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La Maison aux sept pignons/XIV

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 241-254).


XIV

L’adieu de Phœbé.


Holgrave avait débité son récit avec toute l’énergie d’un jeune auteur fort préoccupé de son œuvre, et qui prétend bien lui donner toute sa valeur. Il s’aperçut, à la fin, de certain engourdissement (tout à fait différent de celui qu’éprouve peut-être le lecteur), épandu sur les sens de la personne qui l’écoutait. Il fallait évidemment l’attribuer aux gestes mystérieux par lesquels il avait entendu évoquer, devant Phœbé, l’attitude du charpentier magnétiseur. Les yeux à demi fermés, — soulevant parfois ses paupières et les laissant retomber, l’instant d’après, comme sous l’action d’un poids invisible, — elle s’était un peu penchée vers lui et semblait régler son souffle sur la respiration du jeune homme. Holgrave, qui la contemplait tout en roulant son manuscrit, reconnut aussitôt les symptômes précurseurs de ce curieux état psychologique qu’il lui était donné de produire avec plus de facilité que personne, ainsi qu’il l’avait dit lui-même à Phœbé. Un voile commençait à s’enrouler autour de celle-ci, à travers lequel ses yeux ne voyaient plus qu’Holgrave, et qui ne laissait arriver jusqu’à elle d’autres idées, d’autres émotions, d’autre vie, en un mot, que celle de la fascination involontaire. Il jetait sur elle, et malgré lui, des regards de plus en plus concentrés ; dans son attitude se trahissait la conscience de l’ascendant qu’il exerçait sur elle. Il était évident qu’avec un seul geste auquel correspondrait un effort de sa volonté, il pourrait s’emparer de l’esprit de Phœbé, de cet esprit virginal, libre encore de toute influence : sur cette bonne, pure et simple enfant, il pouvait asseoir une domination aussi dangereuse — et peut-être aussi désastreuse — que celle dont le charpentier de sa légende s’était prévalu contre la malheureuse Alice.

Pour un naturel comme celui d’Holgrave, spéculatif et actif tout à la fois, il n’est guère de tentation plus irrésistible que l’occasion d’exercer son empire sur la volonté humaine ; — et pour un jeune homme il n’est guère d’idée plus séduisante que celle de voir dépendre de lui les destinées d’une jeune fille. Il nous faut donc, — malgré les défauts de sa nature et de son éducation, malgré son mépris pour les dogmes et les institutions publiques, — reconnaître chez le photographe une des qualités les plus rares et les plus élevées, savoir, le respect pour l’individualité d’autrui ; — reconnaissons-lui aussi une intégrité qui désormais lui méritera toute notre confiance, puisqu’il sut s’interdire d’ajouter, aux liens déjà formés, celui qui eût rendu indissoluble le charme contre lequel Phœbé luttait encore

Il esquissa de la main un léger mouvement de bas en haut. « Savez-vous bien, ma chère miss Phœbé, que vous mortifiez singulièrement mon amour-propre ? s’écria-t-il ensuite avec un sourire presque sarcastique. Je pressens qu’il ne faut pas songer à faire accepter mon petit roman par les éditeurs en vogue !… Comprenez-vous ce que j’éprouve en vous voyant prise de sommeil devant ces inventions originales, ces situations pathétiques auxquelles la critique désarmée devait rendre, selon moi, les hommages les moins équivoques ?… Allons, allons, nous ferons de ce manuscrit une bonne poignée d’allumettes, — pourvu, toutefois, qu’imbu comme il l’est de mes froides et ternes inspirations, le papier veuille bien prendre feu.

— Moi, prise de sommeil ? Comment pouvez-vous parler ainsi ? répondit Phœbé sans plus se douter de la crise qu’elle venait de traverser qu’un enfant ne se doute de l’abîme au bord duquel le hasard l’a retenu… Non, non, je crois avoir été très-attentive, et sans me rappeler chaque incident par le menu, il me reste l’impression d’une grande anxiété, d’un grand chagrin : — Ne doutez donc pas de l’attrait que doit avoir votre récit. »

Le soleil, cependant, s’était couché : il envoyait aux nuages du zénith ces teintes brillantes qu’ils prennent seulement quand l’horizon a tout à fait perdu l’éclat bien plus vif dont naguère encore il était revêtu. La lune, elle aussi, dont le disque montait depuis longtemps inaperçu dans l’azur du ciel, commençait maintenant à jeter de plus vives clartés, et ses rais d’argent avaient déjà pris assez de puissance pour modifier le caractère général du crépuscule. Ils rendaient plus doux, plus flatteur, l’aspect de la vieille maison, bien que l’ombre tombât plus profonde aux angles de ses nombreux pignons, sous la projection de l’étage en saillie, et sous le grand portail entre-bâillé. Chaque minute écoulée ajoutait au charme pittoresque du jardin ; les arbres fruitiers, les taillis, les buissons en fleurs s’enveloppaient d’obscurité. Les détails vulgaires s’effaçaient. Chaque fois que la brise de mer se frayait un passage dans les ramures agitées, on entendait murmurer parmi les feuilles une centaine d’années mystérieuses. Le parquet noir, la table et le banc circulaire de la tonnelle recevaient, par les interstices de la végétation qui en recouvrait le toit et en masquait les fenêtres, des lueurs argentées que les caprices du vent et des nuages éparpillaient, çà et là, dans un désordre mobile.

Après cette journée fiévreuse, la fraîcheur de l’atmosphère était si douce qu’elle pénétrait le cœur et, le rajeunissant, le mettait par là même en rapport sympathique avec l’éternelle jeunesse de la Nature. Notre artiste subit cette influence revivifiante. Elle lui fit sentir, — ce qu’il oubliait parfois, tant il avait été jeté de bonne heure au plus fort des luttes de la vie, — combien il comptait encore peu d’années.

« Il me semble, remarqua-t-il, que jamais je n’ai vu descendre une aussi belle soirée, jamais ressenti comme en ce moment une impression qui ressemble tant au bonheur. Et après tout, que de bonnes choses dans ce monde où nous vivons ! Qu’il est bon, qu’il est beau et qu’il est jeune aussi, sans corruptions réelles, sans décrépitude manifeste !… Cette vieille habitation, par exemple, qui, avec son odeur de bois vermoulu, m’empêchait quelquefois de respirer !… et cet enclos dont le gras et noir terreau s’attache toujours à ma bêche, comme si j’étais un fossoyeur travaillant au cimetière !… me serais-je douté (cette idée me frappe maintenant) que ce jardin m’apparaîtrait comme un fragment de la terre au lendemain de la Création, et la maison comme un berceau d’Éden, tout fleuri des premières roses que Dieu ait laissé tomber de ses mains ?… Ah ! le clair de lune, et le sentiment qu’il éveille dans le cœur de l’homme, voilà les vrais rénovateurs, après tout !

— Je me suis vue plus heureuse que je ne le suis maintenant, ou du moins beaucoup plus gaie, dit Phœbé d’un air pensif. Mais j’apprécie le charme de ce brillant clair de lune, et j’aime à voir le jour présent, malgré sa lassitude, s’en aller comme à regret, tant le nom d’Hier lui semble haïssable… Je n’ai jamais fait grande attention au clair de lune. Qu’a-t-il donc ce soir de si merveilleusement beau ?

— Jamais il n’avait parlé à votre cœur ? demanda l’artiste qui, aux clartés du crépuscule, contemplait avidement la jeune fille.

— Jamais, répondit Phœbé ; c’est comme la Vie, elle m’apparaît toute nouvelle depuis quelque temps. Hélas ! ajouta-t-elle avec un rire à demi mélancolique, je ne serai jamais plus aussi gaie que je l’étais avant de connaître la cousine Hepzibah et le pauvre cousin Clifford. J’ai pris beaucoup d’âge en peu de temps… d’âge et de sagesse il faut l’espérer. Je suis aussi, — non pas précisément plus triste, — mais, à coup sûr, bien moins sereine et bien moins légère… Je leur ai donné ma brillante aurore, et je suis heureuse d’avoir pu la leur offrir. Mais, naturellement, je ne pouvais en même temps la donner et la garder… N’importe, c’est de bon cœur et sans arrière-pensée que je leur en ai fait le sacrifice.

— Vous n’avez rien perdu, Phœbé, qui méritât d’être conservé, ou qui pût l’être, dit Holgrave après un silence. Notre première jeunesse n’a aucun prix, car nous n’apprécions sa valeur que lorsqu’elle n’est plus. Mais quelquefois — et toujours, à ce que je pense, sauf l’obstacle dérivant d’une infortune exceptionnelle, — les grandes fêtes de la Vie, amour ou toute autre, nous rendent le sentiment d’une seconde jeunesse ; et le regret de la première nous prépare à cette nouvelle conquête, nous en fait mieux sentir le prix, de même que nous évaluons mieux, en la comparant à l’immense joie qu’elle nous procure, l’insignifiance de ce que nous avions perdu, de ce que vous regrettez aujourd’hui. Tout cela est essentiel au développement de l’âme.

— Je ne suis pas bien sûre de vous comprendre, dit Phœbé.

— Rien d’étonnant à cela, répondit Holgrave en souriant, car je viens de vous révéler un secret dont je me doutais à peine quand j’ai ouvert la bouche pour vous en faire part. Et néanmoins, gardez-en le souvenir ; puis, si la vérité se fait jour dans votre esprit, pensez alors, pensez à ce tableau éclairé par la lune.

— En effet, remarqua Phœbé, le clair de lune est à présent partout, si ce n’est là-bas, entre ces maisons où l’on voit, au couchant, une légère teinte de rose qui s’efface de minute en minute… Il faut que je rentre… La cousine Hepzibah n’est pas forte sur l’arithmétique, et les comptes du jour, si je n’y mets ordre, lui donneront la migraine. »

Holgrave, cependant, la retint encore un peu.

« Miss Hepzibah m’a dit que vous retourniez chez vous dans peu de jours ?

— Oui, mais ce n’est pas pour y rester longtemps, répondit Phœbé, car c’est ici, pour le moment, que je me regarde comme chez moi… Seulement, j’ai quelques petites affaires à régler, et à prendre un congé plus définitif de ma mère et de mes amis. On aime à vivre où on se sent très-désirée, très-utile, et je crois pouvoir me flatter que je suis ici l’un et l’autre.

— Vous le pouvez, dit l’artiste, et, sous ce rapport, ce que vous pensez est au-dessous de la réalité. Il n’y a dans cette maison, en fait de santé, de bien-être, de véritable vie, que ce que vous y avez apporté… Quand vous franchirez le seuil, tout cela s’en ira… Miss Hepzibah et votre cousin Clifford n’existent, à vrai dire, que par vous.

— Je n’aimerais pas à le penser, répondit gravement Phœbé… Il n’en est pas moins vrai que mes petits talents trouvent ici leur emploi ; et pour ces chers parents, j’éprouve une sorte d’affection… maternelle… dont je vous prierai de vouloir bien ne pas rire !… Maintenant, et à vous parler sans détours, monsieur Holgrave, je me demande quelquefois si vous leur voulez du bien ou du mal.

— Bien certainement, lui dit le photographe, j’éprouve un véritable intérêt pour cette vieille demoiselle, chargée d’ans et de misère, comme pour ce gentleman, flétri au physique et au moral, cet adorateur du beau, dupe et victime de son culte. Comment ne pas s’intéresser à ces vieux enfants abandonnés ? Mais vous ne pouvez savoir à quel point mon cœur diffère du vôtre. En face de ces deux individus, je n’éprouve pas, comme vous, le besoin de leur venir en aide ou de les préserver, mais bien celui de les examiner, de les analyser, de me les expliquer à moi-même, et de comprendre le drame qui pendant près de deux cents ans s’est lentement déroulé sur le terrain que nous foulons, vous et moi. S’il m’est donné d’assister au dénouement, je suis certain, quel qu’il soit — joyeux ou tragique, — d’en tirer une satisfaction morale… Je suis intérieurement convaincu que la fin approche… Mais, bien que la Providence vous ait envoyée comme secours, — me réservant à moi une simple mission de spectateur privilégié, — je vous promets de prêter à ces infortunés toute l’assistance dont je dispose.

— Je voudrais vous entendre parler en termes plus nets, s’écria Phœbé, perplexe et mécontente. Je voudrais surtout vous voir des sentiments plus dignes d’un chrétien et d’un homme. Est-il possible qu’on se trouve en face de gens malheureux sans désirer avant tout leur porter consolation et secours ?… Vous parlez de cette vieille maison comme d’un théâtre, et vous semblez envisager les malheurs d’Hepzibah et de Clifford, voire ceux des générations précédentes, comme une de ces tragédies que j’ai vu représenter par des acteurs ambulants… Celle-ci serait donc jouée pour votre amusement particulier ?… Je ne puis vous dire que cela me convienne. La pièce coûte trop cher aux acteurs, et l’auditoire est trop impassible.

— Vous êtes sévère, dit Holgrave, forcé de reconnaître un certain degré de vérité dans cette piquante esquisse de ses propres dispositions.

— Et puis, continua Phœbé, pourquoi vous dites-vous convaincu que la fin approche ? Avez-vous connaissance de quelque nouveau chagrin qui menace mes pauvres parents ?… S’il en est ainsi, expliquez-vous de suite, et je ne les quitterai pas !

— Pardonnez-moi, Phœbé, dit le photographe, lui tendant une main dans laquelle la jeune fille se sentit en quelque sorte obligée de laisser tomber la sienne. Je suis, il faut l’avouer, un peu mystique ; c’est une tendance de nature, une affaire de tempérament, tout comme cette faculté magnétique à laquelle j’aurais peut-être dû la potence, si j’eusse vécu au temps des sorciers… Croyez bien que si je connaissais aucun secret dont la révélation pût profiter à vos amis, — qui sont aussi les miens, — je vous le communiquerais avant notre séparation. Mais cela n’est pas, et je ne sais rien.

— Il y a là une réticence, dit Phœbé.

— Pas la moindre. Je n’ai d’autres secrets que les miens, répondit Holgrave. Je constate, à la vérité, que le juge Pyncheon semble vouloir ne pas perdre de vue le malheureux Clifford, à la ruine duquel il a si largement participé. Mais ses intentions, ses motifs sont un mystère pour moi. C’est un homme résolu, inflexible, vraie nature d’inquisiteur ; et s’il pouvait espérer quelque profit en mettant Clifford à la question, je crois parfaitement qu’il n’y regarderait pas à deux fois pour lui infliger les tortures les plus atroces… Mais riche, éminent comme il l’est, si puissant par lui-même et par tous les secours que la Société lui fournit, que peut avoir à craindre ou à espérer le juge Pyncheon de ce pauvre idiot dégradé, de ce Clifford à moitié paralytique ?

— Et pourtant, insista Phœbé, vous disiez tout à l’heure qu’un malheur les menaçait ?

— Oh ! répondit l’artiste, ceci tient à ma maladie. Mon esprit a un mauvais pli, comme celui de presque tous mes semblables, excepté vous. Il me paraît d’ailleurs si étrange de me trouver logé dans cette vieille maison Pyncheon, et assis dans ce vieux jardin (entendez-vous murmurer la source de Maule ?), qu’à part tout autre motif, je vois là, malgré moi, un dessein providentiel, un cinquième acte arrangé par la Destinée, et dès lors une catastrophe imminente.

— Encore ! s’écria Phœbé, dont l’inquiétude reparut tout entière, car elle était naturellement aussi ennemie du mystère que le soleil peut l’être de l’obscurité… Vous m’embarrassez plus que jamais !

— Séparons-nous donc en bons amis, dit Holgrave, lui serrant la main. Séparons-nous, du moins, avant que vous n’en soyez venue à me haïr, vous qui aimez tout le monde !

— Adieu donc, reprit Phœbé en toute franchise ; je n’ai jamais de longues rancunes, et je serais fâchée si vous pensiez le contraire… Et puis voici plus d’un quart d’heure que la cousine Hepzibah est debout derrière la porte !… Elle se figure que je reste trop tard exposée à l’humidité du jardin… Bonne nuit, et adieu ! »

On aurait pu voir, le surlendemain matin, miss Phœbé, son chapeau de paille sur la tête, son châle sur un bras, son petit sac de nuit pendu à l’autre, prendre congé d’Hepzibah et du cousin Clifford. Elle allait monter dans un train qui la déposerait à cinq ou six milles de son village natal.

Tandis qu’un sourire affectueux se jouait au coin de sa jolie bouche, elle sentait ses yeux pleins de larmes ; elle s’étonnait intérieurement de l’affection qu’elle avait conçue pour ce triste séjour, et des regrets qu’elle emportait en le quittant. Comment cette austère Hepzibah, toujours silencieuse, toujours rebelle aux caresses, avait-elle fini par se faire tant aimer ? comment Clifford, cet être déchu, ce criminel mystérieux autour duquel semblait planer encore l’atmosphère close des prisons où il avait passé une partie de sa vie, comment s’était-il transformé pour Phœbé en un enfant naïf dont elle s’enorgueillissait d’être la Providence ? Au moment de la séparation, toutes ces idées se dégageaient nettement dans son esprit. L’espoir de retrouver bientôt les forêts de pins, les luzernes parfumées de la ferme paternelle, n’atténuait en rien l’ennui qu’elle éprouvait de quitter ce jardin envahi par des chardons séculaires. Elle appela le coq, ses deux épouses et le vénérable poulet, pour leur distribuer les miettes du déjeuner. Ce dernier, déployant ses ailes, vint lourdement se poser sur l’appui de la fenêtre, et regardant Phœbé avec une gravité solennelle, exprima par un cri rauque les émotions dont il était agité.

« Ah ! mon enfant, remarqua Hepzibah, votre sourire n’est plus aussi naturel que lorsque vous vîntes à nous ; l’éclat qu’il avait alors, vous le lui donnez aujourd’hui… C’est fort à propos que vous allez vous retremper pendant quelque temps au sein de l’air natal. Il existe ici trop de raisons de tristesse ; la vie qu’on y mène est trop ennuyeuse, et il n’est pas en moi d’apporter à ceci le moindre remède. Notre cher Clifford, en somme, a été votre unique consolation.

— Venez ici, Phœbé, s’écria tout à coup ce dernier, qui dans le cours de la matinée avait à peine ouvert la bouche. Approchez !… Plus près encore !… Et regardez-moi au visage ! »

Posant sur chaque bras du fauteuil où il était assis une de ses petites mains, Phœbé se pencha vers lui, pour qu’il pût la dévisager tout à son aise. L’émotion cachée de cette heure d’adieux avait sans doute ravivé les facultés affaiblies et obscurcies du pauvre malade. Toujours est-il que Phœbé se sentit observée, jusque dans l’intimité de son cœur, sinon avec la perspicacité d’un Voyant, du moins avec cette subtilité qui passe pour un attribut féminin. Le moment d’avant, elle ignorait qu’elle eût la moindre chose à dissimuler. Maintenant, — comme si quelque secret se révélait soudain à sa conscience, sous les clartés que portait en elle ce regard fixement observateur, — elle se vit contrainte de baisser les yeux ; en même temps montait à ses joues une rougeur significative qui peu à peu envahit son front, plus marquée à mesure qu’on la voulait comprimer.

« Il suffit, mon enfant, dit Clifford avec un sourire mélancolique… Le jour où je vous ai vue pour la première fois, vous étiez la plus charmante petite fille du monde ; votre beauté maintenant a pris un autre caractère !… La petite fille est devenue femme, le bouton est devenu fleur !… Partez, à présent !… Je me sens plus seul que je ne l’étais. »

Quand elle descendit les marches du magasin, Phœbé rencontra le petit gastronome dont les hauts faits ont figuré dans les premiers chapitres de ce véridique récit. Elle connaissait son goût pour l’histoire naturelle… en pain d’épice, et prit sur l’étalage, voulant le lui offrir à titre d’adieux, un animal quelconque, lapin ou hippopotame, — ses yeux humides ne lui permirent pas d’en savoir plus long à ce sujet. Le vieil Oncle Venner, qui sortait de chez lui, — un chevalet sous le bras, une scie à l’épaule, — la rejoignit un peu plus haut dans la rue, et ne se fit aucun scrupule de l’escorter aussi longtemps qu’ils marchèrent dans la même direction, nonobstant les teintes rouillées de son feutre et le déplorable état de sa veste rapetassée. Phœbé, de son côté, n’eut pas le cœur de distancer le vieillard.

« Vous nous manquerez dimanche prochain, remarqua le philosophe des rues… On ne s’explique pas comment certaines gens vous deviennent indispensables en si peu de temps ; et, sauf votre respect, miss Phœbé (cet aveu n’a rien d’offensant chez un homme de mon âge), vous êtes à présent pour moi comme le souffle de ma poitrine !… Je compte bien des années, et votre vie commence à peine ; pourtant, vous m’êtes aussi familière que si je vous eusse rencontrée au sortir du logis maternel, et comme si, depuis lors, vigne féconde, vous eussiez étendu vos pampres fleuris tout le long des sentiers où j’ai marché… Si vous ne revenez pas bien vite, vous me trouverez parti pour ma ferme, car je commence à penser que le métier de scieur de bois ne convient guère à mes maux de reins.

— Je ne tarderai pas, Oncle Venner, répondit Phœbé.

— Le plus tôt sera le mieux, continua son compagnon, et aussi pour ces pauvres êtres que vous avez laissés là-bas… Ils ne peuvent plus se passer de vous, miss Phœbé… Vous êtes leur Ange Gardien et le charme de leur maison… Votre absence leur sera insupportable.

— Je ne suis point un ange, Oncle Venner, dit Phœbé en lui souriant et lui tendant la main au détour de la rue… Mais on a toujours quelque chose d’angélique, je suppose, quand on fait le peu de bien dont on est capable. Aussi reviendrai-je, très-certainement ! »

Ainsi se quittèrent le vieillard et la jeune fille ; après quoi, Phœbé prit les ailes de la vapeur — et s’envola presque aussi rapidement que les anges à qui l’Oncle Venner venait de la comparer avec tant de grâce.