La Maison aux sept pignons/XII

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 193-208).


XII

Le Photographe.


Il ne faut pas croire que les soins quotidiens réclamés par Clifford absorbassent complétement l’activité de Phœbé. Si tranquille que pût être l’existence à lui faite, toutes les ressources de sa vitalité y suffisaient à peine. Dans cette voie de seconde croissance et de rétablissement où il s’assimilait sans cesse tous les aliments intellectuels qui pouvaient la favoriser, il trouvait chaque jour, malgré son repos apparent, des fatigues immenses, un épuisement rapide. Aussi se retirait-il de bonne heure, et quand il rentrait dans sa chambre à coucher, les rayons de l’Occident y jetaient encore de vives clartés. À partir de ce moment, Phœbé reprenait toute liberté de s’abandonner à ses penchants naturels. Liberté légitime et presque indispensable, car, — ainsi que nous l’avons dit, — les murs de la vieille maison étaient, en quelque sorte, imprégnés de mille influences morbides ; il n’était pas sain de respirer uniquement son atmosphère lourde et malsaine. Pour s’y être emprisonnée trop longtemps, livrée à une seule série d’idées, à une seule affection, à un seul ressentiment, Hepzibah, nonobstant ses précieuses qualités, y était presque devenue folle. L’inertie de Clifford, — on le croira facilement, — le rendait incapable d’aucune action morale sur les êtres de son espèce, si intimes, si exclusives que fussent leurs relations avec lui. Mais il existe entre les créatures d’ici-bas, entre les différentes classes de la vie organisée, une sympathie, un magnétisme plus subtils et plus universels que nous ne le croyons. Une fleur, par exemple, — Phœbé avait pu l’observer elle-même — commençait à se flétrir dans la main de Clifford ou d’Hepzibah bien plus tôt que dans la sienne ; et en vertu de la même loi, si elle eût consacré chaque heure de sa vie à récréer de ses parfums deux esprits malades, sa jeunesse épanouie se serait flétrie et fanée bien plus vite que sur un coeur jeune et heureux. Il lui fallait, sous peine d’une décadence rapide, céder de temps en temps à ces soudaines inspirations qui tantôt l’attiraient vers les prairies au delà du faubourg, tantôt parmi les brises marines courant sur le rivage, tantôt à quelques-uns de ces délassements pleins d’attraits pour les jeunes filles de la Nouvelle Angleterre, — une lecture de métaphysique ou de philosophie, — un panorama de quelques mille mètres, — un concert de virtuoses baroques, — et surtout ces visites aux magasins de la ville, où, pour acheter un ruban, on fait mettre sens dessus dessous quelques douzaines de « rayons. » Sans toutes ces distractions et ces demi-heures furtives, où elle se retirait dans sa chambre pour lire la Bible et songer à sa mère, on l’aurait bientôt vue prendre ces dehors timides et bizarres, cette physionomie émaciée, cet aspect malsain qui semblent prophétiser les longs ennuis d’un célibat forcé, d’une virginité sans espoir.

Même avec ces remèdes accidentels, il se produisait en elle un changement visible, dont quelques symptômes étaient regrettables et dont quelques autres remplacèrent par un charme nouveau le charme perdu. Elle n’était plus si constamment gaie, mais Clifford préférait ses accès de mélancolie à sa perpétuelle gaieté d’autrefois ; elle le comprenait mieux, maintenant, et il arrivait même parfois qu’elle lui interprétait certaines pensées obscures dont il avait en vain voulu se rendre compte. Les yeux de la jeune fille semblaient plus grands, plus noirs, plus profonds. Elle se transformait, et perdant peu à peu la vivacité de l’enfance, devenait de plus en plus une femme complète.

La seule âme un peu jeune avec laquelle Phœbé pût entrer en communion fréquente, était celle de notre photographe. L’isolement où ils vivaient tous les deux avait forcément établi entre eux quelques habitudes familières. En d’autres circonstances, il n’est pas probable qu’ils eussent fait grande attention l’un à l’autre, à moins que leur extrême dissemblance ne fût devenue pour eux un principe d’attraction mutuelle. Au début de leurs relations, Phœbé avait accueilli les prévenances d’Holgrave, prévenances fort peu accentuées d’ailleurs, — avec plus de réserve que n’auraient pu le faire prévoir sa franchise et sa simplicité habituelles. Et maintenant encore, bien qu’ils se rencontrassent presque chaque jour, dans les termes d’une intimité assez affectueuse, elle n’était pas très-sûre de le connaître tout à fait.

Notre artiste, à bâtons rompus, lui avait communiqué quelques détails de sa biographie. Si jeune qu’il fût, elle aurait eu de quoi fournir les éléments d’un nouveau Gil Blas, moins romanesque dans notre société américaine que dans toute autre. Holgrave, ainsi qu’il l’apprit à Phœbé (et non sans en tirer quelque orgueil), ne pouvait se vanter ni de son origine ni de son éducation, à moins de revendiquer ce que la première avait d’excessivement humble, ce que la seconde avait de tout à fait insuffisant. Laissé de bonne heure à sa propre direction, il avait appris, encore enfant, à se passer des autres, et ceci convenait admirablement à l’énergique vouloir dont il était doué par le ciel. Comptant à peine vingt-deux ans (à quelques mois près, qui valent des années dans une vie pareille), il avait déjà été maître d’école dans un village, — préposé aux ventes d’un bazar ambulant, — et en même temps, ou peu après, rédacteur politique d’un journal de province. Plus tard, il parcourait la Nouvelle Angleterre et les États du centre comme colporteur attaché à une manufacture d’eau de Cologne et d’autres essences établie dans le Connecticut. Vers la même époque, et comme entreprise épisodique, il étudiait, il pratiquait l’art du dentiste avec un succès remarquable. Puis, agent surnuméraire à bord d’un bateau poste, il était allé en Europe pour n’en revenir qu’après avoir vu l’Italie, une partie de la France et quelques États allemands. Plus récemment encore, il s’était établi pendant quelques mois dans une communauté fouriériste. Et enfin, — son avant-dernier métier, — il avait publiquement professé le mesmérisme, science pour laquelle il avait des dispositions remarquables ; du moins le dit-il à Phœbé. Il le lui prouva, même, et de la manière la plus satisfaisante, en plongeant dans un profond sommeil le vieux coq d’Hepzibah, tout justement occupé à gratter la terre auprès d’eux.

Son métier actuel n’avait pas à ses yeux d’importance particulière, et ne devait pas, selon toute apparence, le captiver mieux que les précédents. Il l’avait embrassé avec l’insoucieuse bonne volonté d’un aventurier qui chaque jour doit gagner son pain. — Qu’un autre se présentât, plus lucratif et plus attrayant, il lui dirait adieu sans le moindre regret. — Mais ce qu’il y avait de remarquable dans ce jeune homme, et ce qui le recommandera le mieux à l’estime des gens réfléchis, c’est qu’à travers toutes ces vicissitudes et ces transformations, — changeant à chaque instant de séjour, de situation, de costume et d’allures, n’ayant ni séjour fixe ni responsabilité, ne devant rien à l’opinion, rien aux individus, — il n’avait jamais violé en lui l’homme intérieur, jamais porté la moindre atteinte à sa propre conscience. Il était impossible de connaître Holgrave sans lui rendre ce témoignage. Hepzibah s’en était aperçue ; Phœbé le constata bientôt, et lui accorda l’espèce de confiance qu’implique une pareille certitude. Elle n’en était pas moins effarouchée et quelquefois repoussée, — non par aucun doute de sa fidélité aux lois, dont il reconnaissait l’autorité, — mais par un sentiment intime que les lois acceptées par ce jeune homme n’étaient pas celles dont elle-même subissait volontiers le joug salutaire. Il la mettait mal à l’aise, et semblait bouleverser toutes choses autour d’elle, par son manque de respect pour les dogmes établis et les idées reçues, chaque fois que ces dogmes ou ces idées ne pouvaient justifier, à l’instant même, de leurs droits au respect universel.

De plus, elle n’entrevoyait dans son caractère aucun élément affectueux. Il était observateur trop calme et trop froid. Phœbé se sentait fréquemment sous son regard, — rarement, ou jamais, près de son cœur. Hepzibah et son frère, et la jeune fille elle-même, lui inspiraient à peu près le même genre d’intérêt. Il les étudiait avec une attention scrupuleuse, et ne laissait pas échapper le plus léger trait de leurs individualités respectives. Mais en somme, prêt à leur rendre une foule de services, il ne faisait jamais absolument cause commune avec eux, et ne témoignait en aucune façon décisive qu’ils lui devinssent plus chers à mesure qu’il les connaissait davantage. Dans leurs rapports mutuels, il semblait chercher une pâture pour son intelligence plutôt qu’un aliment pour ses facultés aimantes. Phœbé s’efforçait en vain de comprendre ce qui pouvait tant l’intéresser, soit en elle, soit chez leurs hôtes, — puisqu’en somme il ne prenait aucun souci d’eux et leur portait une affection si médiocre.

En causant avec Phœbé, l’artiste ne manquait jamais de la questionner sur la condition mentale de Clifford, qu’il voyait rarement en dehors des réunions du dimanche.

« Parait-il toujours heureux ? lui demandait-il un jour.

— Heureux comme un enfant, répondit Phœbé : mais comme un enfant très-facile à chagriner.

— Et d’où viennent ses chagrins ? demanda Holgrave. Des incidents extérieurs, ou de ses pensées intimes ?

— Est-ce que je le vois penser ? répliqua Phœbé avec une candeur malicieuse… Le plus souvent son humeur change sans qu’on puisse deviner pourquoi. Depuis peu, — c’est-à-dire depuis que je le connais mieux, — je ne regarde plus comme tout à fait légitime de scruter à fond ses accès de mélancolie. La grande douleur qui l’a fait ce qu’il est, a communiqué à son âme une sorte de consécration solennelle. Quand je le vois gai, — quand le soleil brille en lui, — je me permets alors de jeter un regard sur ce que l’astre éclaire, mais jamais au delà… Où l’ombre demeure, la terre est sainte !

— Comme vous rendez bien ce sentiment ! dit l’artiste… Mais si je puis le comprendre, je ne saurais l’éprouver… Avec les occasions dont vous disposez aucun scrupule ne m’empêcherait de jeter ma sonde, aussi loin qu’elle pourrait aller, dans cet abîme que nous offre Clifford.

— Voilà un désir bien étrange de votre part ! remarqua Phœbé presque sans le vouloir… Que vous est le cousin Clifford ?

— Oh ! rien, rien du tout, cela va de soi, répondit Holgrave en souriant… Seulement, nous vivons dans un monde si singulier, si difficile à comprendre !… Plus je le considère et plus il m’embarrasse, et je commence à croire que l’ébahissement de n’importe qui, en face d’un tel spectacle, pourrait servir de mesure à sa sagesse. Les hommes, les femmes — et les enfants aussi — sont de si bizarres créatures que personne ne peut les connaître, ni même, d’après ce qu’ils sont, apprécier exactement ce qu’ils ont être jadis… Le juge Pyncheon !… Clifford !… Quelle énigme complexe, quel problème embrouillé n’offrent-ils pas !… Ils demandent, pour se laisser résoudre, l’intuition sympathique d’une jeune fille. Un simple observateur comme moi (sans intuition d’aucune sorte, et doué tout au plus de quelque subtilité) doit être à peu près certain de faire fausse route. »

La conversation prit ensuite un tour moins ténébreux. Holgrave, malgré sa précoce expérience de la vie, n’avait pas tout à fait perdu cette belle disposition de la jeunesse à voir le monde jeune, lui aussi, participant de cette souplesse et de cette élasticité qui est l’apanage des premières années de l’homme. Il avait beau discourir sagement sur l’antiquité de notre planète, ses pensées, malgré lui, démentaient ses paroles. En nouveau venu qu’il était encore, il envisageait le monde, — ce mauvais sujet à barbe grise, décrépit sans être vénérable, — comme un tendre jouvenceau docile aux leçons, et facilement ramenable à toutes les vertus qu’on doit lui supposer, bien qu’il n’en ait pas encore donné le moindre gage. Il avait en lui ce pressentiment prophétique, — sans lequel il ne vaut pas la peine de naître, et qui rend la mort désirable quand il nous quitte, — à savoir que nous ne sommes pas condamnés à nous traîner éternellement sur la vieille route du Mal et que l’avénement d’une ère meilleure s’est manifesté d’ores et déjà par d’infaillibles symptômes.

Dieu veuille que nous ne vivions pas assez pour donner tort, là-dessus, à notre candide artiste. Au fond, il avait raison ; mais il se trompait en supposant que le siècle présent, — par préférence à n’importe lequel des siècles passés ou des siècles futurs, — est destiné à voir les haillons d’autrefois tout à coup changés en un vêtement neuf, au lieu de se renouveler graduellement par pièces et morceaux. Il se trompait encore en mesurant cette interminable métamorphose à la courte durée de sa petite existence ; — il se trompait surtout en supposant que son hostilité ou son concours pût importer le moins du monde à l’accomplissement de ces grandes fins. Mieux valait pourtant qu’il pensât ainsi. Cet enthousiasme, auquel le calme de son caractère donnait les dehors de la réflexion et de la sagesse, devait maintenir la pureté de ses jeunes années, la hauteur de ses aspirations. Et lorsque plus tard une expérience inévitable viendrait modifier sa foi primitive, ce serait sans amener dans ses sentiments une révolution soudaine et cruelle. — Il continuerait à croire aux destinées toujours plus brillantes de ses semblables, et ne les aimerait peut-être que mieux en les voyant si impuissants à s’émanciper eux-mêmes. — Les efforts humains en effet, si bien qu’ils soient dirigés, ne réalisent jamais qu’une espèce de rêve. À Dieu seul l’élaboration complète des réalités.

Avec mille nobles ambitions — auxquelles ne demeurait pas étrangère la volonté de devenir quelque chose, — avec cette culture incomplète, cette philosophie ébauchée et pleine de brouillards, ce zèle magnanime pour le bien-être de l’homme, et le profond mépris de tout ce que les âges antérieurs ont pu faire dans l’intérêt de ce bien-être ; bref, par tout ce qu’il avait et tout ce qui lui manquait, notre artiste aurait pu servir de type à une nombreuse catégorie de ses hardis compatriotes.

Ce qu’il deviendrait, il n’était pas facile de l’annoncer. Par certaines qualités, il semblait promis au succès ; mais, sur tous les degrés de l’échelle sociale, que de jeunes gens ne rencontrons-nous pas dont il semble que nous puissions espérer merveilles, et dont ensuite il nous arrive de ne jamais plus entendre parler ! Pareils à certains légers tissus, leur lustre et leurs vives couleurs tiennent mal contre le soleil et la pluie ; le premier lavage fait disparaître le faux brillant qui les abusait, eux-mêmes et les autres. N’oublions pas cependant qu’il s’agit d’Holgrave, — non tel qu’il serait plus tard, — mais tel que nous le voyons ce soir-là, sous la tonnelle du jardin Pyncheon, causant avec Phœbé de la manière la plus intime, et sans aucun vestige de cette froideur qu’elle lui avait tant de fois reprochée. Elle possédait à ses yeux le charme d’une onde pure et limpide. Il croyait la connaître telle que Dieu l’avait faite, et la déchiffrer avec aussi peu de peine qu’un livre à l’usage des enfants. Mais ces transparentes natures nous trompent souvent sur leur profondeur ; ces cailloux, que nous distinguons au fond de l’eau, sont plus loin de notre œil que nous ne l’aurions cru. Quoi qu’il en soit, l’artiste, cédant au charme silencieux de Phœbé, déroulait librement devant elle ses plans d’avenir. Peut-être croyait-il se parler à lui-même ; peut-être oubliait-il complétement la personne à laquelle ses propos s’adressaient. Et cependant, si vous les eussiez lorgnés par quelque interstice de la palissade qui, du côté de la rue, fermait le jardin, l’attitude du jeune homme et l’éclat passionné de ses joues auraient pu vous donner à penser qu’il faisait la cour à la jeune fille.

Holgrave en arriva, l’entretien continuant, à dire quelque chose qui le fit questionner par Phœbé sur l’origine de ses relations avec la cousine Hepzibah, et sur les motifs pour lesquels il s’entêtait à loger dans cette vieille maison Pyncheon, si triste et si désolée. Sans lui répondre directement, il abandonna l’avenir qui avait été jusqu’alors le thème de sa harangue, et se mit à parler des influences du passé.

« N’en viendrons-nous jamais, s’écria-t-il, — laissant à la conversation le ton passionné qu’elle avait pris peu à peu, — n’en viendrons-nous jamais à nous délivrer de ce Passé ? il pèse sur le présent comme le cadavre d’un géant défunt. Ou pour mieux dire, Aujourd’hui est un jeune géant, réduit à porter sur ses épaules le cadavre d’Hier, un vieux géant mort depuis longtemps et qui n’aurait droit, en bonne justice, qu’à des funérailles décentes. Ce travail ingrat absorbe toutes ses forces… Réfléchissez un peu, et vous serez étonnée de voir à quel point nous demeurons les esclaves des temps qui ne sont plus, ou, ce qui revient au même, les esclaves de la Mort !

— Mais, fit observer Phœbé, je ne vois pas cela, savez-vous ?

— En ce cas, tâchons d’éclaircir, continua Holgrave. Un mort, s’il n’a pas omis de faire son testament, dispose d’une richesse qui ne lui appartient plus ; s’il a trépassé sans tester, cette richesse est répartie conformément aux notions de certains personnages décédés bien avant lui. Sur tous nos bancs de justice, un mort est assis ; les magistrats vivants ne font que rechercher et répéter ses décisions. Les livres que nous lisons furent écrits par des morts. Nous rions des plaisanteries que nous envoie le tombeau ; nous pleurons des tirades pathétiques tracées pas une main de squelette !… Au physique et au moral, nous avons des maladies qui ont tué bien du monde, et nous mourons des mêmes remèdes à l’aide desquels les médecins défunts ont jadis expédié leurs clients, également défunts !… Nous adorons la divinité vivante suivant les rites et les dogmes, que des morts nous ont laissés !… Dans tout ce que nous cherchons à faire librement, nous rencontrons la main glacée d’un cadavre !… De quelque côté que nous tournions la tête, nos regards rencontrent la face blême d’un mort, et son impassible, son immuable physionomie nous glace le cœur !… Enfin, avant de commencer à exercer sur ce monde qui est notre domaine, l’influence à laquelle nous avons droit, il nous faut commencer par être mort ; et le monde alors n’est plus à nous, il appartient à une autre génération sur les destinées de laquelle nous ne pouvons revendiquer aucune ombre d’autorité… J’aurais dû dire, aussi, que nous habitons les maisons des morts ; et celle-ci, par exemple, la Maison aux Sept Pignons !

— Pourquoi non, interrompit Phœbé, aussi longtemps que nous nous y trouvons bien ?

— Mais, continua l’artiste, nous vivrons assez, je l’espère, pour voirie jour où aucun homme ne bâtira sa maison avec le dessein de la léguer à ses descendants… Quelle raison à ceci ?… Il serait tout aussi bien avisé, commandant un costume taillé dans l’étoffe la plus durable qui se puisse fabriquer, — cuir, gutta-percha, caoutchouc, n’importe laquelle, — de façon à ce que ses arrière-petits enfants en profitent, et fassent dans le monde la même figure que lui. Si chaque génération avait à bâtir elle-même ses édifices privés et publics, ce simple changement — si peu essentiel en apparence — impliquerait à lui seul presque toutes les réformes que réclame l’état actuel de la Société… Pourquoi bâtir en pierres et en briques nos capitoles, nos tribunaux, nos hôtels de ville, nos chambres de parlement, nos églises ?… Mieux vaudrait que tous les vingt ans, ou à peu près, ces monuments tombassent ruinés ; il y aurait là, pour le peuple, une occasion et un motif d’examiner et de réformer les institutions dont ils sont le symbole.

— Quelle horreur pour tout ce qui est vieux ! s’écria Phœbé, vraiment alarmée. Rien que de penser à un monde si changeant, le cœur me manque et la tête me tourne !

— Il est certain que je n’aime pas ce qui se gâte, répondit Holgrave. Voyez plutôt ce vieil hôtel Pyncheon !… Y fait-il bon vivre, avec ses noires charpentes, et la mousse verte qui atteste leur humidité, ses chambres écrasées où le jour pénètre à peine, ses murs souillés où semblent s’être cristallisés les soupirs d’angoisse exhalés par vingt générations ?… Non, non ; il faudrait purifier tout cela par le feu… le purifier, jusqu’à ce qu’il n’en restât que des cendres !

— Et pourquoi donc l’habitez-vous ? demanda Phœbé un peu piquée.

— Oh ! répondit Holgrave, je continue ici mes études, mais non dans les livres. Cette maison, selon moi, représente admirablement l’odieux et abominable Passé auquel je viens de lancer un si fougueux anathème. Je l’habite pour un temps, afin de me confirmer dans la haine qu’il m’inspire… Et à propos, vous a-t-on jamais raconté l’histoire de Maule-le-sorcier, l’histoire de ses démêlés avec un de vos ancêtres, je ne sais lequel ?

— Oui vraiment, dit Phœbé ; mon père me l’a racontée il y a longtemps, et dans le cours du mois que je viens de passer ici, ma cousine Hepzibah m’en a régalée deux ou trois fois. Elle semble croire que tous les malheurs des Pyncheon datent de cette querelle avec « le sorcier, » comme vous l’appelez… Et vous, monsieur Holgrave, vous avez l’air de partager cette opinion ?… Comment ne pas s’étonner que de pareilles absurdités trouvent créance chez vous, quand on vous voit repousser tant et tant d’hypothèses bien autrement probables !

— Je le crois, en effet, dit l’artiste très-sérieux : non pas, cependant, comme une superstition, mais comme chose prouvée par des faits indubitables, et pouvant servir de démonstration à une théorie. Voyez plutôt : sous ces Sept Pignons que nous voyons maintenant — et que le colonel Pyncheon avait élevés pour abriter ses descendants, toujours heureux et prospères, jusqu’à une époque bien postérieure à celle où nous vivons ; — sous ce toit septuple, pendant un laps de temps qui touche à trois siècles consécutifs, il n’a cessé d’y avoir remords de conscience, espoirs déçus, luttes entre proches, misères de toute espèce, un trépas étrange, des soupçons mystérieux, une flétrissure inexprimable ; — et tous ces malheurs, ou la plupart d’entre eux, j’en pourrais trouver l’origine dans l’effréné désir qu’avait conçu le vieux Puritain de créer, de doter une famille !… Créer une famille !… Cette idée est au fond de presque tout le mal commis par les hommes. Pour bien faire, il faudrait qu’à chaque demi-siècle, pour le plus tard, toute famille, perdue dans la masse obscure de l’Humanité, oubliât l’existence de ses ancêtres. Si l’on veut conserver sa pureté au sang des hommes, il importe qu’il circule dans des courants cachés, comme l’eau d’un aqueduc dans ses tuyaux souterrains… Et pour ces Pyncheon, par exemple, — pardonnez-moi, Phœbé, si je ne puis me contraindre à vous regarder comme une d’entre eux ! — voyez ce qui leur arrive : voyez combien il a fallu peu de temps, depuis la transplantation de leur souche nobiliaire sur le continent américain, pour leur donner, à tous et à chacun, quelque monomanie spéciale !

— Vous parlez de mes proches sans trop de cérémonie, dit Phœbé, qui débattait, à part elle-même, s’il fallait ou non se fâcher.

— Devant une intelligence loyale, je dis loyalement ce que je pense, répondit Holgrave, plus véhément que Phœbé ne l’avait jamais vu… Tout ce que je dis est vrai !… Mais de plus, l’homme à qui tous ces malheurs sont dus semble s’être perpétué lui-même, et vous le voyez chaque jour passer dans la rue, — son image, du moins, intellectuelle et physique, — avec les plus belles chances de transmettre à sa postérité tout autant de richesses, et tout autant de malheurs, qu’il en a hérité lui-même !… Vous rappelez-vous sa photographie, et comme elle ressemble au vieux portrait ?

— Quel sérieux vous mettez à tout ceci ! s’écria Phœbé, le regardant avec surprise et perplexité, à moitié alarmée, à moitié tentée de rire… Vous parlez de la monomanie des Pyncheon ? — Serait-elle par hasard contagieuse ?

— Je vous comprends, dit l’artiste, rougissant, et riant à la fois… Je crois en effet que je suis un peu fou… Depuis que je loge sous cet antique pignon, l’idée qui vous étonne s’est emparée de mon esprit avec une ténacité inexorable. Pour m’en débarrasser, j’ai voulu coucher par écrit certain incident de la chronique privée des Pyncheon, auquel j’ai donné la forme d’une légende, et que je compte publier dans une Revue.

— Vous écrivez donc pour les Revues ? demanda Phœbé.

— Est-il possible que vous l’ignoriez, s’écria Holgrave. Voyez un peu le néant de la gloire littéraire !… Oui, miss Phœbé Pyncheon, j’ai, entre autres dons merveilleux, celui d’écrire des nouvelles fort estimées. On m’apprécie assez dans le genre bouffon, et quand il me plaît d’être pathétique, je fais verser autant de pleurs qu’un oignon… Faut-il, maintenant, vous lire une petite histoire ?

— Volontiers, dit Phœbé, si elle n’est pas très-longue… et pas trop ennuyeuse, » ajouta-t-elle en riant.

Le photographe ne pouvant guère se prononcer sur ce dernier point, exhiba immédiatement son rouleau manuscrit, et tandis que les rayons du soleil éclairaient encore la cime des Sept Pignons, il se mit à lire ce qui suit.