité quelconque, ne permettaient pas de les confondre soit avec le laboureur habillé de cuir, soit avec l’ouvrier habillé de bure qui se glissaient, ébahis, dans cette maison à la construction de laquelle tous deux peut-être avaient mis la main.

Quelques-uns des visiteurs les plus pointilleux commençaient pourtant à s’inquiéter d’une circonstance passablement malheureuse. Le maître de cet hôtel imposant, — renommé pour la courtoisie scrupuleuse et quelquefois gênante qu’il déployait ordinairement, — aurait dû se trouver sous le vestibule et offrir la première bien-venue à tous les éminents personnages accourus avec le désir de lui faire honneur. Pourtant il était encore invisible. Ses hôtes les mieux traités ne l’avaient pas aperçu. Pareille négligence, de la part du colonel Pyncheon, devint plus difficile à expliquer lorsque le second dignitaire de la province vint à paraître sans obtenir un accueil plus cérémonieux. Bien que la visite du lieutenant-governor fût une des gloires prévues de cette journée mémorable, il était descendu de son cheval, et après avoir aidé sa femme à quitter la selle, il avait même franchi le seuil du colonel sans autre salut que celui du domestique en chef.

Ce personnage, — vieillard à tête grise dont les dehors étaient les plus respectueux du monde, — jugea indispensable d’expliquer que son maître n’avait pas encore quitté le cabinet de travail où il s’était retiré depuis près d’une heure en témoignant le désir de n’être dérangé sous aucun prétexte.

« Vous voyez bien, camarade, dit le Haut-Shériff du comté, prenant à part le fidèle domestique, qu’il ne s’agit de rien moins que du Lieutenant-Gouverneur. Appelez immédiatement le colonel Pyncheon !… Je sais qu’il a reçu ce matin des lettres d’Angleterre, et qu’il a pu passer une heure à les parcourir sans trop prendre garde au temps qui s’écoulait. Mais il vous en voudrait, j’en suis certain, si vous le laissiez à son insu négliger les égards qui sont dus à l’un de nos principaux fonctionnaires, à celui qui, en l’absence du Gouverneur représente, peut-on dire, le roi Guillaume… Avertissez votre maître à l’instant même ! »

— Sauf votre respect, je n’en ferai rien, répondit cet homme très-perplexe, mais avec une timidité qui dénonçait éloquemment le despotisme domestique du colonel Pyncheon. Les ordres de Monsieur étaient tout à fait stricts et comme votre Honneur doit le savoir, il ne laisse rien à l’interprétation de ceux qui le servent… Ouvre cette porte qui voudra !… Je ne m’en chargerai pas, dût le Gouverneur lui-même m’en donner l’ordre formel.

— Allons, allons, Haut Shériff, s’écria le Lieutenant-Gouverneur aux oreilles duquel cette discussion était parvenue, et qui se sentait un assez grand personnage pour faire bon marché de l’étiquette ; je me chargerai maintenant de l’affaire… Il est temps que le bon colonel vienne recevoir ses amis ; sans cela nous serions enclins à le soupçonner d’avoir comparé avec trop de zèle, et une dégustation trop fréquente, les tonneaux de vin des Canaries qu’il veut mettre en perce pour la satisfaction de ses hôtes… Et puisqu’il est si fort en retard, c’est moi qui me charge de le rappeler à ses devoirs… »

En conséquence, faisant gémir les escaliers neufs sous les semelles épaisses de ses bottes à l’écuyère, il marcha vers la porte que le domestique avait désignée, et dont les panneaux vibrèrent sous un choc énergique. Se détournant ensuite pour sourire aux spectateurs, l’important personnage attendit une réponse, et comme il n’en venait aucune, il frappa de nouveau d’une main tout aussi peu discrète, mais sans plus de résultat que la première fois. Alors, doué d’un tempérament quelque peu irritable, le Lieutenant-Gouverneur se servit de la lourde poignée de son épée pour en battre la porte à coups redoublés : — « Il y a là de quoi réveiller un mort, » se disaient tout bas quelques-uns des spectateurs. Pourtant le colonel Pyncheon semblait peu curieux de renoncer à son sommeil. Quand le bruit cessa, il se fit par toute la maison un silence profond, effrayant, fatidique, bien que plusieurs des convives se fussent déjà déliés la langue, au moyen d’un ou deux verres de bon vin obtenus à la dérobée.

« Sur ma parole, voilà qui est bizarre ! s’écria le Lieutenant-Gouverneur dont le sourire commençait à grimacer… Mais puisque notre hôte donne le bon exemple d’un si parfait sans gêne, j’en profiterai pour prendre la liberté de le déranger ! »

Il poussa la porte qui céda sous sa main, et qu’une soudaine bouffée de vent ouvrit tout grande avec une espèce de bruyant soupir. Arrivant du portail extérieur, elle faisait frissonner les robes de soie, dérangeait l’économie des perruques bouclées, soulevait en passant les rideaux de fenêtre ou de lit, et mêlait à tout ce mouvement je ne sais quel ordre impérieux de faire silence. Pour cette fois, l’assistance toute entière se sentait sous le coup d’une sorte de demi-terreur, dont personne n’aurait pu expliquer l’origine ou le sujet.

Malgré tout, la foule assiégeait la porte maintenant ouverte, et l’élan de la curiosité générale poussa le Lieutenant-Gouverneur à l’intérieur de la chambre. Au premier coup d’œil, rien d’extraordinaire : le cabinet, de dimension moyenne et meublé avec un certain luxe, était obscurci par d’épais rideaux. Sur les rayons, des livres ; une grande carte fixée au mur, et tout à côté, un portrait du colonel Pyncheon au-dessous duquel l’original lui-même était assis, dans un grand fauteuil de chêne, la plume à la main. Des lettres, des parchemins, quelques feuilles de papier blanc s’éparpillaient devant lui sur la table. Il semblait regarder la foule des curieux en avant de laquelle se trouvait le Lieutenant-Gouverneur, et sur sa figure brune, aux traits massifs, était inscrite l’expression d’un mécontentement irrité. On eût dit qu’il allait prendre la parole pour quelque remontrance sévère, motivée par un empiétement si peu excusable sur le droit qu’il avait de rester seul.

Un petit garçon, — dont le colonel était le grand-père et qui, seul de toute la maison, osait parfois se familiariser avec lui, — vint alors à se frayer un chemin parmi les convives, et prit sa course vers la figure assise ; mais s’arrêtant à mi-chemin, il se prit à pousser des cris de terreur. L’assistance, dans les rangs de laquelle passa aussitôt un frisson contagieux, fit quelques pas en avant, et on s’aperçut alors que dans le regard fixe du colonel Pyncheon, il y avait une déviation peu naturelle ; — que sa manchette était souillée de sang, — et que sa barbe grise en était comme saturée. Tout secours désormais était tardif. Le Puritain au cœur de bronze, ce persécuteur impitoyable, cet homme avide et obstiné venait de quitter la vie. Dans sa maison à peine terminée, on le trouvait mort !… Une tradition dont nous ne parlons que pour indiquer les tendances superstitieuses de cette époque, veut qu’une voix se soit élevée alors du sein de la foule, — une voix pareille à celle du vieux Matthew Maule, de ce « sorcier » voué au dernier supplice, — et que cette voix ait prononcé les paroles suivantes : « Dieu lui a donné du sang à boire ! »

Ainsi donc l’hôte abhorré qui trouve toujours à s’introduire tôt ou tard dans chaque demeure humaine, — la Mort — n’avait pas attendu plus de quelques heures pour franchir le seuil de la Maison aux Sept Pignons.

La fin soudaine et mystérieuse du colonel Pyncheon fit beaucoup jaser, dans le temps. Maintes et maintes rumeurs, dont quelques-unes sont vaguement arrivées jusqu’à nous, signalèrent certaines apparences qui laissaient pressentir une mort violente ; sur le cou du défunt des traces de doigts ; — sur sa manchette empesée l’empreinte d’une main sanglante ; — sa barbe pointue était éparse comme si elle eût été saisie et violemment tirée. On affirma de plus qu’auprès du fauteuil du colonel la fenêtre était ouverte, et que, peu de minutes avant le fatal événement, on avait vu, derrière la maison, grimper un inconnu par-dessus la muraille du jardin. Mais il serait absurde d’attacher beaucoup d’importance à de pareils récits, reproduits fatalement après tout incident du même genre, et destinés dans certains cas à se perpétuer d’une manière étrange, pareils à ces variétés du genre fungus qui marquent durant des années et des années, la place où un arbre abattu par le vent, s’est peu à peu réduit en poussière. Pour nous, autant aimerions-nous croire à ces fables qu’à celle de cette « main de squelette » que le Lieutenant-Gouverneur avait vue, disait-on, serrer le gosier du colonel, mais qui s’évanouit tout à coup, lorsque le magistrat eut fait quelques pas dans la chambre. Ce qui est plus certain, c’est que sur le corps du défunt, les médecins se consultèrent longtemps et se querellèrent à outrance. L’un d’eux, — qui, paraît-il, était un homme de talent, — soutint, si nous avons bien compris sa rédaction hérissée de mots savants, que c’était là une bonne et belle attaque d’apoplexie.

Chacun de ses confrères adopta quelque autre hypothèse plus ou moins plausible. Toutes étaient enveloppées de formules mystérieuses dont nous devons penser que les érudits ne s’effarouchaient pas, mais qui n’en jettent pas moins le lecteur moderne dans des perplexités fort singulières. Il y eut sur le cadavre une enquête de jurés, présidée par le coroner, et les citoyens bien avisés rendirent un verdict à l’abri de toute attaque. — Le colonel, disaient-ils, avait été enlevé par une mort soudaine.

Il est difficile de penser qu’on ait sérieusement suspecté un meurtre et qu’on ait voulu y impliquer tel ou tel personnage, spécialement désigné comme ayant pu le commettre. Le rang, la richesse, l’éminence du défunt auraient en pareil cas motivé les recherches les plus sévères. Et comme on n’en saurait trouver trace, il est fort à croire que ces recherches n’ont pas eu lieu. La tradition est et demeure responsable de tous ces bruits contradictoires. Dans l’Oraison funèbre du colonel Pyncheon, qui fut alors imprimée et subsiste encore, le prédicateur énumère, — parmi les nombreuses bonnes chances que son noble paroissien avait rencontrées dans la vie, — l’heureuse opportunité de sa mort. « Il avait rempli tous ses devoirs, atteint le plus haut degré de prospérité, assis sur des bases stables l’avenir de sa race et assuré à ses descendants un abri séculaire ; — comment ce brave homme pouvait-il monter plus haut si ce n’est au moyen de ce pas décisif, qui du sommet de la prospérité terrestre le menait aux portes dorées du Paradis ?… » Le pieux ecclésiastique n’aurait certainement pas articulé des paroles semblables, s’il eût soupçonné le moins du monde que le colonel eût passé dans un monde meilleur grâce à l’intervention d’une main meurtrière.

Quand mourut le colonel Pyncheon, sa famille semblait promise à la prospérité la plus durable que puisse laisser espérer l’instabilité inhérente aux destinées humaines. Le progrès des ans devait, selon toute apparence, accroître et développer leur fortune plutôt que l’user et la détruire. Effectivement son fils héritait — en sus du riche domaine qui lui était immédiatement acquis, — les droits résultant d’un acte d’achat passé avec les tribus Indiennes, et confirmé depuis par une concession de la General-Court, sur une vaste étendue de terres situées à l’Est, et qu’on n’avait encore ni explorées ni soumises à un cadastre quelconque. Ces propriétés, qu’on pouvait presque regarder, d’ores et déjà, comme sujettes à une revendication immédiate, comprenait la plus grande portion de ce qu’on appelle aujourd’hui le comté Waldo dans l’État du Maine : bien des duchés, bien des territoires conférant à leurs possesseurs les droits régaliens, ne sont pas, en Europe, d’une étendue plus considérable. Lorsque l’impénétrable forêt qui recouvrait encore cette principauté sauvage ferait place, — comme cela ne pouvait manquer après un temps plus ou moins long, — à l’opulente fertilité que produit le travail humain, — il y avait là, pour les générations issues du sang des Pyncheon, une source de richesses incalculables. Si le colonel avait vécu seulement quelques semaines de plus, il est probable que sa grande influence politique et les relations puissantes qu’il avait parmi les autorités locales comme parmi les membres du gouvernement, l’auraient mis à même de compléter toutes les formalités nécessaires pour faire valider à jamais ses prétentions déjà bien assises. Mais, — n’en déplaise à l’oraison funèbre, — c’était là précisément ce qu’avait négligé le colonel Pyncheon, si prévoyant et si sagace qu’il fut d’ailleurs. Dans l’intérêt de sa richesse future, il mourut évidemment trop tôt. À son fils ne manqua pas seulement l’éminente position du père qu’il venait de perdre, mais aussi le talent, la force de caractère grâces auxquels celui-ci l’avait acquise. L’héritier ne put donc mettre l’intérêt politique au service de ses intérêts privés ; et la justice, pour mieux dire, la légalité des prétentions qu’il avait à faire valoir ne parurent pas à beaucoup près aussi clairs après la mort du colonel que lorsqu’il vivait encore. Dans la série des témoignages invoqués à l’appui du titre principal, un anneau se trouva manquer tout à coup, on ne sait comment, et ne put se retrouver nulle part.

Les Pyncheon, il est vrai, — non-seulement alors, mais à divers reprises dans le cours des cent années qui suivirent, — s’étaient efforcés d’obtenir ce qu’ils persistaient obstinément à regarder comme leur bien propre. Par malheur, à mesure que le temps s’écoulait, le territoire contesté avait été en partie l’objet de nouvelles concessions faites à des individus plus favorisés, et en partie défriché, occupé par des pionniers qui s’y étaient formellement établis. Ces derniers, en supposant qu’on leur eût parlé du titre invoqué par les Pyncheon, eussent trouvé très-ridicule une prétention basée sur la possession de quelques parchemins moisis sur lesquels se lisaient à grand’peine les noms presque effacés de certains gouverneurs ou législateurs morts et oubliés depuis longtemps ; il leur eût semblé fort étrange de se voir enlever, de par ces lambeaux de vélin, les terres que leurs pères ou eux, à force de travail, avaient su arracher aux mains de la nature sauvage. Ce droit impalpable ne produisit donc rien de plus, à la longue, qu’une chimérique illusion dont se bercèrent tour à tour les Pyncheon de chaque génération successive, et qui leur faisait attacher une importance exagérée à leurs relations de famille. Cette illusion caractéristique donnait, au plus pauvre individu de leur race, le sentiment d’une sorte de descendance aristocratique et l’idée qu’il pourrait quelque jour en soutenir l’éclat à l’aide d’une opulence princière. Chez les meilleurs rejetons de l’antique famille, cette particularité mêlait une grâce idéale aux dures nécessités de la vie humaine, sans altérer en eux aucune des qualités vraiment essentielles. Son effet, chez les autres, était de favoriser leur penchant à l’inertie, de leur désapprendre à compter sur eux-mêmes, et de les réduire, victimes passives d’une espérance nuageuse, à la vaine attente du jour où leur songe deviendrait une réalité. Bien des années après que leur prétention fut tombée dans l’oubli public, les Pyncheon consultaient encore l’ancienne carte du colonel, tracée à l’époque où le comté Waldo n’avait pas cessé d’être un désert. Aux endroits où l’ancien agent du cadastre indiquait des bois, des lacs, des rivières, ils s’amusaient à marquer les grands espaces défrichés, à pointer les villages et les villes, et à calculer la valeur toujours croissante du territoire — comme s’ils avaient encore la perspective de se voir assigner un jour cette magnifique principauté.

Il n’était guère de génération, cependant, où ne se rencontrât quelque représentant de la famille, doué de ce bon sens pénétrant, de cette pratique énergie qui distinguaient à un degré si remarquable le fondateur de cette race. On retrouvait son caractère dans certains membres de sa postérité, aussi distinctement que si le colonel lui-même, tant soit peu diminué, — tant soit peu délayé pour ainsi dire, — eût reçu le don d’une immortalité intermittente. À deux ou trois époques différentes, alors que les chances de la famille semblaient au plus bas, on avait vu paraître ce représentant des qualités héréditaires, et on avait entendu, parmi les compères et les commères de la cité, — dépositaires nés des traditions municipales, — circuler ces murmures significatifs : « Voilà le vieux Pyncheon qui revient ! On va remettre à neuf la charpente des Sept-Pignons ! » De père en fils, effectivement, ils s’attachaient avec une singulière ténacité à la demeure de leurs ancêtres. Quelques raisons, cependant, — ou pour mieux dire quelques impressions trop légèrement fondées pour qu’il les consigne ici, — font penser à l’auteur de ce récit que parmi les propriétaires successifs du domaine en question, un assez grand nombre, si ce n’est la plupart, furent assiégés de scrupules, quant au droit moral qu’ils avaient de le retenir. Légalement parlant, aucun doute ne pouvait être soulevé ; mais le vieux Matthew Maule, — on a tout lieu de le craindre, — voyagea longtemps après sa mort, posant à chaque pas sur la conscience d’un Pyncheon un pied qui n’avait jamais passé pour léger. S’il en est ainsi, nous avons à résoudre une question grave ; celle de savoir si chacun des héritiers du domaine, ayant conscience du tort commis et manquant à le réparer, ne commettait pas à nouveau le crime de son ancêtre et n’en devenait pas responsable à son tour.

En admettant que cela soit, au lieu de dire que les Pyncheon héritaient d’une grande fortune, ne faudrait-il pas se servir d’une expression directement opposée ?

Ainsi que nous l’avons déjà laissé entendre, nous ne nous proposons nullement de raconter l’histoire de la famille Pyncheon dans ses rapports interrompus avec la Maison aux Sept Pignons. Il nous faudrait pour cela un grand miroir, d’aspect assez terne, suspendu dans l’une des chambres, et qu’on disait renfermer dans ses profondeurs toutes les ombres qu’il avait tour à tour réfléchies, — le vieux colonel lui-même et ses nombreux descendants, — les uns à l’état de marmots séculaires, les autres dans tout l’éclat de la beauté féminine ou virile, et ceux d’entre eux qui vécurent longtemps, couverts des rides que la froide vieillesse imprime sur les fronts blanchis. On disait de ce miroir mystérieux, — et sur quel fondement, nous ne le savons, — que la postérité de Matthew Maule avait avec lui des rapports pour ainsi dire mesmériques, et pouvait y faire apparaître les Pyncheon défunts, non tels qu’ils s’étaient montrés au monde, ni aux époques où ils avaient été bons et heureux, mais occupés à quelque œuvre mauvaise ou subissant la crise de quelque amer chagrin. On voit que l’imagination populaire s’était emparée pour longtemps de cet épisode dramatique où le vieux puritain Pyncheon et le sorcier Maule avaient joué les rôles principaux ; on voit que le souvenir vivait, de cet anathème que le dernier avait jeté du haut de l’échafaud, et qu’on en avait fait, circonstance importante, une portion de l’héritage Pyncheon. Si quelqu’un de la famille, éprouvant un léger embarras du gosier, venait à éclaircir sa voix par une toux volontaire, il arrivait souvent qu’on entendait dire tout bas, par quelqu’un de ses auditeurs, — et moitié sérieusement, moitié pour rire : « C’est le sang de Maule qui le prend à la gorge ! » La mort soudaine de l’un des Pyncheon, survenue il y a près d’un siècle dans des circonstances analogues à celles qui avaient marqué le trépas du colonel, ajoutaient à l’opinion reçue un surcroit de probabilités. Et enfin on regardait comme suspect et de mauvais augure ce fait que le portrait du colonel Pyncheon, en vertu d’une des clauses de son testament, demeurât accroché aux murs de la chambre où il avait péri. Ses traits sévères, qui symbolisaient une inflexible, une dangereuse influence, semblaient la perpétuer en ce lieu et empêcher qu’aucune bonne pensée y pût jamais fleurir. Y a-t-il une superstition, — nous ne le croyons pas — dans cette idée (traduite ici par une image) que le fantôme d’un ancêtre défunt peut être condamné à devenir le Mauvais Génie de la famille, ce qui serait alors une partie du châtiment infligé au coupable.

Pour abréger, les Pyncheon vécurent pendant près de deux siècles au sein d’une communauté sobre, réservée, tranquille, attachée à ses foyers, dont ils prirent le caractère général, mêlé chez eux à une originalité bien marquée. Sous ce rapport ils étaient encore de leur ville où l’on trouve, dit-on, des individus plus singuliers, et çà et là des incidents plus étranges qu’il n’est aisé d’en rencontrer partout ailleurs. Pendant la Révolution, le chef de la famille, ayant pris parti pour la cause royale, fut quelque temps émigré ; mais il se repentit, et reparut à temps pour empêcher la Maison aux Sept Pignons d’être confisquée. Ensuite se produisit l’incident le plus tragique qu’on ait eu à inscrire dans les annales de la race dont nous parlons ; la mort violente d’un de ses membres, tombé, — ce fut du moins l’opinion générale, — sous les coups d’un autre Pyncheon, à la fois son neveu et son meurtrier. Il fut jugé, il fut même reconnu l’auteur de ce crime ; mais pour un motif ou l’autre, et peut-être à raison de l’influence politique dont ses parents jouissaient, — considération plus puissante sous un régime républicain qu’elle ne l’eût été dans un état monarchique, — le criminel vit commuer sa sentence de mort contre une captivité perpétuelle. Cette tragique affaire était arrivée environ trente ans avant le moment où commence notre récit. Depuis, le bruit avait circulé (peu de personnes y ajoutaient foi, une ou deux seulement s’en préoccupaient beaucoup) que cet homme, longtemps enfermé, devait bientôt sortir, pour des raisons assez vaguement formulées, de l’espèce de tombe où il achevait sa vie.

Nous devons placer ici quelques mots touchant la victime de ce meurtre maintenant oublié. C’était un vieux garçon, possesseur d’une grande fortune, en sus de la maison et du domaine qui constituaient les débris de l’antique héritage. Sous l’empire d’une humeur singulière et mélancolique, — adonné d’ailleurs au goût des vieux parchemins et des vieilles traditions, — il en était venu à se convaincre que Matthew Maule, le sorcier, avait été traîtreusement dépouillé de sa demeure et peut-être de sa vie. Ceci étant, puisqu’il se trouvait en possession du bien mal acquis, puisque ses richesses avaient comme un parfum de sang qui révoltait sa conscience, la question se présentait de savoir si, après tant d’années, il ne devait pas regarder comme un impérieux devoir de restituer à la postérité de Maule les biens dont elle était injustement privée… Aux yeux d’un antiquaire, un siècle et demi ne constitue pas un laps de temps si long qu’il puisse amener la prescription du droit, et d’un bien volé faire une propriété légitime. Ses plus intimes connaissances ont toujours cru que ce bizarre personnage aurait restitué à l’héritier de Matthew Maule la fameuse Maison aux Sept Pignons, sans l’espèce de tumultueuse révolte que ce projet, soupçonné par eux, suscita parmi les Pyncheon. Leurs efforts aboutirent à lui faire ajourner sa résolution ; mais on craignait qu’il n’accomplît, une fois mort, au moyen de son testament, ce qu’on l’avait empêché de faire pendant sa vie. Peut-être ne se fiait-on pas assez à la puissance de ces liens de famille qui enchaînent surtout les volontés de l’homme prêt à mourir, et lui font, dans la distribution de ses richesses, préférer ses proches les plus indifférents à ses amis les plus chers. Chez tous les Pyncheon, ce sentiment avait une intensité maladive : il domina les consciencieux scrupules du vieux célibataire. — Après sa mort, en conséquence, l’hôtel de famille ainsi que la plus grande partie du reste de sa fortune, passa dans les mains de son héritier légal.

Celui-ci était un neveu, et le cousin du malheureux jeune homme reconnu coupable du meurtre de son oncle. Le nouvel héritier, jusqu’à l’époque où cette fortune lui échut, avait généralement passé pour un dissipateur ; mais il se corrigea tout aussitôt, et regagnant rapidement ses titres à l’estime publique, prit dans le monde une position plus éminente que n’en avait occupé aucun des Pyncheon, depuis la mort de l’ancêtre puritain auquel leur nom devait son principal éclat. Appliqué de bonne heure à l’étude des lois, et doué de ce naturel à part qui marque un homme pour les emplois publics, il avait obtenu, depuis déjà bien des années, dans quelque tribunal inférieur, un grade qui lui conférait à jamais le titre imposant de Juge. Plus tard, il s’était mêlé de politique, et jouant un rôle considérable dans l’une et l’autre branche de la législature d’État, il avait pris place au Congrès pendant une ou deux sessions. Le juge Pyncheon était évidemment l’honneur de sa race. À quelques milles de sa ville natale, il s’était bâti une maison de campagne où il passait tout le temps que lui laissait le service public, et où maint journal le représentait, à la veille de chaque élection, comme « menant la vie la plus hospitalière et la plus vertueuse, dans l’exercice de tous les devoirs qui constituent le vrai chrétien, le citoyen zélé, l’horticulteur modèle et le gentleman accompli. »

Le Juge avait fort peu de parents qui se pussent réchauffer au soleil de sa prospérité. Depuis quelque temps, la race des Pyncheon avait cessé de multiplier dans les proportions ordinaires ; on eût pu croire qu’elle allait s’éteignant. Les seuls membres de la famille dont l’existence fût connue, étaient d’abord le Juge lui-même, puis un fils unique à lui, qui, pour le moment, voyageait en Europe ; — venaient ensuite le prisonnier trentenaire auquel nous avons déjà fait allusion et une sœur de ce malheureux, laquelle menait une existence très-retirée dans la Maison aux Sept Pignons, où le testament du vieux garçon lui avait ménagé un droit de jouissance viagère. On la regardait comme excessivement pauvre, et il semblait qu’elle s’entêtât à le demeurer, d’autant plus que son riche cousin, le Juge, lui avait offert à plusieurs reprises, sans pouvoir les lui faire accepter, toutes les commodités de la vie, soit qu’elle voulût en jouir dans le vieil hôtel, soit qu’elle consentît à venir habiter la moderne résidence qu’il s’était construite. La dernière et la plus jeune des Pyncheon était une petite paysanne de dix-sept ans, fille d’un autre cousin du Juge, lequel ayant épousé une personne sans naissance et sans biens, était mort ensuite de très-bonne heure et dans une situation assez misérable. Sa veuve s’était remariée tout récemment.

Quant à la postérité de Matthew Maule, on la supposait éteinte maintenant et à jamais. Les Maule, cependant, avaient longtemps continué à résider dans cette ville où leur ancêtre, le prétendu sorcier, avait subi une mort si injuste. À les juger sur l’apparence, c’étaient des gens tranquilles, probes, bien intentionnés, ne gardant rancune ni aux individus ni au public pour le tort qui leur avait été fait ; si du moins dans l’intimité du foyer, ils se transmettaient l’un à l’autre, de père en fils, quelque souvenir hostile, — relativement au sort de leur aïeul, à leur patrimoine perdu, — jamais il n’en était publiquement question, et jamais ce souvenir ne semblait inspirer aucun de leurs actes. Peut-être avaient-ils oublié que la Maison aux Sept Pignons appuyait sa charpente massive sur un sol qui leur appartenait légitimement. Le rang assigné, la richesse acquise ont quelque chose de si stable en apparence, et de si important, qu’ils semblent puiser leur droit d’existence dans leur existence même ; au moins y a-t-il là si merveilleuse contrefaçon d’un droit, que bien peu d’hommes, parmi les pauvres et les humbles, se trouvent assez de force morale pour la mettre en question, même dans le secret de leurs pensées. S’il en est ainsi maintenant, après que tant de préjugés antiques ont été abolis, c’était encore bien autre chose dans les temps antérieurs à la Révolution, alors que l’aristocratie pouvait impunément afficher ses dédains, alors que leur abaissement suffisait aux classes inférieures. Les Maule, donc, pour un motif ou pour un autre, gardaient au fond de leur âme les ressentiments qu’ils pouvaient éprouver encore. En général, ils étaient pauvres ; toujours plébéiens et perdus dans la foule ; travailleurs assidus, mais mal récompensés ; tantôt marins, tantôt porte-faix sur les quais, vivant çà et là par la ville, dans de misérables garnis, et finalement à l’hôpital, séjour obligé de leur vieillesse. Enfin, après avoir longtemps et obscurément côtoyé l’abîme ténébreux, ils y avaient disparu pour tout de bon, ainsi qu’il arrive infailliblement tôt ou tard aux familles de mendiants comme aux races princières. Depuis trente années on ne retrouvait aucune trace de la postérité de Matthew Maule, ni dans les archives municipales, ni sur les ardoises du cimetière, ni au bureau de poste, ni dans la mémoire des hommes. Peut-être le sang de cette race coulait-il encore ailleurs ; mais dans la ville même dont il avait si longtemps arrosé les bas-fonds, l’humble ruisseau semblait tari.

On avait toujours parlé de leur réserve héréditaire, comme d’un trait distinctif qui les mettait à part du reste des hommes, et traçait autour d’eux une espèce de cercle magique impénétrable à leurs compagnons de travail, vainement attirés au début par des dehors assez francs et assez obligeants. C’était peut-être cette indéfinissable particularité qui, les isolant de toute aide humaine, les avait voués à une infortune si constante ; elle contribuait du moins, ceci est certain, à rendre durables ces sentiments de répugnance et de terreur superstitieuse qui constituaient leur unique héritage, et qui, chez les gens de la ville, survécurent à l’absurde croyance d’où ils étaient issus. Le manteau déchiré du vieux Matthew Maule semblait, comme celui du Prophète hébreu, tombé sur les épaules de ses enfants. On les croyait presque investis de quelques attributs mystérieux ; on accordait à leurs regards une fascination singulière. Entre autres privilèges, fort peu profitables, on leur assignait spécialement celui d’exercer sur les rêves d’autrui une fantastique influence. À prendre au sérieux tous les récits qui couraient sur leur compte, les Pyncheon, si altiers qu’ils se montrassent pendant le jour dans les rues de leur cité natale, devenaient les humbles serfs de ces Maule si plébéiens pendant les heures de nuit, où le sommeil, qui égalise les rangs, bouleverse les idées. Au lieu de rejeter, comme absolument fabuleuses, les prétendues nécromancies, la psychologie moderne ferait peut-être mieux de tenter quelques efforts pour les réduire en système.

Parlons maintenant, pour en finir avec cette espèce de prologue, de la Maison aux Sept Pignons, telle qu’on la voit aujourd’hui. La rue où elle dresse ses vénérables flèches, a depuis longtemps cessé d’appartenir au quartier fashionable de la ville. On s’en aperçoit à l’aspect vulgaire des habitations qui entourent le vieil édifice. Cette rue ayant été élargie il y a quelques quarante ans, la façade se trouve ramenée à l’alignement voulu. Mais la projection du second étage donne à la maison je ne sais quelle physionomie méditative, indiquant les secrets qu’elle garde, les nombreux incidents qu’elle pourrait offrir au moraliste comme sujet de ses observations. Dans ses murs vieillis dont le plâtre s’émiette et laisse voir le bois des charpentes, en chêne blanc, tant d’hommes ont vécu, il a passé tant de misères et tant de joies, que les poutres massives elles-mêmes semblent comme imbibées de cette substance qui fait le cœur humain. On pourrait dire également de la maison qu’elle est une espèce de cœur aux proportions gigantesques, ayant sa vie propre et plein de réminiscences éclatantes ou sombres.

Devant la porte, juste au bord d’un trottoir sans pavés, avait grandi l’Orme-Pyncheon qui, par rapport aux autres arbres de son espèce, pouvait être qualifié de géant. Planté par un arrière-petit-fils du premier Pyncheon, il conserve encore, bien qu’âgé de quatre-vingt ans et plus, sa puissante maturité ; son ombre se projette sur toute la rue ; il domine les Sept Pignons et, de son feuillage traînant, balaye la totalité du toit noirci. Un reflet de sa beauté tombe sur le vieil édifice, et semble faire de lui une œuvre de nature. À droite et à gauche s’étend une barrière de bois fort délabrée, à travers les interstices de laquelle s’entrevoit une cour envahie par l’herbe, et où croissent, surtout à l’angle du bâtiment, des bardanes énormes. Derrière la maison un jardin, jadis assez vaste, mais limité depuis, et encombré par les constructions d’une rue voisine. N’oublions, pour achever le tableau, ni la mousse verte accumulée sur les reliefs des croisées et sur les pentes du toit, ni un groupe de fleurs, venues on ne sait comment à peu de distance de l’énorme cheminée et au point de rencontre de deux pignons. On les appelle « le Bouquet d’Alice ». La tradition veut, en effet, qu’une certaine Alice Pyncheon ait jeté là, par manière de plaisanterie, une poignée de graines, fertilisées depuis par la poussière de la rue et les détritus du toit, alors qu’Alice était déjà couchée au fond de la tombe. Quelle que fût l’origine de ces fleurs, on ne remarquait pas sans un intérêt à la fois triste et doux cette adoption que la nature semblait avoir faite de la vieille maison rouillée, délabrée, désolée, de la famille Pyncheon, et la peine que chaque été semblait se donner pour la revêtir d’une beauté nouvelle.

Un autre trait fort essentiel, mais qui va peut-être porter dommage à l’effet poétique de notre esquisse, c’est que, dans le pignon de la façade, à l’ombre de ce second étage projeté en avant, et de plain pied, sur la rue, se trouvait une porte de boutique horizontalement coupée au milieu, et dont une fenêtre formait le compartiment supérieur, suivant une mode fréquemment adoptée pour certains bâtiments d’ancienne date. Cette porte de boutique avait été pour l’habitante actuelle du majestueux hôtel Pyncheon, — et aussi pour quelques-uns de ses prédécesseurs, — une occasion de mortifications assez vivement ressenties. J’aborde ici un sujet délicat, mais puisque après tout, je ne puis le céler au lecteur, je lui laisserai entendre qu’il y a quelques cents ans, le chef de la famille Pyncheon se trouva aux prises avec de sérieuses difficultés financières. Cet individu (qui se qualifiait de gentleman) s’était sans doute frauduleusement faufilé dans une si noble lignée ; car, au lieu de demander une place au Roi ou à son représentant, au lieu de poursuivre ses droits héréditaires sur les territoires de l’Est, il ne vit rien de mieux à faire, pour s’enrichir, que de percer une porte de boutique au front même de sa résidence patrimoniale. À la vérité, les négociants d’alors entreposaient volontiers leurs marchandises dans leur maison, dont ils faisaient ainsi un comptoir ; mais il y avait quelque chose de déplorablement mesquin, pour ce vieux Pyncheon, dans un pareil début commercial ; on se disait tout bas que, « de ses mains à manchettes, il rendait sans hésiter la monnaie d’un shilling et qu’il y regardait à deux fois avant d’accepter un half-penny, pour s’assurer que la pièce était bonne ». Évidemment, par quelque canal qu’il fût arrivé dans ses veines, son sang était celui d’un misérable brocanteur.

Aussitôt après sa mort, la porte de boutique avait été fermée, verrouillée, barrée, et ne s’était sans doute plus ouverte jusqu’à l’époque où se passèrent les faits que nous allons raconter. Le vieux comptoir, les rayons et les autres aménagements du petit magasin étaient demeurés dans l’état où le noble trafiquant les avait laissés. On faisait volontiers courir le bruit que cet Harpagon, une perruque blanche sur la tête, sur le dos un habit de velours déteint, un tablier noué autour de la taille et ses manchettes soigneusement relevées autour de ses poignets, se pouvait entrevoir toutes les nuits, par la fente des volets, fouillant sa caisse ou s’absorbant dans la lecture de son livre-journal aux feuillets jaunis. D’après l’expression d’inexprimable tristesse qui se lisait sur son visage, il avait pour châtiment éternel l’inutile recherche d’une balance impossible.

Ici commence notre récit — et fort humblement, on le va voir.