La Maison aux sept pignons/XVIII

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 311-329).


XVIII

Le futur Gouverneur.


Tandis que ses deux parents se sont enfuis avec une précipitation si imprudente, le juge Pyncheon est toujours assis dans le vieux parloir ; il « garde la maison, » — pour nous servir d’une expression familière, — en l’absence des résidents habituels. Notre récit va revenir à lui et aux vénérables Sept Pignons, comme l’oiseau de nuit, ébloui par la lumière du jour, se hâte de regagner le vieux tronc d’arbre dont le creux obscur lui sert d’abri.

Voici longtemps que le Juge n’a changé de position. Depuis que les pas furtifs d’Hepzibah et de Clifford faisaient gémir le plancher du corridor, depuis que la porte extérieure s’est refermée avec précaution derrière eux, il n’a bougé ni pieds ni pattes, et ses yeux sont restés fixés, à l’épaisseur près d’un cheveu, vers le même point de la pièce. Il tient sa montre dans sa main gauche, mais si bien serrée, si bien enveloppée, qu’on n’en saurait voir le cadran… Quelle méditation profonde !… Ou, si nous le supposons endormi, quel repos d’enfant, quelle paix de conscience, quel ordre parfait dans les régions gastriques se manifeste par un sommeil si calme, sans sursauts, crampes, démangeaisons, paroles vagues, émissions nasales, irrégularités de respiration !… Vous en êtes réduit, pour vous assurer qu’il respire, à retenir vous-même votre souffle.

Et même alors vous n’entendez absolument rien… Si ; vous entendez le bruit régulier qui marque le progrès des secondes ; — quant à sa respiration, elle n’arrive pas jusqu’à vous.

Voilà certainement le plus sain, le plus rafraîchissant des sommeils.

Mais non, le Juge ne saurait être endormi. Ses yeux sont ouverts ! Un politique émérite comme lui ne consentirait jamais à dormir ainsi, de peur que tel ou tel antagoniste, tel ou tel artisan d’intrigues, le prenant au dépourvu, ne profitât de ces fenêtres ouvertes pour venir épier l’intérieur de sa conscience, où parmi ces réminiscences, ces projets, ces espoirs, ces craintes dont le Juge, n’a jusqu’ici fait part à personne, et qui constituent le fort et le faible de sa situation, le gaillard ferait peut-être de singulières découvertes. Un proverbe dit que « l’homme avisé ne dort jamais que d’un œil ; » la précaution peut être sage, mais dormir les yeux ouverts serait une impardonnable négligence. — Conclusion : le juge Pyncheon ne saurait être endormi.

Dès lors il est singulier qu’un gentleman si surchargé d’affaires et de rendez-vous de toute sorte, — et connu d’ailleurs pour sa ponctualité, — s’attarde ainsi dans une vieille maison solitaire où jamais il ne semblait venir qu’à regret. Admettrons-nous que le fauteuil de chêne a pu le tenter par ses dimensions amples et commodes ?… mais nous en connaissons de bien meilleurs, en acajou, en ébène, en bois de rose, fournis de ressorts élastiques et recouverts d’enveloppes soyeuses, qui sont par douzaines à la disposition du juge Pyncheon.

Dans combien de salons, en effet, l’attend en ce moment même l’accueil le plus flatteur. La maman viendrait à sa rencontre et lui tendrait affectueusement la main ; la demoiselle à marier — tout âgé qu’il est, tout « vieux veuf » qu’il s’intitule en plaisantant, — apprêterait elle-même un coussin pour le Juge, et s’évertuerait le plus gracieusement du monde à l’installer confortablement, car le Juge est un homme prospère et bien posé. De plus, comme tant d’autres et avec plus de raison que d’autres, il peut se bercer de flatteuses espérances. Justement, c’est ce qu’il faisait ce matin même dans son lit, où parmi les douceurs d’un demi-sommeil et tout en réglant l’emploi de sa journée, il calculait les chances probables des quinze années à venir. Avec une santé comme la sienne, et conservé comme il l’est, quinze ou vingt ans… peut-être vingt-cinq, — ne sont pas au delà de ce qu’il peut espérer. Il a donc vingt-cinq bonnes années devant lui pour jouir pleinement de ses propriétés urbaines et rurales, de ses actions dans les chemins de fer, les banques et les compagnies d’assurances, de ses capitaux en fonds publics, — bref de la richesse qu’il possède maintenant et de celle qu’il compte bientôt acquérir, le tout sans parler des honneurs administratifs qui lui sont déjà échus et de ceux qui ne peuvent manquer de lui être décernés encore ! — Tout va bien ! Tout est à merveille ; rien de plus à désirer !

Eh quoi ! toujours dans le vieux fauteuil ?… Si le Juge a du temps de reste, pourquoi ne va-t-il pas dans les bureaux de la Compagnie d’assurances (ainsi qu’il le fait si souvent) s’asseoir sur une de leurs causeuses mollement capitonnées, pour écouter les commérages du jour, et — par quelques mots habilement jetés çà et là — fournir matière aux commérages du lendemain ? Les directeurs de la Banque, d’ailleurs, doivent tenir une réunion à laquelle le Juge avait dessein d’assister et où il devait remplir les fonctions de président. L’heure est marquée sur une carte qui se trouve précisément, — ou devrait se trouver — dans la poche droite de son gilet. Qu’il y aille donc, et se couche ainsi à loisir sur ses sacs d’argent !… Il y a bien assez longtemps qu’il s’oublie dans le grand fauteuil.

Le programme du jour était si chargé ! En premier lieu, l’entrevue avec Clifford. Suivant les calculs du Juge, une demi-heure devait suffire, — une demi-heure et peut-être moins ; mais prenant en considération les inévitables bavardages d’Hepzibah, il était plus sûr d’allouer la demi-heure entière… Une demi-heure ?… Prenez garde, estimable Juge ; deux heures sont déjà écoulées, s’il faut s’en rapporter à votre irréprochable chronomètre. Regardez plutôt, et vous verrez !… Mais non, il ne se donnera pas la peine de pencher la tête ou de lever la main !… Le temps a perdu tout à coup l’importance qu’il avait habituellement aux yeux du Juge !

Il faut donc qu’il ait oublié tous les autres items de ses memoranda. Une fois réglée l’affaire de Clifford, il devait voir un agent de change de State-street, lequel s’était chargé de lui procurer le meilleur papier, avec une grosse prime d’escompte, — pour quelques milliers de livres rentrées par hasard dans les mains du Juge, et voilà que le vieil escompteur aura pris pour rien le chemin de fer. Demi-heure plus tard, dans la rue à côté de celle-ci, on devait adjuger aux enchères un lot de terrains, comprenant une portion du vieux domaine Pyncheon, laquelle dépendait primitivement du jardin planté par Maule. Voici quatre-vingts ans que les Pyncheon, l’ont aliénée ; mais le Juge ne l’a jamais perdue de vue, et s’était toujours promis de la réannexer au petit enclos qui entoure encore la Maison des Sept Pignons ; or maintenant, pendant qu’il s’oublie ainsi au moment décisif, le fatal marteau a dû tomber, transférant à quelque possesseur étranger ce lambeau de notre ancien patrimoine… Après cela peut-être ajournera-t-on la vente, sous prétexte de mauvais temps, et le Juge alors pourra retrouver l’occasion perdue.

Il avait ensuite à faire emplette d’un cheval pour sa voiture. Le matin même, en venant à la ville, celui dont il se sert de préférence a butté, ce qui nécessite sa réforme immédiate. Le cou du juge Pyncheon est beaucoup trop précieux pour qu’on le livre à la merci d’un cheval qui trébuche. Après avoir vaqué à tous ses soins, il comptait se rendre dans une assemblée de charité ; mais il en a tant et tant, de ces œuvres de bienfaisance, que le nom de celle-ci lui échappe et qu’il pourrait bien, sans grand dommage, manquer pour une fois à sa promesse. Il y a aussi à renouveler la pierre funéraire de mistress Pyncheon, puisque, au rapport du bedeau, cette pierre, tombant en avant, s’est fendue en deux. « Après tout, pensait le Juge, c’était une femme assez méritoire, nonobstant la susceptibilité de ses nerfs, les larmes qu’elle versait à tout propos, et sa sotte conduite au sujet du café ; puisqu’elle a su s’en aller à temps, on ne lui marchandera pas une seconde plaque de marbre… Cela vaut mieux, après tout, que si elle n’avait jamais eu besoin de la première ! »

Sur la liste viennent ensuite des ordres à donner pour certains arbres fruitiers, d’espèce rare, qu’il veut faire expédier à sa maison de campagne pour les y planter l’automne prochain. — C’est cela, juge Pyncheon : achetez ces beaux pêchers !… et que leurs fruits arrivent jusqu’à vos lèvres avec leurs sucs parfumés.

Autre article, plus important. Un des comités de son parti politique lui a demandé une centaine ou deux de dollars, en sus des contributions qu’il a déjà versées, pour mener à bien la campagne finale. Le Juge est un bon patriote ; l’élection de novembre décidera le sort du pays ; et d’ailleurs, ainsi qu’on le verra plus tard, dans cette grande partie qui va se jouer il est de ceux qui peuvent gagner le plus. Donc il fera ce que le Comité demande ; il ira même, dans sa libéralité, au delà de ce qu’on attend de lui ; c’est un billet de cinq cents dollars qu’il va leur expédier, se déclarant prêt à doubler la somme si le besoin de nouveaux fonds venait à se faire sentir… — Et ensuite ? — Une pauvre veuve ruinée, dont le mari était un des plus anciens amis du juge Pyncheon, lui a exposé sa situation dans une lettre fort touchante. Cette veuve et sa charmante fille ont à peine de quoi vivre. Il a presque envie d’aller la voir aujourd’hui ; et il ira peut-être, — oui, — ou non, — suivant qu’il aura le temps et suivant qu’il rencontrera, parmi ses bank notes, une de celles qui représentent le moins d’argent.

Reste une affaire des moins essentielles à ses yeux, (car s’il est bon d’être sur ses gardes, encore ne faut-il pas se tourmenter à chaque instant de sa santé), c’est de consulter son médecin… Et pourquoi, miséricorde ? Mon Dieu, ce sont des symptômes difficiles à définir : — un léger trouble dans la vue, quelques étourdissements passagers ; — dans « la région du thorax, » comme disent les anatomistes, une sensation d’étouffement accompagnée d’un frémissement intérieur, d’un bruit, d’un glou-glou indéfinissable ; — peut-être s’y joint-il quelques battements de cœur assez forts, et qui, en définitive, font honneur au Juge, car ils établissent chez lui l’existence de cet organe essentiel. En somme, très-peu de chose : le docteur, probablement, ne pourrait s’empêcher de sourire devant cette énumération de symptômes insignifiants ; le Juge sourirait à son tour, et tous deux, après s’être regardés quelques instants, finiraient par éclater de bon cœur. — À d’autres, à d’autres les ordonnances !… Jamais le Juge n’en aura besoin.

De grâce, de grâce, juge Pyncheon, regardez maintenant à votre montre ! — Comment donc, pas même à présent ? — L’heure du dîner va sonner dans dix minutes, et jamais, peut-être, dîner plus important que celui où vous fûtes convié pour aujourd’hui. Ce n’est pas cependant un de ces repas publics où votre voix, grave et sonore comme un tuyau d’orgue, fait retentir, l’heure des toasts venue, d’amples périodes à la Webster. Il s’agit seulement de se rencontrer avec une douzaine d’amis, venus des différents districts de l’État, hommes influents et distingués, réunis presque par hasard chez un de leurs pareils, qui ajoutera pour eux quelques plats seulement à son ordinaire. Pas de cuisine française, et pourtant un excellent dîner. Vraie tortue, autant que nous pouvons croire, et du saumon, des canards de Baltimore, du porc et du mouton anglais, un roast-beef substantiel et quelques autres gourmandises du genre sérieux, spécialement appréciables par des gentilshommes campagnards, tels que sont la plupart des convives. En somme, les raretés de la saison, et arrosées par une « marque » de vieux madère qui depuis bien des années a fait l’orgueil de son possesseur. C’est la marque Junon ; un vin d’élite, parfumé, à la fois rempli de douceur et de force ; félicité en bouteilles, dont on s’approvisionne pour le besoin ; liquide doré plus précieux que l’or liquide ; si rare et si admirable que les plus vieux connaisseurs datent des années où ils ont eu le bonheur d’en boire. Il soulage le cœur sans appesantir la tête. Si le Juge en avalait un verre, ceci l’aiderait à secouer l’inexplicable léthargie qui, depuis dix minutes — plus cinq autres qui viennent de passer tandis que nous écrivions ces lignes — lui a fait perdre de vue ce dîner si essentiel. Avec un pareil vin on ressuscite les morts !… Eh bien, juge Pyncheon, le cœur ne vous en dit pas ?

Auriez-vous vraiment oublié l’objet de ce repas exceptionnel ? Nous allons donc vous le rappeler tout bas, pour vous faire quitter à la hâte ce fauteuil enchanté qui vous retient prisonnier. L’ambition a des talismans plus puissants que toute sorcellerie… Levez-vous donc, courez, arrivez avant que le poisson soit hors de combat !… On vous attend ; et c’est un peu dans votre intérêt que les convives ajournent ainsi leur prise d’armes. Ce n’est pas pour rien — faut-il vous le dire ? — que ces gentlemen se sont rassemblés, des quatre coins de l’État. Ce sont des politiques expérimentés qui savent, tous et chacun, arranger ces mesures préliminaires par le moyen desquelles, sans qu’il s’en doute, on subtilise au peuple le droit de choisir lui-même ses gouvernants. À la prochaine élection, la voix publique, nonobstant ses éclats de tonnerre, ne sera au fond que l’écho servile de ce que vont se dire tout bas ces gentlemen assis à la table de votre partisan. Ils viennent arrêter entre eux la candidature qu’ils entendent soutenir. Ce petit groupe d’habiles manœuvriers gouvernera la Convention des Délégués, et, par le moyen d’icelle, imposera ses volontés à tout le parti. Et quel candidat plus digne que le juge Pyncheon trouverait-on à proposer pour la première place ?… Où rencontrer plus de sagesse et d’instruction, plus de libéralité philanthropique, une fidélité aux vrais principes plus fréquemment mise à l’épreuve, une vie plus pure, une foi plus austère, plus digne des Puritains dont il descend ?

Hâtez-vous donc ! Ne manquez pas à votre rôle. Le guerdon pour lequel vous avez tant travaillé, tant combattu, tant gravi et si bien rampé, ce guerdon, vous n’avez plus qu’à le saisir. Assistez à ce dîner, buvez une ou deux rasades de ce noble vin ! prenez — aussi bas que vous voudrez — les engagements nécessaires,… et quand vous vous lèverez de table, vous serez, déjà par le fait, gouverneur de cette petite république, fraction glorieuse de la grande. C’est là ce que vous avez rêvé pendant la moitié de votre vie, et nous ne comprenons guère ce qui peut vous faire préférer, à l’espèce de trône où siégent les chefs de l’État, le grand fauteuil de chêne où est mort votre bisaïeul… Levez-vous donc, levez-vous, gouverneur de Massachusetts !

Maintenant, il est trop tard… Le poisson est en lambeaux, les pommes de terre sont tièdes, les sauces figées ; les convives, avinés et joyeux, ont déjà renoncé au Juge, et, bien convaincus qu’il est passé avec armes et bagages dans le camp des Free-Soilers, ils vont choisir un autre candidat. Mais toute leur gaieté disparaîtrait à l’instant, si notre ami se glissait parmi eux avec ses yeux hagards et fixes, cette physionomie béante qu’il a maintenant. Aussi ne serait-il guère convenable au juge Pyncheon, ordinairement si soigné dans sa tenue, de se présenter dans un dîner avec cette tache pourpre sur le devant de sa chemise… Mais, au fait, comment se trouve-t-elle là ?… Elle y produit en somme un fort mauvais effet, et le Juge ferait très-sagement, boutonnant bien son habit sur sa poitrine, de demander sa voiture pour rentrer chez lui. Là, quand il aurait expédié un dîner sommaire et avalé un verre de grog, nous lui conseillerions de passer la soirée au coin du feu, — et, par parenthèse, il lui faudra longtemps exposer ses pantoufles aux rayons de l’âtre, pour se débarrasser du froid dont l’a, pour ainsi dire, imprégné l’air sépulcral de cette affreuse vieille maison.

Debout, juge Pyncheon, debout, il est temps ! Voici une journée perdue ; mais demain, vous vous remettrez à l’œuvre. Vous aurez à vous lever matin, pour vous rattraper. — Demain ! demain ! demain ! nous tous qui vivons, nous pourrons nous lever demain de bonne heure. — Quant à celui qui est mort aujourd’hui, demain ne se lèvera qu’au jour de la Résurrection.

L’ombre, en attendant, s’accumule à tous les angles de la pièce ; les contours du mobilier massif vont s’effaçant par degrés dans une sorte de pénombre grisâtre qui les enveloppe tour à tour et vient s’épaissir, couche par couche, sur cette forme humaine assise au centre de la chambre. La face du Juge, néanmoins, rigide en son galbe et singulièrement blême, refuse de se fondre dans ce vaporeux dissolvant. De moment en moment, la clarté diminue ; — il ne fait plus gris, il fait noir. Du côté de la fenêtre, pourtant, une blancheur vague, le reflet d’une sorte de crépuscule indécis, ou plutôt un amincissement du voile ténébreux à travers lequel s’infiltrent sur ce point quelques fugitives lueurs, imperceptible souvenir du jour qui n’est plus. On peut deviner encore, ou plutôt se rappeler qu’il y a une fenêtre par là… Et maintenant, a-t-elle complétement disparu ? — Oui ! — Non ! — Pas tout à fait ! — Et la brune pâleur de ce visage — si tant est que nous puissions unir ces expressions contradictoires, — cette brune pâleur se détache encore de l’obscurité. Les traits eux-mêmes ont disparu, leur teinte livide subsiste seule. — Maintenant, que voit-on ? — Plus de fenêtre ! plus de visage ! Le sens de la vue est annulé !… Qu’est devenu notre Univers ? Il s’est en quelque sorte écroulé sous nos pieds, et nous entendons, perdus dans les abîmes du Chaos, les soupirs et les murmures des vents enquête d’une nouvelle patrie, et pleurant celle qu’ils viennent de perdre !

Comment, pas d’autre bruit ?… Un seul, bien léger et qui fait frémir. C’est le tic-tac de la montre du Juge, de cette montre qu’il n’a cesse de tenir à la main depuis qu’Hepzibah est sortie du salon pour aller chercher Clifford. Qu’on se l’explique comme on voudra, ces petites pulsations régulières qui, seconde à secondé, marquent le cours du temps dans cette main du juge Pyncheon, désormais immobile et crispée, produisent un effet de terreur bien plus saisissant qu’aucun autre détail de cette scène étrange.

Mais, écoutez !… Voici une bouffée de vent plus bruyante que les autres ; elle n’a plus ce son plaintif qui depuis cinq jours attristait, désolait l’humanité sympathique. — Le vent a sauté ! — Il vient maintenant du nord-ouest, brusque et tapageur ; et, s’insinuant dans les vieilles charpentes des Sept-Pignons ; les secoue, les agite, les ébranle comme un lutteur qui essaye la force de son antagoniste. L’antique maison craque dans toutes ses jointures, et par les tuyaux engorgés de l’âtre énorme pousse je ne sais quelle clameur inarticulée ; à l’étage supérieur, une porte vient de battre. Peut-être a-t-on laissé une fenêtre ouverte ; peut-être le souffle puissant s’est-il chargé de l’ouvrir. On ne sait guère, quand on n’en a pas l’expérience, quels merveilleux instruments à vent peuvent devenir ces vieilles maisons de bois, et quels chants, quels soupirs, quels sanglots, quels cris perçants elles poussent tour à tour. — En vérité, tout cela est sinistre ! — C’est trop que cette clameur du vent, cette immobilité du Juge assis dans les ténèbres, et ce tic-tac obstiné qui frappe les parois sonores de sa montre !

L’horreur ténébreuse, cependant, va diminuer. Le vent du nord-ouest a balayé les nuages du ciel. On entrevoit plus distinctement la fenêtre ; derrière les carreaux, même, nous distinguons les feuillages noirâtres qui laissent percer, agités de temps à autre, quelques rayons venus des étoiles et tombant tantôt ici, tantôt là. Le plus souvent, ces clartés passagères arrivent sur le front du Juge. La lumière, ensuite, se fait de plus en plus nette ; elle arrive d’abord aux branches supérieures du poirier, puis, descendant toujours, elle enveloppe la masse entière de son feuillage, par les interstices duquel les rayons de la lune pénètrent obliquement à l’intérieur du salon. Ils se jouent autour du Juge, et montrent que, pendant les heures où il a cessé d’être visible, le digne homme n’a pas bougé. Ils brillent aussi sur sa montre ; le cadran disparaît sous la main qui le serre, mais nous savons que les fidèles aiguilles ont dû se rejoindre, car l’une des cloches de la ville sonne précisément, les douze coups de minuit.

À un homme tel que le juge Pyncheon, peu importe qu’il soit minuit ou midi. Ses ancêtres étaient superstitieux, mais il se rit de leur faiblesse d’esprit ; il s’en riait, du moins, il y a quelques heures. Ce n’est pas lui qui se fût rappelé, au coup de minuit, une absurde légende sur l’obligation où étaient les Pyncheon défunts de s’assembler au salon, cette heure venue. — Et pourquoi, je vous prie ? — Pour s’assurer que le portrait de leur ancêtre était toujours accroché au mur, conformément aux prescriptions de son testament !… Est-ce bien la peine, pour si peu, de quitter sa tombe ?

Cette idée nous amuse, aujourd’hui que les histoires de fantôme ne se prennent plus au sérieux. Et voici sans doute comme les choses se passaient :

Arrive d’abord l’ancêtre lui-même, avec son manteau noir, son chapeau-clocher, son haut-de-chausses ballonné, rattaché à la taille par une ceinture de cuir où pend son épée à poignée d’acier. Il lève les yeux vers le portrait, — vaine ombre contemplant son image peinte. Tout va bien. Le portrait n’a pas bougé. Longtemps après être devenu l’herbe qui recouvre sa fosse, l’ancêtre voit respecter encore la volonté que son cerveau a conçue. — Regardez ! — Il lève son impuissante main et tâche de soulever le cadre. Mais non ; le cadre est solide, tout va bien ! Est-ce pourtant un sourire, n’est-ce pas plutôt un froncement de sourcils équivalant à une menace de mort, qui obscurcit ainsi l’ombre de ses traits ? Le grand Colonel paraît mécontent. Il y a là quelque chose qui blesse, qui tourmente l’ancêtre des Pyncheon ! Avec un branlement de tête fort peu rassurant, il se détourne et s’en va dans un coin. Ses successeurs accourent à la file, une demi-douzaine de générations se pressant et se poussant du coude pour arriver jusqu’au portrait. Il y a là force vieillards et grands-mères, un ecclésiastique ; encore investi de toute la roideur puritaine, et un officier en uniforme rouge qui dut combattre les Français pendant la guerre de l’Indépendance ; — là se retrouvent aussi le Pyncheon négociant du siècle passé, portant les manchettes retroussées autour de ses poignets, et le gentleman poudré, à gilet de brocart, que nous avons vu figurer dans la Légende de l’artiste ; il donne le bras à la belle et pensive Alice, qui a laissé tout son orgueil au fond de la tombe où repose sa virginité. L’un après l’autre viennent tâter le grand cadre massif. — Que prétendent tous ces fantômes ? — Une mère soulève son enfant pour que les petites mains de ce dernier puissent atteindre au portrait. Il y a là, bien évidemment, un mystère qui tourmente ces pauvres Pyncheon, alors qu’ils devraient reposer paisiblement… Et dans un coin, cependant, se tient le spectre d’un homme âgé, en pourpoint et culottes de cuir, de la poche duquel sort l’extrémité d’une règle de charpentier ; il montre du doigt le Colonel barbu et sa postérité, avec des signes de tête, des airs railleurs, des grimaces sans fin, lesquels aboutissent à un éclat de rire bruyant, — bruyant, du moins, si quelqu’un pouvait l’entendre.

Maintenant, emportés par notre imagination, nous allons peut-être un peu loin. Un personnage inattendu vient en effet prendre place dans ce tableau chimérique. Parmi tous ces ancêtres, c’est un jeune homme vêtu à la dernière mode : paletot brun à pans très succincts, pantalon gris, bottines-guêtres de cuir bréveté, chaîne d’or richement ciselée, et petite canne de baleine à tête d’argent. Rencontrant cette figure en plein jour, nous saluerions en elle le jeune Jaffrey Pyncheon, — le seul enfant qui reste au Juge, — parti depuis deux ans pour voyager à l’étranger. S’il est encore en vie, comment se fait-il que son ombre soit ici ? Et s’il est mort, quelle catastrophe ? — À qui donc reviendrait, en ce cas, le vaste domaine Pyncheon, joint aux grandes propriétés acquises par le père du jeune homme ? — Au pauvre Clifford, presque dépourvu de raison, à la maigre et solennelle Hepzibah, puis à cette fleur des champs, la petite Phœbé ! Mais une autre merveille nous attend, bien plus surprenante encore ! Pouvons-nous en croire nos yeux ? Un gentleman, d’âge mur et de taille épaisse, vient de faire son entrée ; il a des dehors éminemment respectables, porte habit et pantalons noirs de l’ampleur la plus satisfaisante, et passerait pour scrupuleusement bien mis, sans une large tache pourpre qui descend le long de sa cravate blanche et jusque sur le devant de sa chemise, dont elle souille étrangement la blancheur neigeuse. — Est-ce le Juge, ou ne l’est-ce pas ? — Comment serait-ce le juge Pyncheon ? Nous distinguons, aussi clairement que peuvent nous le montrer les vacillantes et mobiles clartés de la lune, le Juge lui-même encore assis sur le fauteuil de chêne !… L’apparition, cependant, — soit ce qu’elle soit, — s’avance vers le tableau, semble vouloir soulever le cadre pour regarder ce qu’il peut cacher, et se détourne avec un froncement de sourcils qui témoigne d’un mécontentement égal à celui de son ancêtre.

N’allez pas envisager comme faisant positivement partie de notre histoire, cette scène tout à fait fantastique. Nous nous sommes laissé entraîner à l’espèce de ronde que dansent autour de nous les rayons de la lune, et que reflète le miroir, — espèce de porte ou de fenêtre ouverte sur le monde spirituel. Nous avions d’ailleurs besoin de quelque soulagement, après avoir trop longtemps, trop exclusivement contemplé cette figure assise sur le fauteuil. Les folles allures du vent, elles aussi, avaient mis une étrange confusion dans nos pensées, mais sans pouvoir les détacher du centre unique autour duquel leurs groupes s’étaient formés. — Ce Juge de plomb ne bougera-t-il donc pas ? — Son immobilité, qui pèse sur notre âme, finirait par nous faire perdre le sens… Et cette immobilité, nous pouvons la mesurer à la quiétude parfaite d’une petite souris, qui, sur la feuille de parquet que nous voyons éclairée par la lune près d’un des pieds du juge Pyncheon, assise et le nez en l’air, semble nourrir le projet d’explorer cette espèce de Montagne noire… Ah ! qui donc a fait fuir l’agile petite souris ?… C’est la tête du chat, qui vient d’apparaître sur le montant de la croisée, où il semble s’être mis en embuscade et guetter patiemment sa proie. Ce chat a une bien mauvaise physionomie. Mais, au fait, est-ce bien un chat sur la piste d’une souris ? ou quelque démon aux aguets sur le passage d’une âme ?… Nous voudrions pouvoir l’effaroucher et le faire descendre de cette fenêtre !…

Dieu merci, la nuit va bientôt finir !… Les rayons de la lune n’ont plus un éclat si argenté ; ils ne contrastent plus aussi nettement avec l’ombre noire, qu’ils interrompent çà et là. Ils ont pâli, maintenant, et l’ombre n’est plus noire, elle est grisâtre. Le tumulte du vent s’apaise. — Quelle heure est-il donc ? — Ah ! le tic-tac de la montre a fini par cesser ; le Juge a oublié de la remonter comme d’ordinaire, hier à dix heures, c’est-à-dire au moment de se mettre au lit, et pour la première fois depuis cinq ans, nous la voyons arrêtée. Mais la grande horloge du Temps marche toujours. Cette nuit désolée, cette nuit hantée fait place à l’aurore la plus radieuse, la plus fraîche, la plus transparente. On dirait une bénédiction d’en haut donnée à l’Univers entier et qui, annulant le mal déjà fait, rend toute espèce de bonté accessible à toute espèce de bonheur. Le juge Pyncheon va-t-il se lever de son fauteuil ? Cette bénédiction du soleil matinal va-t-elle tomber sur son front soucieux ? Commencera-t-il ce jour nouveau, tout imprégné des sourires de Dieu, avec des résolutions meilleures qu’au matin de tant d’autres jours, perdus pour son salut ? Ou bien s’entêtera-t-il dans ses intrigues si compliquées et fera-t-il, comme hier, travailler son cerveau à la réalisation de ses nombreux projets ? Il a, dans cette hypothèse, beaucoup à faire. Insistera-t-il auprès d’Hepzibah pour une entrevue avec Clifford ? Achetera-t-il un cheval au pied sûr, ainsi que la prudence le lui commande ? Tâchera-t-il de se faire céder son marché par l’acheteur du lot de terre jadis appartenant aux Pyncheon ? Obtiendra-t-il de son médecin une drogue merveilleuse, propre à lui garantir une longévité patriarcale ? Saura-t-il surtout se faire pardonner son inexactitude par les « honorables amis » avec lesquels il devait dîner la veille, et demeurer leur candidat pour la place à laquelle ils l’avaient destiné ? Sera-t-il, en un mot, le Gouverneur futur du Massachusetts ? Et le verra-t-on, après l’accomplissement de ses grands projets, se produire encore dans les rues avec ce sourire caniculaire, d’une bienveillance laborieuse, qui semble fait pour attirer les mouches dans l’air attiédi ? Le verra-t-on — rappelé à lui par cette réclusion funèbre de plusieurs heures, — sortir de là, humilié, repentant, dépouiller toute avidité, toute ambition, porter aux pieds de Dieu un hommage craintif, se dévouer bravement à ses semblables, et sans rechercher les honneurs ou les bénéfices de la philanthropie, leur faire en secret autant de bien qu’il lui est possible ?

Il ne faudra pas moins pour alléger le poids des péchés secrets que masquait l’imposante dignité, le large sourire de ce trompeur.

Allons ! juge Pyncheon, debout ! Lève-toi, égoïste mondain et subtil, hypocrite au cœur de fer ; décide si tu resteras tel que tu es, ou si tu déracineras tes mauvais penchants, dussent-ils entraîner avec eux tout le sang de tes veines. — Le Dieu des Vengeances te menace ; lève-toi, lève-toi ! Bientôt il sera trop tard !

Eh quoi ! Ce dernier appel ne l’a pas fait bouger ? — Non vraiment, pas d’une ligne ! Et voici justement une mouche, — une de ces mouches vulgaires qui vont battant de l’aile contre toutes les vitres de la maison, — la voici flairant le Gouverneur Pyncheon, et allant se poser (l’insolente !) tantôt sur son front, tantôt sur son menton, et enfin, Dieu nous pardonne, se glissant le long de la paroi du nez, vers les yeux grands ouverts du futur chef de l’État !… Voyons, ne saurais-tu chasser cette mouche ?… L’activité pour cela te manque-t-elle, à toi qui nourrissais, hier encore, tant de projets divers ! Toi qui étais si puissant, es-tu maintenant trop faible ?… Trop faible pour chasser une mouche !… En ce cas, nous te ferons quartier ; — nous t’abandonnons à toi-même !

Et justement, écoutez !… La clochette du magasin a retenti… Il est bon, après des heures comme celles que nous venons de passer, de se sentir rappelé à cette idée, qu’il existe un monde vivant, et que cette vieille maison solitaire n’est pas absolument sans rapports avec lui. Nous respirons plus à l’aise, en quittant le juge Pyncheon, pour descendre dans la rue qui longe le pied des Sept Pignons.