La Maison des Bories/15

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Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 197-205).


XV


Amédée gisait au fond de quelque chose qui pouvait être une cuve de nuages aux parois molles, ou un ravin, ou une vallée synclinale.

Une grosse pierre pesait sur sa poitrine, une pierre ronde et plate qui pouvait être une table d’orientation en basalte d’Auvergne ou bien une meule de gruyère…

…Et si ç’avait été une meule de gruyère, on l’aurait mangée. On l’aurait mangée. On l’aurait, donc, mangée.

…Mais pourquoi parler au conditionnel ? Et puisque

…Manger une pierre ? Que disait-il donc, qu’on l’aurait mangée ? Et puisque… Mais d’abord, savoir ce qu’il était question de manger… Et qui mangeait ? Laurent, oui, bien entendu, mangeait du pain et du saucisson, assis sur la pierre. Tout ça lui était bien égal. Il mangeait du pain et du saucisson, et sans faim, je vous prie de le croire, histoire de peser un peu plus lourd. Un point, c’est tout.

…Mais puisque

…Ah ! pourquoi criait-elle toujours comme ça : « Monte ! Monte ! » comme si l’enfant avait été en danger. Il n’était pas en danger, que diable, puisqu’il était avec son père. Son père n’allait pas le manger, peut-être. Mais folle, folle ! « Monte ! Monte ! » Une voix, ah ! des larmes, ah !… Comme elle criait, comme elle criait… comme elle pleurait, comme elle pleurait… Quelque chose d’atrocement absurde et conditionnel de pleurer comme ça, parce que Laurent mangeait du pain et du saucisson. Et, nota bene, très exactement assis tout seul sur cette pierre d’un quintal, dix grammes et cinquante centigrammes — et le père enterré là-dessous, s’il vous plaît. De sorte que pour le faire sortir de là-dessous il aurait fallu déployer une force de… allons, de combien, Laurent, en dynes ? Naturellement, tu ne sais pas. Tiens, tu n’es qu’un crétin, va le dire à ta mère et qu’elle vienne me chercher ici, car je commence à en avoir assez, assez et plus qu’assez, tu m’as compris ?

…Ah ! monte, monte ! Eh bien ! non, c’était exaspérant à la fin. Et, nota bene, elle aussi avait une pierre d’un quintal, dix grammes et cinquante centigrammes sur la poitrine et le petit s’asseyait dessus, tout pareil. Toujours du pain et du saucisson et aucune espèce d’utilité. Alors, à quoi bon, n’est-ce pas ? Toujours est-il que si on raconte maintenant que le père le tenait par la jambe pour l’empêcher de monter, c’est très exactement le contraire, je vous prie, monsieur Kürstedt et il n’y a qu’à s’en laver les mains, et encore avec une pierre ponce.

…Mais pourquoi est-ce qu’il fait l’imbécile, maintenant, sur sa table d’orientation ? C’est pour me faire peur, hein ? C’est pour me faire peur, dis ? Laurent ! Laurent ! Veux-tu bouger tout de suite et ne pas me faire peur comme ça ! Laurent ! À quoi ça sert de raconter que tu es mort, puisque ta mère ne te croira pas ? Laurent ! Laurent !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Isabelle donnait à boire au fiévreux, redressait les oreillers qui le maintenaient assis dans son lit. Les visions du délire s’effaçaient pour un moment, une respiration oppressée, mais régulière, succédait au monologue sourd et précipité, haché de cris d’angoisse, et la jeune femme retournait s’asseoir au creux d’un fauteuil. Lasse, les derniers roulements de l’orage retentissant encore dans sa tête, elle se sentait accablée par une tristesse sans bornes. Demain matin, à la première heure, le chirurgien du Puy serait là, Amédée guérirait de sa blessure, elle en avait la certitude. Mais elle avait aussi la certitude que nul chirurgien ne pourrait jamais débrider la plaie secrète qui empoisonnait l’atmosphère autour d’eux.

Cette nuit-là, le Corbiau s’éveilla en sursaut, poursuivie par le souvenir d’un événement terrible auquel il fallait penser, penser, penser… mais aussitôt dégagé de sommeil, son cerveau lui répondit : « Non, c’était Ludovic. Les gendarmes savent que c’était Ludovic » et elle se rendormit avec un soupir de bien-être.



Comme Isabelle l’avait prévu, la cicatrisation de la blessure fut rapide :

— Vous êtes bâti à chaux et à sable, mon cher monsieur, dit le médecin, le jour où il enleva les fils de suture. Vous vivrez jusqu’à cent ans.

— Grand merci, docteur. Je n’y tiens pas.

Quand ils furent seuls, Amédée se tourna vers sa femme, poussé par le démon des jouissances amères :

— Ma pauvre amie, vous avez manqué une belle occasion de vous débarrasser de moi.

Il attendait une protestation passionnée mais elle se contenta de hausser les épaules. Toute la matinée, il médita sombrement.

Elle l’avait bien soigné, c’est vrai, veillant à son chevet aussi longtemps qu’il avait été en danger, présente au moindre appel, — et patiente. C’est vrai. Mais pourquoi avait-elle l’air si tranquille ? Il aurait voulu revoir, au moins une fois, penché sur lui, ce visage que lui avait fait, jadis, l’attaque de croup de Laurent : une cire creusée à coups de pouce, où seuls les yeux vivaient, au fond des orbites, pareils à deux flammes de cierge allumées par l’angoisse sous la voûte d’une chapelle. Elle priait comme une folle, à ce moment-là. Elle avait voué son fils au bleu et au blanc jusqu’à l’âge de douze ans, pour que la Vierge le prît sous sa protection, — ce qui était d’autant plus absurde qu’Isabelle avait cessé de croire, comme lui, à la religion de son enfance, mais tout devenait bon, quand il s’agissait de Laurent. On l’aurait fait marcher à quatre pattes et manger de l’herbe. Mais pour lui, pas de danger qu’elle priât le Bon Dieu, la Sainte Vierge ou les anges !

Isabelle interrompit le cours de ses pensés en lui apportant son déjeuner, et le visage d’Amédée s’éclaira, car il voyait sur le plateau une tasse de consommé de volaille, une aile de poulet et une crème aux amandes grillées, — le même menu qu’elle avait servi à Laurent le jour où il avait dit : « J’ai faim, » et où ces deux mots l’avaient lancée en tourbillon à travers toute la maison, criant à tout le monde, d’une voix insensée : « Il est guéri ! »

— Aurez-vous assez ?

— Merci, c’est juste ce qu’il me faut.

« Ouf ! ces escaliers… » soupira Isabelle en s’asseyant au pied du lit. Elle portait la main à son ventre avec une petite grimace.

Eh bien, reposez-vous, dit-il brusquement. Personne ne vous oblige à vous fatiguer.

Mais pendant qu’elle déjeunait, en bas, avec les enfants, il la fit monter à deux ou trois reprises, sous prétexte d’ouvrir la fenêtre ou de remplir sa boule d’eau chaude, en réalité parce qu’il les entendait rire et que tout d’un coup il s’ennuyait et se sentait seul.

Les enfants venaient le voir plusieurs fois par jour, tournaillaient un moment dans la chambre comme des hirondelles et ressortaient plus vite qu’ils n’étaient entrés.

— Ne vous sauvez donc pas comme ça, leur dit-il un jour, d’une voix mécontente. Asseyez-vous et restez un peu tranquilles.

Ils s’assirent en cercle, posèrent les mains sur leurs genoux et le regardèrent, de leurs yeux brillants, quêteurs, qui paraissaient toujours attendre quelque chose d’étonnant. Amédée cherchait désespérément un sujet de conversation. Lise vint à son secours :

— Et puis z’alors, papa, à quoi tu penses, quand tu es comme ça tout seul dans ton lit ?

— Mais… à rien. Je me repose.

— Tu te racontes pas des histoires ?

— À mon âge on n’aime plus les histoires.

— Eh ben vrai, zut ! Heureusement que j’aurai jamais ton âge ! Tu veux pas que je t’en raconte une tout de même, pour voir ?

— Si tu veux…

Il était sensible à l’intention, mais dès les premiers mots, il perdit pied.

« Et puis z’alors, le prince des Escarboucles dit à ses écuyers de seller son cheval blanc. Et puis z’alors dans la forêt, y avait des corolles et des topazes plein. Et puis z’alors, une fée arriva, avec une robe de clair de lune et un manteau d’argent brochant sur le tout. — Non, monsieur, vous êtes qu’une calembredaine. — Tarare, madame, mon cœur est à vos pieds. — Pouh ! là, là, vot’cœur, si vous saviez ce que j’aime mieux une boîte à thé d’hurluberlus, la loi punit le contrefacteur… »

— Quoi ? quoi ? Mais elle n’a ni queue ni tête, ton histoire, ma pauvre fille, elle est absurde !

Lise se tut brusquement, se mordit la lèvre et contempla son pied potelé, nu dans sa sandale, qu’elle balançait avec rage. Tout allègre et confiant que fût son caractère, ce n’était pas absolument ce qu’on appelle un bon caractère et elle se montrait aussi chatouilleuse sur le chapitre des « z’histoires » que sur celui de la vitesse limite accordée au train des filles.

Laurent la considérait de haut, la narine retroussée, l’œil pétillant, comme il eut regardé un oiseau-mouche en colère.

— Oncle Amédée, demanda tout à coup le Corbiau Gentil, voulez-vous faire une partie de dames avec moi ?

— Je veux bien, dit-il enchanté, car il aimait en premier le jeu d’échecs, et en second, le jeu de dames. Il pensait qu’avec une petite fille, ce ne serait qu’une partie pour rire. Aussi son étonnement fut grand quand, au bout de dix minutes d’un jeu négligent, elle lui rafla sept pions et fit dame et qu’il découvrit tout à coup son plan, fort bien mené depuis le commencement. Cela raisonnait donc parfois comme un adulte, un enfant ?

Il contre-attaqua, elle se défendit. La partie dura longtemps. Les deux autres s’étaient envolés et faisaient à eux seuls, dans la cour, plus de vacarme que les pintades. Mais Amédée ne les entendait pas. Il marchait de surprise en surprise.

— Savez-vous que la petite Anne-Marie est étonnante ? dit-il le soir à Isabelle, qui cousait auprès de son lit, à la veillée.

Elle posa son ouvrage sur ses genoux, leva les sourcils et regarda son mari avec une moue doucement ironique.

— Elle réfléchit, elle calcule. Elle est bien plus intelligente que les autres enfants de son âge.

— Combien avez-vous observé, dans votre vie, d’enfants de son âge pour pouvoir énoncer une idée générale sur l’intelligence des enfants de cet âge ? demanda Isabelle, d’une voix suave.

— Il n’y a pas moyen de raisonner avec vous, bougonna M. Durras en haussant les épaules.

Le lendemain, il se mit en devoir d’initier la petite fille au jeu d’échecs. Quand elle apporta l’échiquier à son chevet, les deux autres voulurent s’en mêler.

— Laisse-nous, Laurent. Tu n’y comprendrais rien, tu es trop bête.

Laurent sortit en sifflotant, les mains dans les poches. Le Corbiau Gentil serra les lèvres et baissa la tête. Lise n’avait rien entendu, fascinée par les noms enchanteurs des pièces de l’échiquier. Elle les déplaçait, les faisait virevolter, les apostrophait :

— Le Fou, allez dire au Roi que la Reine est dans la Tour avec le Cavalier.

— Voyez-vous ça ! dit Amédée. Et que fait-elle dans la Tour avec le Cavalier ?

La petite lève un regard où ruisselle du ciel :

— Le Cavalier chante, papa, et la Reine écoute.

— Non, trancha le Corbiau, de sa voix nette et monotone. Le Cavalier dit : « Madame, il faut me suivre. Le Roi est un mort vivant et il y a danger, » mais la Reine dit : « Je ne peux pas » et personne ne sait pourquoi.

— Qu’est-ce que tu racontes ? s’écria Amédée, en souriant. Tu veux faire concurrence aux histoires de ta cousine, à présent ?

— Elle est jolie, approuva Lise en hochant ses boucles d’un air connaisseur.

— Allons, laisse-nous jouer. Va-t’en retrouver ton frère !

— Ils appellent ça jouer ! s’écria la Zagourette en brandissant vers le plafond des mains indignées. Rester là comme des bûches, sans rien dire, ils appellent ça jouer !

Elle sortit en coup de vent et on l’entendit bondir de marche en marche en chantant « Cochon laiteux ».

Amédée disposait ses pièces : La Tour, le Cavalier, le Fou, la Dame Noire sur la case noire… La petite fille le regardait, sans bouger.

— Oncle Amédée ?

— Eh bien ?… Parle donc !

— Savez-vous ce que c’est qu’un mort vivant ?

— Qu’est-ce que tu racontes ! C’est au moins Laurent qui t’a mis ces âneries en tête. On est mort ou on est vivant, il n’y a pas de milieu. Allons, suis-moi bien. Nous allons faire manœuvrer les pions, simplement pour t’exercer. Regarde bien comment je dispose mes pièces : la Tour, le Cavalier, le Fou…

Elle s’appliquait de toutes ses forces à bien suivre, serrait les lèvres, écarquillait les yeux, mais que c’était compliqué ! Celui-ci qui marche en ligne droite, celui-là qui saute de deux en deux, cet autre qui avance en diagonale… Si seulement elle avait pu leur laisser le temps de voyager dans son esprit comme ils voyageaient sur l’échiquier, — d’accomplir ce long voyage en caravane jusqu’au fond de son esprit, là où se tenait le prisonnier, derrière le mur de cristal… Il n’y aurait rien de fait tant que celui-là ne se serait pas intéressé à ce voyage des personnages noirs et blancs, car c’était lui le véritable partenaire d’Amédée, non pas elle. Elle n’était qu’une petite fille timide, et l’oncle Amédée l’intimidait terriblement. Elle sentait tellement qu’il allait se fâcher si elle ne comprenait pas assez vite ! Aussi elle les retenait tous à la surface, la Tour, la Dame, le Roi, le Cavalier, le Fou, et les simples pions qui marchaient à l’avant-garde, et cela finit par une épouvantable salade de noir et de blanc, — salade dans sa tête, salade sur l’échiquier où tous les personnages gisaient, renversés d’un revers de main.

— Seigneur ! Moi qui te croyais intelligente ! Mais tu ne comprends rien à rien, ma pauvre enfant ! Tiens, range-moi cet échiquier, j’y renonce.

Elle ne se fit pas prier, courut retrouver Laurent.

— Tu sais, c’est impossible, son jeu d’échecs. Je suis trop bête.

Elle était si heureuse de pouvoir lui dire qu’Amédée l’avait trouvée aussi bête que lui ! Le petit garçon la regardait, campé sur ses jarrets, les mains dans les poches, le nez mobile, l’œil brillant d’humour :

— Ma pauv’ vieille, si tu l’écoutes, tu seras bête toute ta vie. Tu sais donc pas que quand il vous parle il vous fait pousser des oreilles d’âne ?