La Maison des Bories/16

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Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 206-215).


XVI


Septembre d’or fondit dans octobre bleu. Des vols de grives s’abattaient sur les genévriers de la montagne et des bandes de corbeaux emplissaient le ciel de croassements à contretemps, quittant les hauts sapins pour la vallée.

Quand ils passaient au-dessus des Bories, une plaisanterie toujours neuve consistait à dire :

« Eh ! Corbiau, voilà tes frères qui t’appellent ! » et le Corbiau souriait sans répondre, en remontant ses épaules d’oiseau égyptien. Cette année-là, elle suivit longtemps des yeux le vol noir et croassant, comme si elle confiait un message à ses frères.

Elle aimait tous les oiseaux, vivants ou morts. Quand un chasseur apportait des grives, elle réclamait la faveur de les plumer. Marie se faisait un peu prier. Marie, la femme du flegmatique Antonin, était une créature rêche et sèche, gouvernée par une conception intransigeante des devoirs et des prérogatives d’une cuisinière. « Les patrons commandent au salon, la cuisinière à la cuisine, » tel était son dogme. Elle avait dû cependant fléchir devant Isabelle, qui n’admettait pas facilement les dogmes et ne se fiait à personne pour la sauce béarnaise. Quant à la petite, elle n’était pas gênante, bien tranquille dans son coin et après tout, c’était assez commode de trouver les oiseaux tout plumés au moment de les faire cuire…

Cric, cric, cric… Pour plumer la tête sans l’écorcher, il fallait tendre la peau sur le crâne avec le pouce de la main gauche… Voici l’oiseau plumé, tout nu, avec son vieux petit crâne et ses bras manchots. Le Corbiau le tourne et le retourne entre ses mains, le cœur serré de tendresse et d’angoisse. Cela fut une grive, qui chantait, qui se bourrait de grains de genièvre, et maintenant, qu’est-ce que c’est ?

Elle alignait les petits corps sur la table de la cuisine, bien en ordre, sortait sans bruit, montait sans bruit à la chambre d’amis, au fond du vestibule du premier étage. Cela avait été la chambre de Carl-Stéphane et maintenant, qu’est-ce que c’était ?

Elle ouvrait le premier tiroir de la commode, et la chambre redevenait la chambre de Carl-Stéphane, puisque la bille d’agate était là, posée sur le petit miroir ancien que le jeune homme avait envoyé de Paris « pour son Gentil Corbiau », avec d’autres jolis cadeaux pour Lise et Laurent, avant de retourner dans son pays, d’où il reviendrait… quand ? « Je n’en sais rien, » répondait Isabelle quand Lise ou Laurent lui posait la question, car le Corbiau Gentil ne prononçait jamais le nom de Carl-Stéphane.

Mais la bille d’agate était là, réfléchie par l’eau un peu trouble du miroir encadré d’argent.

La petite fille allait fermer la perte à clef, marchant sur la pointe des pieds, le cœur battant. Elle revenait à la commode, sortait avec précaution bille d’agate et miroir, les posait sur la table.

Dans le deuxième tiroir, il y avait l’échiquier, avec un traité du jeu d’échecs. Elle posait le tout sur la table et commençait à travailler, lisant tour à tour et déplaçant ses pions :

— Le Fou court en diagonale sur les cases de sa couleur, en avant et en arrière…

Elle lisait tout haut, mais ce n’était pas sa propre voix qu’elle entendait : c’était une voix lente, gutturale, qui faisait admirablement comprendre ce qu’elle disait, laissant voyager chaque mot, chargé de sens, jusqu’où il lui plairait d’aller… On avait tout le temps, on avait toute la vie devant soi pour comprendre ce que cette voix disait, — car on ne pouvait rien imaginer de plus doux que d’écouter cette voix-là pendant toute sa vie et de s’avancer lentement dans le chemin que cette voix-là vous avait ouvert, ce chemin où il fallait avancer toute seule. Mais qu’on était bien, toute seule avec cette voix-là !

— Le pion marche comme une tour, mais sans pouvoir reculer, et prend comme un fou, en diagonale, lorsqu’une pièce ou un pion adverse…

Des bancs de brume s’étalaient dans la vallée. Ils s’élevaient avec lenteur, conservant leur aspect de matelas foulé jusqu’à ce que le vent les prît, les cardât furieusement, les jetât sur la maison comme pour l’engloutir sous cette vague floconneuse qui sentait la noix fraîche et la fumée, — mais la maison ressortait intacte du chaos et la vague allait s’effilocher sur les sapins de la montagne, noircir l’or des bouleaux et des foyards disséminés dans leur nappe sombre et tenter vainement d’éteindre ce tout petit arbre d’espèce inconnue qui brûlait là-haut d’un feu sourd, complètement rouge.



M. Durras, tout à fait remis, mangeait de bel appétit et mangeait de tout, excepté du saucisson, qui lui inspirait maintenant une étrange répugnance. L’heureuse disposition de la convalescence s’était maintenue en lui lorsqu’il fut debout et valide et on le connut plus gai qu’il n’avait jamais été, taquinant Isabelle, plaisantant avec les petites filles et même avec Laurent, qui ne savait qu’en penser. Mais un jour, sa femme le vit s’asseoir à table avec le visage sombre et fermé qu’elle connaissait trop bien. Les enfants, avertis, se tinrent cois et la vie reprit comme auparavant, craintivement tapie dès qu’on entendait un pas d’homme descendre l’escalier, follement débridée et bondissante autour d’Isabelle, qui menait la ronde, aussitôt qu’il n’était plus là.

Pourtant il ne s’était rien passé. Rien, sinon ceci que M. Durras avait voulu écrire au Petit Nez de Chien de venir le retrouver au Puy pour quelques jours de vacances avant l’hiver. Il avait pris sa plume et commencé en souriant : « Chère petite amie… » Et à ce moment-là, ayant fait un effort pour se représenter celle à qui s’adressaient ces mots, il s’était demandé par quoi cette femme avait bien pu lui plaire. Il ne retrouvait dans sa mémoire que des propos plats et prétentieux, supérieurement agaçants, proférés par une bouche peinte. Il se rappelait aussi qu’elle l’avait promené pendant toute une après-midi devant tous les bijoutiers de la ville, et il commençait maintenant à se demander si ses allusions répétées à sa vieille montre qui « battait la chabraque » et marquait toujours l’heure des rendez-vous avec vingt minutes de retard…

En somme, qu’est-ce que c’était que cette femme-là ? D’où sortait-elle ? Elle avait beau se donner pour une femme du monde… Une femme du monde ne couche pas avec un homme, aussi séduisant soit-il, au bout de la première soirée de conversation. Même si elle aime les hommes, comme toutes les femmes, elle fait semblant de ne pas y tenir. Et une femme du monde n’épluche pas ses sardines avec son couteau et ne s’essuie pas la bouche avec son pain quand elle vient de manger de la salade. Et elle ne dit pas en parlant de gens, précisément, du monde : « C’est du monde bien. » Et si elle avait eu son brevet supérieur, comme elle le prétendait (ce qui, entre parenthèses, était fort peu « femme du monde », car on sait bien que les femmes du monde ne savent rien), elle n’aurait dit « Quoique ça », pour « malgré cela », et « je m’en rappelle » et « en face la gare ». Allons ! elle lui avait menti, depuis A jusqu’à Z et comme toujours, il avait été trop bon, trop naïf, toujours prêt à s’attendrir, toujours pris par les sentiments…

Furieux contre elle et contre lui-même, il rejeta cette aventure au néant, d’un haussement d’épaules, et de nouveau la suite des jours à vivre lui apparut comme une terne procession de jours déjà vécus.

Le travail restait son refuge. Là, pas de surprise, pas de mirages à craindre, pas de décevantes métamorphoses. La pensée était sûre de son objet, l’esprit, sûr de sa pensée. Il se retrouvait lui-même, un homme équilibré, lucide, averti, méthodique, impartial, habile à classer les idées et les faits et à exprimer les unes et décrire les autres en formules claires et définitives. Encore six mois d’effort et sa Géologie du Massif Central serait au point, un ouvrage sans précédent pour la minutie de la documentation, l’ampleur des déductions, la nouveauté du plan. On verrait alors ce que c’était qu’Amédée Durras.

Il rentra dans son domaine clos, où ne pénétraient ni femme, ni enfants, ni chagrin, ni angoisse, d’où l’imprévu était banni — et la bourrasque d’hiver se mit à tourner autour de la maison sans qu’il s’en aperçût.

Tous les soirs à six heures il descendait faire sa partie de dames avec le Corbiau Gentil, qui avait retrouvé grâce à ses yeux. Isabelle cousait auprès du feu, les enfants lisaient ou jouaient tranquillement, assis loin d’elle. Encore empreint de cette espèce d’imperméabilité que lui conférait le tête-à-tête avec sa pensée, il percevait leur présence comme un défilé d’ombres chinoises, à l’arrière-plan de sa conscience, de sorte que les hostilités entre Laurent et lui se trouvaient suspendues, faute pour ainsi dire de combattants. Cependant son corps, poursuivant sa vie propre, s’épanouissait à l’intérieur du triple cercle de chaleur, de lumière et de saveurs qu’Isabelle traçait autour des siens, au cœur des éléments déchaînés.

Elle faisait de l’hiver une fête perpétuelle au creux de la maison tapissée de bien-être, qu’elle emplissait, comme un nid, de choses brillantes et bonnes à manger. Comment s’y prenait-elle pour transformer quatre mois d’isolement farouche en une seule longue journée irradiée par la merveille de deux syllabes : Noël ? Son pouvoir se manifestait par mille petits riens : une bougie rose, une chandelle romaine, un quartier d’orange ou une noix glacée dans une caissette de papier gaufré, — plus subtilement, par un sourire, une inflexion de voix qui suggérait des joies et des promesses mystérieuses, par une allégresse triomphante, une capacité d’espérance et de bonheur infinie, enfantine : Noël. Et cette joie recouvrait la tragédie d’un destin douloureux, accepté avec pleine conscience, pour sauver des vies plus faibles, nourries de son sang et qui exigeaient innocemment la pleine consommation du sacrifice : Noël.

De l’autre côté des murs, la tempête menait ses combats aveugles, chaotiques, lançait sur la maison un bélier de vent qui l’ébranlait tout entière d’un coup sourd, comme une vague contre un récif, puis se débridait en une galopade panique, aiguisant, à mesure qu’elle s’éloignait par-dessus forêts et montagnes, le long cri surhumain de la vitesse éperdue.

Ce pandémonium cessait aussi brusquement qu’il avait éclaté et les enfants sortaient en criant de plaisir dans le froid clair, scintillant de gemmes sous le soleil. La neige était brassée, feuilletée en énormes tas, découvrant par endroits le sol nu, dur et sonore. Le vent de la Margeride ravinait ses terres en maître sanglier. Çà et là, un creux fouillé par la bourrasque imitait l’empreinte d’un torse immense, au revers d’un talus blanc. Il ne fallait qu’un peu d’imagination pour se croire au pôle. Chientou figurait tour à tour un traîneau tiré par une douzaine de chiens de traîneau, un Esquimau, un phoque, un ours blanc, une banquise. On risquait une expédition jusqu’à la factorerie de la baie de Baffin, où Bichette mastiquait son avoine dans un parfum de cuir et de crottin, dans la chaleur des fourrures.

Les explorateurs avaient si chaud qu’ils enlevaient leurs guêtres et pataugeaient dans la neige, entre la maison et l’écurie, jambes nues jusqu’aux cuisses. Le feu caché dans le froid les brûlait et Isabelle au retour enduisait de lanoline leurs membres gercés en respirant sur eux, à grandes goulées, une odeur d’eau pure et de plein vent.

La nuit venue, les leçons apprises et les devoirs faits, Lise grimpait sur les genoux de sa mère, Laurent montait sur le siège de son fauteuil et lui passait les bras autour du cou et le Corbiau, assise à ses pieds, tout contre elle, appuyait la tête sur ses jambes ! Leur groupe formait ainsi une figure hindoue à seize membres et quatre visages, voguant paisiblement au fil des histoires, entre le feu et la nuit.

C’était tantôt Isabelle qui contait, tantôt Lise, tantôt Laurent. Chacun avait sa manière et son répertoire. Isabelle brodait sur le fonds inépuisable des contes rustiques, où les hommes font la bête et où les bêtes font l’homme, et de ces fabliaux malicieux où l’esprit païen se venge en riant des puissances chrétiennes, lançant le curé à la poursuite du diable qui n’est qu’un cochon égaré dans l’église, faisant jurer le tonnerre à l’enfant de chœur qui vient d’estourbir, en battant sa coulpe, le merle déniché à l’aube et caché entre chemise et poitrine. Elle contait en patoisant, avec un petit œil rigoleur de paysan sceptique et les enfants, saouls de gaieté, se renversaient dans ses bras comme des javelles.

Quand on avait bien ri : « Et puis z’alors, » commençait la Zagourette de sa voix de clochette voilée, tintant à travers une eau profonde. Cette voix vous promenait à travers des forêts magiques où princes et princesses, enchanteurs et fées foisonnaient comme pinsons et pinsonnes, comme loriots et mésanges, pêle-mêle avec les fleurs et les pierres précieuses, les hurluberlus et les calembredaines. Il y avait aussi des loups débonnaires, tellement bavards qu’ils en oubliaient de manger et des « crocrodiles » qui n’avaient de terrible que le nom. La Zagourette ne pouvait se figurer autrement le danger, n’importe quel danger : un mot inventé pour faire peur aux gens, une manière de « crocrodile ». On n’avait qu’à le regarder en riant et en secouant ses boucles et le monstre, tout décontenancé, essayait à son tour un sourire confus de quarante-deux dents. Et Isabelle qui rêvait, les lèvres perdues dans la chevelure ensoleillée de sa petite fille, se demandait si cette conception du mal était chez elle un trait d’enfance ou un trait de nature et se disait que plus tard il y faudrait veiller.

« Et puis z’alors, à force de raconter à force, à force, moi j’ai plus de langue. Alors maintenant je dis plus rien et le Z’animal va nous faire le Poulailler surpris par un Renard. »

Le Z’animal se faisait un peu prier, avec des mines de grande vedette. Mais peu à peu son corps hanché sur une seule jambe, son cou, sa tête penchée suggéraient le sommeil et voici qu’il roulait au fond de son gosier, derrière la barrière des dents, un ronchonnement nonchalant de volaille qui rêve. Aussitôt l’auditoire se trouvait plongé dans une obscurité vaguement éclairée de reflets de plumages, dans l’odeur chaude et fade du poulailler endormi.

Un souffle rôdeur, coupé de silences, un mouvement sinueux de la main, traduisent l’entrée furtive du renard. À peine un son enroué, filé par le coq, a-t-il révélé le cheminement d’une obscure inquiétude que la clameur d’une poule égorgée éclate, précipitant le poulailler dans un tumulte de cris, dans une neige de plumes arrachées où sonne éperdument le clairon du coq, soudain faussé par un gargouillement d’agonie. Horribles vociférations des veuves, chez qui l’épouvante soutient vigoureusement le regret. Clameurs de mort, bonds silencieux du monstre, tumulte et joie du carnage… Soudain, un bruit de sabots traînés dans une cour de ferme. Souple ondulation du renard, qui fond dans la nuit, sa proie entre les dents. Sur le champ de bataille, éclairé par la lueur d’une lanterne promenée à bout de bras, de rauques appels, des « cott, cott, cott » précipités et stupides racontent une épouvantable histoire à cette voix paysanne qui compte lentement, atterrée : « Eûn’, deux, trrois, quat’pittes et l’coq ! Oh ! la sâ bêête ! la sâ bêête ! »

Le Corbiau ne racontait jamais rien. Elle écoutait, serrée contre Isabelle, les genoux ramenés à la hauteur du menton, sa lourde et lisse chevelure noire glissant le long de ses joues mates — et son attitude, ses prunelles obscures, comme deux puits béants, suggéraient le feu de campement, la brousse, l’auditoire en cercle. Elle ne disait jamais rien, mais parce qu’elle était là, tout devenait plus profond, plus mystérieux, tout semblait venir de plus loin et s’en aller sur une longue route.

Isabelle lui caressait la tête, doucement, sans fin, cherchant à savoir ce qui pouvait bien mûrir dans cette tête, quelle était cette idée dont elle sentait la présence, pour ainsi dire du bout des doigts, sans pouvoir en deviner la nature ? Mais la petite ne disait rien.

C’est ainsi que passent les soirées d’hiver dans la maison des Bories, cependant que le vent aveugle, soulevant le heurtoir de bronze, frappe, frappe, frappe à la porte. Et Chientou, étendu sur la pierre chaude du foyer, de temps à autre allonge une patte timide, effleure le pied d’Isabelle et vite détourne la tête et contemple le parquet d’un air de fiancée pudique, éperdu de bonheur et de confusion parce que sa maîtresse lui pétrit l’oreille et l’appelle en riant « ma vieille bête de chien ».

Un soir, Lise et Laurent s’étaient sauvés dans le couloir pour mijoter quelque tour pendable qui les faisait rire aux éclats. Le Corbiau appuyait sa tête, comme à l’ordinaire, sur les genoux d’Isabelle. Elle leva les yeux et du ton le plus simple, comme si elle continuait une conversation commencée, elle demanda :

— Ma Belle Jolie, pourquoi donc tu n’as pas voulu partir avec Carl-Stéphane ?

— C’était donc ça ? pensa Isabelle, à la fois soulagée et surprise.

Mais de sa surprise, elle ne montra rien. Elle savait aussi être fidèle à un système et le sien consistait à ne jamais laisser pénétrer dans l’esprit des enfants, pour autant que cela dépendit d’elle, la notion des mystères coupables et du fruit défendu. Elle s’appliquait à leur persuader, par toute son attitude et ses propos, qu’il n’y avait jamais rien que de propre et de clair et qu’il fallait toujours aller au fond de tout, avec un regard clair et un esprit bien nettoyé, fortifié de prudence et de volonté.

C’est pourquoi elle répondit, tout naturellement et sincèrement, avec un sérieux qui haussa la petite fille à vingt coudées au-dessus d’elle-même :

— Parce que, vois-tu, mon Corbiau, entre un mari et une femme, même s’ils ne s’accordent pas très bien, il y a la parole d’honneur, — et que ça ne s’emporte pas dans une valise.

« Et puis, parce que je suis à vous et rien qu’à vous, mes Carabis. »