La Malle au camphre/01

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Librairie des Lettres (p. 3-83).
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« M. Barral m’a donné de fort bons renseignements sur vous, Mademoiselle. À vrai dire, j’hésitais à prendre comme pensionnaire une personne venant de si loin ; car, vous savez, les étrangers…

— Je ne suis qu’à demi étrangère, Madame ; mon père est Norvégien évidemment, mais ma mère était Parisienne, et je me rappelle avoir toujours parlé français avec elle…

— Vraiment ? comme c’est curieux pour une Française d’épouser un Norvégien !

— C’est sans doute ce qu’a pensé sa famille de Paris qui s’est brouillée avec elle.

— Ah ! ceci est fâcheux. Mais, enfin, je m’explique que vous parliez si bien notre langue… Et vous avez fait ce voyage si long toute seule ? Vous n’avez pas eu peur ?

— Peur de quoi ? les trains sont très sûrs ; les bateaux aussi…

— C’est admirable ! Lorsque ma fille va à Versailles toutes les semaines donner ses leçons de piano, je l’accompagne toujours… Mais vous êtes un peu Américaine, à ce que je vois… Et vous êtes venue ici pour suivre les cours de l’École du Louvre ?

— Oui, Madame ; je pense préparer ma thèse sur un peintre de l’école primitive française, Jean Fouquet peut-être.

— Une jeune fille savante, tout à fait. C’est charmant ; vous ne devez jamais vous ennuyer… Mais je vais appeler ma fille qui va vous montrer votre chambre. »

La dame se lève dans le bruissement de sa robe de soie puce, et disparaît dans la salle à manger voisine. Elle est maigre et longue ; son visage, si étroit qu’il semble avoir été aplati entre les feuillets d’un livre, est figé dans un immuable sourire. Ses cheveux en bandeaux, bien pommadés, dessinent deux petites vagues correctes, très haut sur son front ; au lobe de ses oreilles, bourrées de coton rose, grelottent deux poires d’améthyste.

Je regarde autour de moi. Ce petit salon, formant le coin d’un rez-de-chaussée sombre, est digne de Mme Bol, la maîtresse de céans. Il exhale une pénétrante odeur de cave et de vieille tapisserie ; dans un demi-jour verdâtre, cinq à six fauteuils, tout ronds en capiton de soie bleue, figurent cérémonieusement une petite conversation muette avec deux poufs et un canapé. Sur la cheminée, un Hippocrate de bronze, assis sur un cadran de pendule, repousse deux colliers de perles que lui tend l’envoyé d’Artaxercès, tout nu, à favoris courts de général Empire ; à droite et à gauche, des gerbes de monnaie-du-pape s’empoussièrent dans des vases d’onyx. Il y a, au-dessus des pincettes et du soufflet en tapisserie, quelques daguerréotypes de famille dans d’énormes cadres d’ébène en ogives ; et deux médaillons, sous verre bombé, exhibant des monogrammes en mèches de cheveux. Sur une table, à côté du massif album de photographies relié en peluche cramoisie, une bonbonnière en perles de couleur contenant des violettes cristallisées. Cette exécrable friandise, qu’on mâche comme de l’herbe saupoudrée de sable, devait pour moi constituer un petit supplice quotidien par suite de l’affable insistance que mon hôtesse mit à m’en offrir chaque fois qu’elle me voyait traverser le salon.

À travers les guipures compliquées de la fenêtre, on voit des branches, dont le feuillage jaune et ratatiné s’effrite avec un léger bruit de papier froissé. Car la demeure où je vais passer de longs mois est une petite cité provinciale, qui ressemble à un béguinage flamand ; bien inattendue, certes, à trouver dans cet immense et bruyant Paris. De chaque côté d’une allée à gros pavés calfeutrés d’herbe, s’alignent des maisonnettes ayant chacune son enclos de verdure, où parfois du linge s’étale hardiment sur des cordes. Quelques moulages d’après l’antique sont suspendus à des poulaillers, ou des cabanes à lapins. Au fond de la cité se dresse un étonnant monument ; c’est une église de Hongrie en bois peint, que son propriétaire, un architecte, vient d’acheter à bas prix lors de la démolition de la dernière exposition. Il l’a mise en place lui-même, aidé de sa femme, une petite Parisienne à museau de souris que, depuis, je n’ai jamais vue qu’en peignoir japonais et en bigoudis. Chaque fois qu’il y a du vent, des tuiles dégringolent du toit ; une fois, paraît-il, un des piliers du petit escalier extérieur s’est mis à fléchir sous la pesée insolite du charbonnier qui montait ses sacs. Alors, on voit l’architecte, en bras de chemise, grimper à une échelle dont sa femme tient un des montants ; et taper, clouter, rapetasser en jurant d’une voix éclatante, devant la galerie vite assemblée des enfants du voisinage et du concierge, qui donne des conseils. Le pavillon de mon hôtesse, Mme Bol, de style premier Empire, avec une frise d’acanthe en stuc et une grille surmontée de deux vases où tremblent des iris, se trouve à l’entrée du petit hameau, au fond d’un jardin plus grand que les autres, qui affecte même des ambitions de potager.

Et lorsqu’un fiacre antédiluvien m’y déversa en cahotant, avec mes bagages, dans cette placide rue du Montparnasse, quel effort il me fallut pour me convaincre que j’étais bien réellement à Paris ! (Paris, c’est-à-dire l’Opéra, les Champs-Elysées et la place Vendôme.) Ici, rien que des maisonnettes incohérentes qui, au milieu de timides jardinets, ressemblent aussi bien à des pigeonniers, des chapelles de campagne ou des belvédères de stations alpestres qu’à des logements pour familles parisiennes. Il y a une minuscule cahute peinte en rouge sang et surmontée d’un tonneau également rouge qui semble faite pour abriter un kobold des contes de Grimm. Au coin de la rue Notre-Dame-des-Champs, c’est toute une petite forêt vierge, foisonnant de lilas, mûriers, chardons et orties, d’où émergent à peine des cases qui semblent construites en papier d’emballage. La cuisine se fait en plein air ; la lessive aussi. Ça doit être bizarre de sortir de ce camp de romanichels pour aller acheter son pétrole et son café dans une des grandes épiceries violemment illuminées de la rue de Rennes…

Mme Bol ayant disparu, dans un léger parfum de naphtaline, est remplacée par sa fille, jeune personne sans laideur ni beauté, ni âge, ni sexe, qui m’installe dans ma chambre et m’accable de questions tout aussi inanes que celles de sa mère : « Je m’appelle Thyra ; c’est un nom norvégien sans doute ? — Je n’ai pas eu peur de venir toute seule de si loin ? Est-ce que je connais M. Barral, qui m’a conseillé de louer cette chambre ? c’est un bien aimable jeune homme, quoiqu’il ait un peu le genre artiste (ici une rougeur sur ses joues pâles). » Puis encore : « Tenez, Mademoiselle, puisque vous vous y connaissez en beaux-arts à ce qu’il paraît, j’ai mis là un calendrier peint par une sœur de Notre-Dame de Sion qui vous intéressera ; elle a un grand talent, cette sœur ; on dit qu’elle peint les fleurs à s’y tromper. Ah ! j’ai oublié d’arracher les feuillets… 30 octobre 1890 ; voilà qui est fait. Bonsoir, Mademoiselle ; si vous voulez vous laver les mains, le pot à eau et la cuvette sont là sur la commode. »

Je crois que la caractéristique de ce quartier est le nombre d’habits religieux qu’on y voit et les carillons qu’on y entend. Lorsqu’on circule, certains dimanches,
aux heures des offices, dans la rue de Sèvres ou dans cette rue de Bagneux livrée aux ébats des poules et aux tas de fumiers, on ne croise guère que des essaims de femmes à robes en cloche et à coiffes moyenâgeuses, glissant sur leurs talons plats, dans un grand cliquetis de chapelets ; des capucins chauves, exhibants sur les trottoirs l’anomalie de leurs pieds nus des Pères Blancs, des franciscains, des pères ignorantins regagnent leurs couvents ; tandis que des pluies de sons cristallins ou gravement sonores, selon la qualité des cloches, s’envolent et se rejoignent par-dessus les arbres mordorés de l’Abbaye-au-Bois ou du grand parc des Dames Saint-Thomas de Villeneuve. Près de ce parc, dans un pâté de maisonnettes dont les tuiles bavent de la mousse à chaque bord, se tasse l’échoppe d’un écrivain public. Il y avait deux Bretonnes qui s’y étaient arrêtées, un matin, pour dicter une lettre ; deux Bretonnes aux étonnantes coiffes et aux jupes rondes qui figuraient assez bien deux gros champignons sur lesquels des papillons se seraient posés… Et c’était un véritable anachronisme d’apercevoir sur un pan de mur, au-dessus de l’échoppe, une tonitruante affiche des Pastilles Géraudel, — l’obsession de Paris en ce moment.

Bizarre quartier que le mien, qui réunit deux parties si disparates, lesquelles arrivent pourtant à s’harmoniser entre elles… D’un côté, les couvents, les carillons, les magasins d’imagerie pieuse, les cabinets de lectures fréquentés par des abbés ou des jeunes provinciaux des « Hôtels Fénelon » et « Ozanam » avoisinant Saint-Sulpice ; les dames aux toilettes neutres, si différentes de celles que je vois, une fois passé les quais… De l’autre, la petite bohème des artistes qui vit à peu près dans la rue en savates et manches de chemise ; les modèles qui passent, esthétiquement coiffés, leurs corps de mauviettes parisiennes se déhanchant dans d’étranges étoffes taillées par elles-mêmes ; les vitrages d’ateliers bleuis par la fumée des pipes… Cette salade se trouve exactement représentée dans ma petite chartreuse de la rue Montparnasse. Les deux éléments se coudoient en toute innocence. Et ils ne se heurtent pas ; au contraire, ils forment une atmosphère spéciale : celle d’une petite cité dans la grande ; la Rive Gauche enfin, à qui on aurait dû donner un nom pour la différencier du reste de Paris…

Marcel Barral, élève sculpteur à l’École des Beaux-Arts et fils d’anciens amis de ma mère, sort d’ici aujourd’hui. C’est moi qui l’avais convié à venir me voir ; et il est arrivé trois quarts d’heure en retard, introduit dans ma chambre par Mme Bol, vaguement inquiète et désapprobatrice ; d’ailleurs, aussi inquiet et gêné qu’elle. Depuis, j’ai constaté, à mes cours et ailleurs, que les jeunes Français, qu’on dit si hardis, à l’étranger, sont souvent beaucoup plus empêtrés devant des jeunes filles que les garçons des pays scandinaves. Peut-être parce qu’ici, il est tout à fait insolite de se trouver seule dans une pièce avec une personne d’un sexe différent du vôtre ; je ne sais pas…

Marcel Barral n’est pas vilain garçon avec ses yeux vifs comme ceux d’un sansonnet, dans un visage d’une pâleur mate et presque imberbe, quoiqu’il soit trop fluet pour ma compréhension de la beauté masculine. Il arbore un « costume d’artiste » à pantalon de velours brun, cravate flottante et feutre cabossé que je trouve un petit peu ridicule. Ce crâne personnage de la Bohème de Mürger s’assied sur l’extrême bord d’une chaise curule en acajou, pareille au reste de l’ameublement Louis-Philippe, et, son feutre serré contre le ventre, me fait à peu près les mêmes réflexions qui sont sorties des lèvres minces et souriantes de Mme Bol : j’ai eu du courage de venir seule de si loin ! — c’est très beau pour une jeune fille de travailler ainsi ! — etc. Il m’inspecte avec un vif intérêt tandis que je lui parle ; puis, son regard se détourne brusquement, les paupières battantes. Le voilà qui se lève comme un ressort, en apercevant mes livres et mes partitions de musique rangés sur une étagère :

« Vous avez le théâtre d’Ibsen au complet ? c’est chic ça ! moi, je n’ai pu en avoir que deux volumes à l’abonnement… Oui, mais ceux-là sont en norvégien ; ça ne marche pas pour moi… Oh ! voilà un tas de Wagner, la Tétralogie, Parsifal… à la bonne heure ! Croyez-vous qu’on chahute encore tout ça à Paris ? sommes-nous bêtes ! Moi, j’ai fait un raffut de tous les diables l’autre jour, avec des copains, au Cirque d’Hiver, quand on a sifflé l’ouverture de Tristan et Yseult ; il y a un type à qui j’ai cassé deux dents à la sortie…

— Ah ! bien, vous n’y allez pas de main morte pour affirmer vos idées !

— Il faut ça ; sans quoi tout le monde pourrait manifester ses sottises… Vous faites de la musique, à ce que je vois ?

— Oui ; je travaillais un peu chez moi… Mme Bol me laisse son piano toutes les fois qu’elle sort ; et j’ai souvent une journée entière si je veux pour jouer mes partitions.

— C’est chic de pouvoir se faire comme ça de la musique à soi-même ! Moi, je n’ai jamais pu entendre en entier la suite de Peer Gynt.

— Eh bien, quand vous voudrez en avoir une idée, vous n’avez qu’à me prévenir un peu d’avance, et je m’arrangerai pour vous la jouer ; c’est bien facile.

— Oh ! vrai ?… Merci… »

Son expression se fige encore de contrainte.

« Et alors ?… vous suivez les cours du père Levert ?

— Oui ; et justement, je vais être obligée de sortir avec vous, car vous êtes arrivé un peu en retard, et je n’ai que le temps d’y aller si je veux trouver une place pas trop loin du calorifère.

— Je vous laisse alors ; je vous laisse… C’est vrai ; je ne pensais plus…

— Mais pas du tout ; je n’ai que mon chapeau à mettre et mon manteau… Voilà ; vous m’accompagnerez bien jusqu’au quai ; il fait si beau.

— Sapristi, vous n’êtes pas longue à habiller ! Mais non, vraiment ; il vaut mieux que je ne vous cramponne pas… »

Je le persuade, non sans peine, qu’il ne me « cramponne pas » ; que je ne fais aucune cérémonie pour lui ; et nous voilà dehors. Dans la rue, il me supplie de lui laisser le haut du trottoir, en s’excusant de l’impolitesse. « J’ai l’air d’un demi-siphon à côté de vous », déclare-t-il. Évidemment, ça l’ennuie de ne pas conserver une supériorité de taille.

Nous traversons le Luxembourg, ce royal petit parc aux lignes nobles, si mélancolique en ce moment avec ses frondaisons couleur de souci, se découpant en masses rondes sur le ciel gouaché de gris perle ; et l’odeur amère des fauves chrysanthèmes autour du bassin, dont l’eau terne semble violacée d’encre…

Dans la rue de Tournon, nous croisons un étrange petit homme, vêtu d’une large touloupe de drap foncé rasant presque le bout de ses bottes, les cheveux bouffants sous une toque de loutre pelée. Je le regarde plus attentivement ; c’est une femme d’environ quarante-cinq ans. Mon compagnon, riant de mon ébahissement, m’apprend alors que c’est une « féministe » bien connue dans le quartier, et jouissant de la même popularité goguenarde que l’ « homme des cathédrales » qui se promène autour de Saint-Séverin en costume moyen âge, et le vieux pèlerin breton du boulevard Montparnasse. Ceci me donne à penser que le féminisme, chose toute simple et naturelle dans les pays scandinaves, doit constituer encore ici une monstruosité bien insolite pour être représenté par de pareils grotesques. Drôle de ville, à la fois hardie et timide, amoureuse de progrès et routinière, bouillonnante d’idées neuves, et hostile à ce qui est nouveau ! Barral, en parlant de féminisme, a eu un petit sourire railleur qui contient tout le compact préjugé de son sexe contre les femmes, uniquement créées pour être ménagères ou courtisanes, selon la brutale phrase de Prud’hon, et la formule inavouée de tant de romanciers français, plus ou moins académiciens et « connaisseurs d’âme féminine »… Il commence à m’agacer légèrement, ce garçon.

Nous dépassons les massives arcades de l’Institut, pittoresques et dégageant une forte odeur d’ammoniaque (ces vieux quartiers sont attirants, mais indubitablement sales). Devant nous, s’étend le paysage des quais, dessiné dans une vapeur gris perle, avec les chalands gris foncé filant silencieusement ; et, au premier plan, les feuilles mordorées des platanes, s’égrenant une à une sur les boîtes des bouquinistes. Quelques instants, nous savourons alors la beauté de cette atmosphère spéciale aux ciels parisiens, et qui vient des brumes de cet îlot marécageux, où la lointaine tribu des Parisis fonda ce qui devint, on ne sait pourquoi, la première ville du monde…

« Vous ne connaissez pas les coins les plus curieux de Paris, dit tout à coup Barral. Il faudra que je vous montre le quartier des Gobelins, la vieille église de Charonne, le Château Rouge, rue Galande…

— Avec plaisir. Et je vous jouerai du Wagner, en retour.

— Ça, c’est gentil. Comment ferons-nous pour éloigner la bonne de la mère Bol, par exemple ? parce que, sans ça, elle cafarderait que je suis venu en son absence…

— Quelle idée ! je n’ai pas l’intention de m’en cacher !

— Oh ! zut alors, vous ne connaissez pas la mère Bol ; ça fera des histoires… Enfin, en attendant, je vous mettrai un mot pour se retrouver un jour. Vous voici arrivée.

— Au revoir, Monsieur Barral.

— Au revoir, Mademoiselle… »

Il n’a jamais écrit. Il n’est jamais venu. Cela ne m’étonne pas.

Depuis hier, j’ai fait de nouvelles connaissances. Notre voisin d’en face, le peintre, qui loge en smala avec son frère, sa femme, son mioche et une petite fille de trois ans, orpheline laissée à sa charge par un autre frère ; ce peintre, tout hérissé de barbe et de cheveux noirs, avec là dedans des yeux très doux, sa poste parfois derrière la baie vitrée de son atelier, et crayonne précipitamment, en s’efforçant de se dissimuler, tandis que je passe devant le pavillon où il demeure. Ce matin, comme je remplissais ma carafe à la fontaine qui sert à tous les habitants de la cité, la femme du peintre est venue y apporter deux brocs de cuisine. Elle me fait alors des sourires et des politesses, selon son habitude, et me dit que son mari admirait beaucoup la nuance de mes cheveux blonds, sur lesquels un languissant soleil venait glisser à ce moment.

« C’est donc pour cela », dis-je, « que je l’ai vu hier dessiner d’après moi pendant que je passais ! »

Elle paraît un peu gênée, puis se met à rire.

« Oui ; mon mari est indiscret, n’est-ce pas !… Mais voilà ; il a commencé une figure de Walkyrie qui le tourmente beaucoup parce qu’il n’a pas trouvé de modèle qui lui plaise, et il cherchait peut-être à attraper quelque chose de votre profil… Vos cheveux, surtout, le ravissent.

— En tous cas, il ne peut pas en faire grand’chose avec des croquis au crayon ! Si cela peut lui rendre service, je ne demande pas mieux que de lui poser une petite étude.

— Oh ! vous êtes trop aimable, Mademoiselle… Rousset et moi, nous ne voudrions pas abuser… »

Rousset, c’est le mari. Je lui certifie que Rousset n’abusera aucunement ; et elle m’invite séance tenante à venir leur rendre visite cet après-midi pour prendre rendez-vous. « Il y aura un modèle », me prévient-elle ; et elle ajoute : « C’est une personne très bien. »

À quatre heures, je vais tirer la cloche qui se niche, au-dessus de leur grille, dans un tel fouillis de lierre que le son en est tout matelassé. La petite fille de trois ans vient, en décrochant son petit bras, m’ouvrir la porte. Un gros poupard rouge aux yeux en pépins de pomme, coiffé d’un extraordinaire bonnet esquimau à pompon orange, roule sur le gravier sa glorieuse boule de chair drue. Il me salue d’un cri de guerre sonore et se remet à racler activement la terre de ses menottes sales.

J’entre dans l’atelier ; un appentis au toit de chaume, collé comme un champignon sur le flanc de la maisonnette aux boiseries vert pomme. Il y fait déjà un peu obscur ; et le rouge disque d’un poêle qui chauffe à suffoquer, jette le reflet d’un petit soleil couchant sur le parquet noir. Une odorante fumée de tabac crispe et déroule paresseusement ses volutes bleues, qui vont flâner aux angles des parois tendues de voiles persans. Rousset — toujours en manches de chemise dans la cour — est ici en veston assez correct. Il peint. Et devant lui, sur un petit tapis carré, se tient une femme nue très brune, à la figure de charcutière, qui a des pieds et des mains rebondis et des genoux plus rouges que le reste du corps. Le torse est beau et bien musclé. Mais le jour tombant de la toiture vitrée, qui donne un éclairage de puits, creuse des fossés d’ombres noires sous sa gorge ; et c’est assez vilain. Elle se penche dans une pose qui doit signifier qu’elle se mire dans une source champêtre ; et comme le mouvement est fatigant à tenir, Mme Rousset la soutient par la main. Un grand chien de berger ronfle par terre à ses pieds. Le frère aîné de Rousset, enfoncé dans un divan près du poêle, colle des photos sur des cartons pour stéréoscope. Je contemple, un peu éberluée, ce placide tableau de famille.

Rousset vient à moi, la main tendue, son bon sourire à demeure élargissant sa barbe de diable en carton pour boîte à surprise (je me demande pourquoi se laisser manger la figure par tant de crin lorsqu’on n’a aucune laideur à cacher, au contraire ?…) Il bafouille aimablement des commencements de phrases indiquant qu’il s’excuse, remercie, félicite, et qu’il abandonne en chemin. Mme Rousset vient aussi me dire bonjour, calme et simple dans une robe japonaise ; son visage régulier serti de ces bandeaux que l’on appelle ici « botticelliens » et qui n’ont aucun rapport avec les coiffures compliquées des figures de Botticelli.

Puis, la femme nue quitte sa pose, car le jour est décidément tombé ; elle s’asseoit sur un pouf pour enfiler ses bas et passe rapidement une chemise à rubans roses défraîchis. Entrent bruyamment les enfants tout marbrés de terre. Le gros poupard rougeaud se jette affectueusement dans mes jambes. Le chien s’étire et bâille. La petite fille va chercher des allumettes pour allumer la lampe.

« Vous venez de Norvège, Mademoiselle ? Est-ce du côté de Tromsoë que vous habitez ? »

C’est le frère, sorti de son trou noir sans que personne ait songé à me le présenter, qui parle d’une étrange petite voix de tête, douce et embrouillée de timidité. Il est d’un âge indécis ; trente-cinq à cinquante ans. Il est maigre, avec une barbe rare, d’un blond légèrement salé de blanc, les yeux clignotants à la lumière ; des yeux d’animal, suppliants et modestes.

« Non, Monsieur ; je suis de Christiania.

— Ah ! oui, Christiania… le fjord est joli, n’est-ce pas ; c’est tout déchiqueté, tout plein d’îlots… Mais le pays n’est pas si beau que du côté de Bergen ou Tromsoë ; vous avez là les rochers des Syve Söstrene…

— Vous connaissez mon pays, Monsieur ?

— Oh ! oui, je connais tout ça… Il y a une église curieuse, n’est-ce pas, à Christiania : la Gammlerskirke ; elle remonte aux premiers Northmanns…

— En quelle saison y êtes-vous allé ?

— Je n’y suis pas positivement allé ; c’était un projet comme ça… »

Rousset se met à rire derrière sa terrifiante barbe de Croquemitaine.

« Ah ! oui, vous ne connaissez pas le dada de mon frère !… il a passé toute sa vie à potasser d’extraordinaires voyages, à pied, en carriole, à dos de chameau ; il achète des photos, des livres, tout ce qui paraît comme documents sur les pays qu’il veut voir… Il vit là dedans pendant deux ou trois mois ; il s’entraîne à la marche ; il se prive de boire ; il apprend le cambodgien, le persan ; et puis, il ne part jamais, naturellement… »

L’autre continue, sans paraître avoir entendu :

« L’architecture norvégienne a des parentés très curieuses avec celle d’Extrême-Orient ; vous allez voir là des photos de pagodes indo-chinoises qui font un effet intéressant en stéréoscope ; ça rappelle absolument les vieilles églises de Fantoft ou de Borgund, avec leurs toits aux angles retroussés, qui se terminent en dragons…

— Allons, Pierre, laissez-nous prendre le thé, coupe la tranquille voix de Mme Rousset. Léa, venez avec moi chercher l’eau chaude ; je vais retirer les gâteaux du four. »

Le modèle, qui a remis ses vêtements neutres et modestes, la suit à la cuisine. Un instant après, elles reviennent portant une théière, un paquet d’épicier contenant du sucre, et une assiette où s’entassent de petits gâteaux brûlants qui sentent bon. Tout le monde s’asseoit autour de la lampe. Léa verse le thé. Je félicite la maîtresse de maison sur ses gâteaux :

« Oh ! c’est très simple, vous savez ; et ça ne coûte pas cher ; quatre sous de marrons réduits en purée, avec du sucre en poudre, un jaune d’œuf, un filet de chartreuse ; on pétrit bien, on en fait des croquettes et on met au four… Charlette, ne tripote pas le sucre comme ça !

— Vous avez une broche amusante, Mademoiselle, remarque Rousset. »

Le mari et la femme s’extasient alors sur ma broche qui représente l’antique dragon norvégien en argent ciselé, tandis que la jeune Charlette continue à tripoter le sucre avec une douce tranquillité. Mme Rousset se juge dispensée de tous ses devoirs d’éducatrice quand elle a averti les enfants, sur un ton sévère, qu’il n’est pas bien de faire telle ou telle chose. Une fois les enfants prévenus, ils peuvent continuer tant qu’ils veulent.

On cause art, musique. Rousset me montre ses esquisses pour la Valkyrie que je dois lui poser ; d’étranges petites choses, pas désagréables à regarder, faites selon la nouvelle école des peintres de plein air, avec de louables intentions de reflets verts et violacés dans les chairs, qui le font, paraît-il, traiter d’anarchiste par beaucoup de ses confrères. S’il fait beau demain, la séance aura lieu sous un sapin du jardin. Pendant tout ce temps, le frère aux photographies s’est tenu coi, sans lâcher une syllabe. Du moment qu’on ne parle plus de ses temples khmers ou norvégiens, ça ne l’intéresse pas. Il paraît que cet être éminemment inoffensif a été vaguement architecte autrefois ; puis, dessinateur ornemaniste ; mais depuis longtemps il ne fait plus rien du tout.

À sept heures et demie je me lève, malgré les protestations de mes affectueux hôtes, qui n’ont pas d’heures fixes pour les repas, et qui resteraient parfaitement jusqu’à dix heures du soir à disserter de choses sereines, dans le brouillard bleu des cigarettes. Pierre Rousset me guide à travers l’obscurité du jardin, qui sent le terreau et les feuilles mortes, en tenant une vacillante lampe pigeon. De nouveau, s’élève sa petite voix douce et précipitée :

« Il y a un moyen épatant pour aller en Norvège ; c’est de passer par l’Écosse. Il y a des bateaux charbonniers qui font le trajet en trois jours jusqu’à Glasgow ; on emporte une boîte de corned-beef, des harengs saurs, et on couche dans l’entrepont sur un matelas qu’on loue au maître-coq… Le port de Glasgow, c’est admirable, en novembre, dans le brouillard poisseux, avec les lumières jaunes… Et puis, on trouve là des bateaux qui transportent du bois, et qui vous mettent en douze heures à Bergen…

— Cher Monsieur, si vous allez en Norvège au mois de novembre, vous n’aurez guère de jour pour admirer la belle nature ! »

Il continue, impavide, les yeux très loin :

« Alors, personne du tout, en cette saison ; c’est exquis ! les hôtels fermés, plus de bateaux à touristes ! on couche chez le pasteur, chez les paysans…

— Écoutez, je suis désolée de vous interrompre, mais il faut que je fasse mon dîner sur un réchaud à gaz que j’ai là, dans un cabinet, et il ne marchait pas ce matin ; il va falloir encore que je l’arrange… Au revoir, Monsieur, à bientôt.

— Au revoir, Mademoiselle… Et mes photos de temples khmers, vous ne les avez pas vues ? Ce ne sont pas ceux-là, d’ailleurs, qui ressemblent le plus aux églises norvégiennes ; ce serait plutôt l’architecture du Cambodge ou de l’Annam… »

Ouf ! c’est un brave homme ; mais quel redoutable crampon !

Aujourd’hui, en déjeunant dans la crèmerie de la rue du Dragon, où je prends parfois mon repas de midi, à côté de jeunes gens dont la sobriété m’étonne toujours, j’aperçois dans un coin d’ombre un profil de connaissance, éclairé par la petite lueur rose d’une cigarette qu’on allume. C’est Marcel Barral. Il échange de brèves réflexions avec un Japonais, à la jaune figure plate et murée de mystère oriental, tout en achevant tranquillement l’ascétique repas à 1 fr. 25, annoncé sur les pancartes de la devanture (moi, il me faut toujours des renforts de jambon ou de poisson grillé). Une heure sonne. Il se lève, décroche son feutre et passe devant ma table. Un petit arrêt surpris ; un coup de chapeau.

« Ah ! c’est vous, Mademoiselle ?… Il y a bien longtemps que je n’ai eu le plaisir de vous revoir…

— Si longtemps que ça, vraiment ?

— Mais, oui ; je le trouve en tous cas… Vous deviez m’écrire…

— Par exemple ! C’est vous qui m’avez dit : « Je vous écrirai pour vous demander un rendez-vous, et je vous montrerai les vieux quartiers de Paris… »

— Oh, vous en êtes bien sûre ?… Est-ce que vous allez à l’École du Louvre en ce moment ?

— Non, j’en viens. Le cours est le matin.

— Ah ! bon. »

Il piétine un instant sur place, tandis que j’avale ma tasse de café dans laquelle je trempe un croissant.

« Asseyez-vous donc, Monsieur Barral. On mange toujours trop vite devant quelqu’un qui est debout.

— C’est vrai ! Mais je ne peux rester ; il faut que j’aille voir un copain, qui demeure très loin, aux Gobelins…

— Ah, oui, les Gobelins ; est-ce ce quartier curieux dont vous me parliez l’autre jour ?

— Justement ; et le bonhomme que je vais voir est curieux lui-même. Dites donc, Mademoiselle Thyra… (Il se décide brusquement, comme quelqu’un qui se jette à l’eau.) Puisque vous n’avez pas de cours cet après-midi, venez donc avec moi ! Je suis sûr que mon camarade et son quartier vous intéresseront.

— Je ne dis pas non… »

Je me lève et sors avec Barral ; juste devant nous, s’arrêtent deux haridelles blanches traînant un chétif omnibus jaunâtre.

« Hé, mais le voilà, l’omnibus des Gobelins ! Vite, Mademoiselle, montez ; il ne s’arrête pas longtemps ici. »

C’est bon ; je monte. Nous montons. Et durant trois quarts d’heure, la titubante machine nous secoue dans un grand fracas de ferraille, l’odeur du drap rance, et les cling ! cling ! assourdissants de la sonnerie du contrôleur. Puis, au beau milieu d’une discussion sur Jean Fouquet, Barral se lève et hèle le conducteur ; nous descendons avenue des Gobelins.

Quel paysage de désolation qu’un boulevard pauvre ! Ce n’est ni le calme luxueux des avenues riches, ni l’amusante pouillerie des quartiers populaires du centre… Pas de boutiques ; pas de tapage, pas de mouvement. C’est la sagesse d’un préau de maison centrale, dosant exactement le cubage d’air, ainsi que les feuilles des arbres destinées à égayer la promenade des détenus. En ce moment, la tristesse du lieu est aggravée par un simulacre de fête foraine ; une dizaine de baraques à pain d’épice autour desquelles persiste un méphitique relent d’acétylène ; quelques tirs dont les minables poupées ont des têtes de Prussiens ; et puis, des chevaux de bois, tournant lentement dans la bise aigre, au son de la Valse des Roses, sous l’œil de trois petits pauvres qui ne se décident pas à monter. Nous nous éloignons de cette funèbre joie, et descendons l’escalier d’une petite
rue latérale. Le changement de décor me cloue sur place. Nous sommes au bord d’une étrange rivière ; un cloaque opaque et noir comme une nuit d’orage, et dont il s’exhale des souffles de mort. De chaque côté, se tasse une rangée de maisons, écalées, difformes, s’appuyant les unes sur les autres, et ressemblant, sous leur sombre crasse, à une file de vieilles pauvresses, attendant leur tour pour la soupe, à la porte d’un couvent. Une manière de pont enjambe le cloaque, et des moutards déguenillés se tortillent en équilibre sur le parapet. Des tonneaux s’entassent sur le pavé gras d’épluchures, et masquent de temps en temps l’odeur cadavérique du lieu par un âpre relent de vieille futaille.

« Ah ! c’est gentil ici ! s’exclame Barral. Et encore, comme j’ai toujours le trac des puces, je ne vous fais pas entrer dans le passage Moret, ici, à droite ; mais comme Cour des Miracles, on ne fait pas mieux.

— J’y reviendrai seule, alors ; car c’est curieux et bien imprévu. On se croirait…

— N’allez pas dire qu’on se croirait à Venise, surtout ! Chaque fois qu’on déniche quatre vieilles maisons au bord d’un canal, dans un patelin silencieux, où il n’y a pas de mouvement, pan ! c’est Venise ! Amsterdam, Dordrecht, Copenhague, la rue des Gobelins, rien de tout ça n’y coupe : un petit Venise !… Quel malheur d’être si pompier, tout de même… Par ici maintenant. Avant d’arriver chez notre bonhomme, nous allons faire un petit tour à la campagne. Seulement, il est défendu de dire qu’on se croirait en Normandie. »

Mes surprises ne sont pas finies. Nous sommes, cette fois, dans une rue de village ; d’un côté, la Bièvre, cette malheureuse petite rivière si effroyablement polluée par les tanneries ; à quelques pas de là, essayant de refléter ici dans une eau moins opaque deux ou trois lavoirs déserts et quelques masures campagnardes ; de l’autre, un vaste enclos sauvage, qui me fait penser, en plus grand, au maquis de la rue Montparnasse, et dans les brousses duquel se distinguent des huttes poussées là comme des champignons dans une forêt. Ce sont les gîtes des ouvriers des Gobelins.

« Ces gens-là se doutent-ils qu’ils vivent à une heure de l’avenue de l’Opéra, Barral ?

— Ils n’y pensent guère, en tous cas ; pas plus que le type que nous allons voir, d’ailleurs.

— Mais, enfin, quel est ce « type » ? vous ne m’avez seulement pas dit son nom…

— Ça n’a pas d’importance ; il s’appelle Cardoc ; c’est un Breton, né à Paris, qui fait de la peinture avec un talent de chien, et qui — exemplaire unique, je crois — n’a jamais exposé dans aucun salon de peinture. Pas par pose, oh ! non ; mais par timidité d’empoté incorrigible ; et parce que, dès qu’il a fini une toile, sur laquelle il s’est bien emballé, il la trouve toujours ratée…

— Comment vit-il, alors ?

— Il donne des leçons de dessin deux fois par semaine dans un pensionnat de petits garçons, boulevard Morland, où il va régulièrement à pied, par n’importe quel temps. Avec ça, et quatre sous qu’il a hérités de sa mère, il trouve moyen de nourrir un tas de miteux qui se sont accrochés à ses basques ; car c’est une manière de Sœur Rosalie en veston que ce bonhomme-là. Seulement, il ne faut pas avoir l’air de s’en apercevoir, vous savez ; il est honteux de sa bonté, absolument comme d’un soulier crevé ; il cache ça sous une blague… un cynisme, un… chose, enfin, étonnant… Et ce qu’on se fiche de lui, d’ailleurs ! Deux fois, il s’est mis en ménage avec des roulures qu’il avait ramassées sur le boulevard d’Italie ; histoire de les faire coucher dans un lit et manger une croûte… Après ça, il s’emballe sur le compte de la roulure, déclare que c’est une belle âme, une dévoyée, qu’il va la régénérer… Il lui fait prendre des bains, il lui apprend l’orthographe ; il part à fond, quoi…

— Et qu’est-ce qu’il en a fait ensuite ?

— Eh bien ! la première — une grande rouquine à qui il lisait l’Évangile en lui commentant le texte grec, — celle-là a filé faire les délices du Moulin-Rouge, en lui emportant quarante-deux francs ; la seconde a trouvé plus commode de faire venir des clients chez lui, pendant qu’il était sorti ; alors, ça n’a pas marché non plus. Et notez que, chaque fois, il vous présente la typesse comme sa compagne pour la vie, sa femme devant Dieu ; le vague bon Dieu des « intellectuels », n’est-ce pas… Hep ! vous allez trop loin. C’est ici. »

Nous avons monté et descendu des rues bizarres, se raccrochant les unes aux autres, sans rime ni raison. Les maisons de ces rues-là, vues de profil, paraissent toutes fléchir sur leurs genoux, et se rejeter en arrière pour rétablir l’équilibre. Ça donne au quartier quelque chose d’instable. Maintenant, nous sommes dans une vaste cour-cité, dont l’autre issue donne sur le boulevard Arago. À travers les grêles ramures des arbres parisiens enfumées de suie, comme les murs, et les toits, comme les moineaux qui sautillent sur le pavé, on aperçoit une effarante bâtisse. Le haut est occupé par un vitrage d’atelier, dont un carreau entre-bâillé supporte une cage à serins ; au-dessous, deux étages à balcons de bois fermés par de vieux rideaux. Évidemment, cela fait une pièce de plus pour ces logements réduits au minimum ; car ces rideaux, négligemment tirés, laissent voir des objets pendus aux parois et quelques meubles : un fauteuil, une machine à coudre, un petit fourneau… En ce moment, dans une de ces chambres de plein air, un jeune homme s’offre à la vue des visiteurs. Il est debout devant une table à toilette, que surmonte la Victoire de Samothrace en plâtre, sur un petit support ; il a défait sa chemise et ses bretelles, et, armé d’une serviette-éponge, se frotte vigoureusement les aisselles. Il ne se dérange pas à notre aspect. Nous traversons la cour, provoquant des fuites effarouchées de poules et de poussins ; et nous grimpons un escalier extérieur de chalet savoyard qui nous conduit au dernier étage de l’étrange bâtisse. Barral frappe à une porte, donnant sur un palier où deux autres lui font face ; puis, sans attendre la réponse, il entre dans un vaste atelier absolument nu. Un homme est assis par terre devant un poêle, en train de fabriquer quelque chose, au milieu de cinq ou six chats qui se rissolent béatement le ventre au feu. Il se lève sans hâte, et nous regarde.

D’après le portrait que m’en avait fait Barral, je m’étais figuré une manière de « tête de Christ », c’est-à-dire le beau garçon maladif, à longs cheveux, à barbe blonde et aux yeux pochés de bistre, qu’on a une fois pour toutes, et assez sottement, adopté comme matérialisation de l’image du Christ… Je me trouve devant un homme dans les trente-cinq ans, qu’on pourrait prendre aussi bien pour un accordeur de pianos, tant son visage osseux et brun est insignifiant. Le seul reflet de Bretagne rêveuse qu’ait gardé cette figure au type inexistant, c’est l’eau verdâtre des yeux, qui semblent un petit coin de mer tranquille, où l’on pourrait s’embarquer pour de lointains voyages…

Barral me présente froidement comme une « savante norvégienne épatante, qui a eu la médaille d’or de l’Institut de son pays, de Berlin, Nijni-Novgorod, Buenos-Ayres… enfin un tas de choses très bien… », ce qui ne paraît nullement étonner Cardoc, malgré mon aspect assez junévile, et, sans transitions, s’écrie :

« Qu’est-ce que tu fabriquais donc là ?

— Ben, tu vois… », répond une voix lente et légèrement grasseyante, « c’est des lunettes pour mon cabot. J’en ai un là, un pauvre bougre de griffon, qui a mal aux yeux ; on l’a opéré il y a trois jours. Alors, je m’amuse à lui faire des lunettes avec de la mousseline raide bleu sombre et du fil de fer… regardez ça, si c’est rigolo ! »

Il nous montre un petit chef-d’œuvre d’ingéniosité, sur lequel nous nous extasions de bonne foi, tandis que son regard humble nous supplie, avec un petit rire gêné, de ne pas nous moquer de lui. Je meurs d’envie de lui demander à voir sa peinture ; mais il ne faut rien brusquer. Et ce sont des banalités désolantes sur les chiens et les chats, qui, selon le vieil usage humain, servent à établir les passerelles par où nos pensées se joindront peut-être, plus tard… Car, pour le moment, il leur est défendu de s’aborder sans une prudente et convenable perte de temps.

La porte s’est brusquement ouverte. Entre un fort beau garçon, à la tumultueuse chevelure blonde, venant chatouiller des yeux gris, un peu fendus à la manière des chats. C’est lui qui se récurait le torse, tout à l’heure, sur le balcon. À présent, il a endossé une belle chemise de flanelle rouge, brodée au col et aux poignets. Il entre sans aucune honte, avec un vague sourire.

« Dis donc, vieux », dit-il à Cardoc d’une voix cuivrée, qui semble celle d’un gong assourdi sous une couverture de laine, « j’ai vu qu’on t’apportait du charbon, tout à l’heure ?

— Oui ; après ?

— Mon poêle va s’éteindre ; est-ce que je peux t’en emprunter une pelletée ? Cela lui suffirait pour aller jusqu’à ce soir…

— Oui, oui ; prends. Tu sais où il est. »

Le blond jeune homme se précipite, armé d’une pelle et d’un seau, dans un recoin de l’atelier qu’il paraît fort bien connaître ; on entend la pelle qui s’enfonce dans l’anthracite avec une vigueur terrible, comme s’il avait l’intention d’en extirper dix kilos d’un coup. Je crois bien qu’elle s’enfonce deux ou trois fois. Puis, il sort, avec un oblique salut à notre adresse, et redégringole bruyamment l’escalier de bois.

« C’est Alkatchev, mon voisin d’en dessous, explique Cardoc ; il est très gentil ; il me rend beaucoup de services. On s’aide comme ça, l’un l’autre…

— Hem… oui, évidemment, parbleu. Dis donc, alors, continue Barral, c’est moi qui vais te taper maintenant. Tu as fait des études d’animaux féroces au Jardin des Plantes, n’est-ce pas ?

— Oui ; j’en ai fait pas mal.

— Eh bien, j’aurais besoin d’un lion ; deux lions, même. C’est pour un bas-relief qui représente une dompteuse dans une foire…

— Attends, je vais te trouver ça. »

D’un pas traînant, qui boite légèrement, il va déplacer un grand carton à dessins posé contre le mur, tandis que Barral me lance un clin d’œil, soulignant le succès de sa ruse. Je me rapproche. Cardoc, assis par terre, les jambes croisées, déploie une pile de panneaux, matelassés de poussière grise, parmi lesquels Barral happe deux ou trois croquetons d’animaux féroces. Moi aussi, bientôt, je pêche sans vergogne, avec de petits cris d’admiration.

« Est-ce bien, ça ! Est-ce curieux ! Regardez, Barral ! »

Je tiens un grand carton, représentant les bords de la Seine, un jour frileux d’hiver finissant. Tout un grouillement d’ouvriers s’affaire, en des gestes étonnamment vrais, à remuer le sol jaunâtre et fangeux, miroitant çà et là, de flaques à demi gelées. Derrière des palissades en planches, se détachent sur le ciel gris des silhouettes inattendues de pagodes javanaises ou chinoises.

« Ah ! oui, ça c’est une étude que j’ai faite sur les travaux de l’Exposition, l’année dernière… Je demeurais tout près, passage Duguesclin. Ce que ces cochons-là m’ont embêté, avec leurs bruits de marteaux et de scies !… C’est pour ça que j’ai déménagé, d’ailleurs.

— Mais, voyons, l’exposition était ouverte depuis trois mois quand tu es parti, observe Barral.

— Ben oui, parce que j’ai cherché longtemps ; alors il n’y avait plus de raffut.

— Vous avez dû y faire des études curieuses, à l’Exposition ?

— Moi ? je n’y ai pas mis les pieds.

— Pas une seule fois ? Ça devait être curieux, voyons : le théâtre annamite, les danseuses javanaises…

— Oui : mais qu’est-ce que vous voulez que j’aille f… dans un fourbi pareil ?… Ah ! non, ne regardez pas ça, c’est trop mauvais…

— Si on peut dire ! Mais c’est poignant ! c’est admirable !… »

Mes doigts gantés de poussière noire élèvent à la lumière un petit panneau d’où s’exhale une tristesse à faire crier. C’est un plateau dénudé sous un ciel beige et pesant de brumes. Quelques squelettes d’arbres noirs tordent leur ossature chargée de neige bleu pâle. Là dedans, des silhouettes opaques de soldats, tirant à genoux ou à plat ventre, vers l’horizon sombre d’une forêt dépouillée où s’allument quelques points rouges.

« J’ai fait ça à dix-huit ans, bien rapidement, je me rappelle… C’était en 71 ; la prise du plateau de Montretout… Ah ! ce que ça bardait ! Moi, avec ma patte trop courte, je ne pouvais pas me battre, n’est-ce pas ; alors, j’avais installé mon attirail devant la maison d’un ami chez qui j’étais venu loger et je barbouillais des pochades…

— Mais l’endroit devait être assez exposé ?

— Je crois bien ! il y a un shrappnell qui est venu dégringoler un de mes panneaux ; c’était le moins mauvais, justement ; pas de veine !…

— Vous êtes resté à Paris tout le temps du siège ?

— Oui ; je me baladais sur les remparts ; j’apportais de la soupe aux soldats, je ramassais des éclats d’obus ; je me distrayais, quoi… »

Sa voix lente et grasseyante continue, dans le silence adouci encore de crépuscule naissant, à évoquer devant nous, en termes brefs et imagés mêlés d’argot mélancolique, ce tragique hiver où la nature sembla s’unir à l’écrasant ennemi pour mater l’énergie rieuse et insolente d’un peuple qui ne voulait pas se soumettre. Cardoc avait recueilli tous les chiens et les chats abandonnés de son quartier et les nourrissait en cachette dans son grenier pour les soustraire à la faim environnante. Jusqu’au jour où il avait appris que la petite fille d’une voisine dépérissait de privations ; alors, il avait tué lui-même ses deux plus beaux chats pour les apporter aux parents de « la gosse ».

« … Ça ne l’a pas sauvée, d’ailleurs ; elle est morte un mois plus tard… Tenez ! juste là devant vous ; c’est un bout de dessin que j’avais fait de ma fenêtre : la dernière voiture avec un drap blanc, qui attend son tour à la porte du cimetière Montparnasse ; c’était l’enterrement de cette petite… Il y en avait, ce jour-là, des enterrements ! ça faisait de l’encombrement pour entrer… »

Il se relève lentement, tandis que Barral et moi nous restons assis par terre, en silence. Sa voix traînante a un peu vacillé ; un pli douloureux creuse le coin de sa bouche. Il se redresse brusquement, enfonce les deux mains dans les poches de son pantalon en velours marron sale et conclut avec un petit rire forcé :

« C’était tout de même pas ordinaire, Paris, dans ce temps-là ! À la porte des boucheries, on faisait queue pour venir chercher de la viande ; et puis, à la porte des cimetières, on faisait queue pour en apporter… »

Tandis que la nuit bleue envahit tout doucement l’atelier, spectral dans sa blancheur nue, j’écoute distraitement Barral raconter avec animation qu’il a gagné trente francs à mouler une statue pour un camarade, et qu’alors, du coup, il va se payer un ouvrage épatant sur l’œuvre de Rops : « une machine qui vaut quarante francs, mon cher ; je l’aurai à vingt-cinq chez un bouquiniste de la rue Dauphine… », et je me demande où sont ces fantastiques artistes parisiens que nous connaissons à l’étranger par la Bohème de Mürger : ne pensant guère qu’à filouter leur propriétaire et leur tailleur, célébrer les appas de Gothon, chasser la pièce de cent sous, s’empiffrer de victuailles et se soûler à mort dès qu’ils l’ont attrapée, et ne se mettant à barbouiller n’importe quoi pour un improbable marchand juif que quand ils ont mis leur dernière paillasse au Mont-de-Piété…

Évidemment, Barral, par exemple, ne mène pas une vie d’anachorète. Mais je crois que ni lui, ni Cardoc, ni les Rousset, ni mes autres voisins de la cité Montparnasse, ne reconnaîtraient aucun de ces personnages-là…

La neige est venue. Enfin !… il me semblait qu’il manquait quelque chose à cet hiver indécis et mouillé. Mais ce n’est pas la toison immaculée dont s’habille le Holmenkollen pour recevoir les skieurs de Christiania. Un peu de sucre en poudre est tombé sur le terreau noir des jardins ; chaque lucarne a un petit bonnet de crème fouettée ; et par terre, hélas ! quelle boue glaciale couleur de mastic, dans laquelle se débattent les infortunés chevaux…

Noël. Ce matin dès six heures, les cloches se donnent la volée, se précipitent en galopades de sons clairs dans la nuit glaciale. Des halos de lanternes rayent l’obscurité. C’est vrai ; les dévotes du quartier vont à la première messe… Je vais coller mon front au carreau gelé. Dans la rue, passent des formes presque sphériques, vues d’en haut, avec leurs mantes gonflées par la bise ; chacune d’elles s’éclairant d’un falot, comme il y a deux cents ans, et poussant devant elle, sur le pavé, un rond lumineux, rouge ou fauve. Voici les cornettes de deux religieuses, bizarrement rebroussées en voiles de felouque ; une vieille demoiselle du quartier, en cachemire Napoléon iii, escortée de sa bonne, comme chaque fois qu’elle sort… Ces silhouettés falotes, sur la blancheur morte de la neige ; ces murs biscornus, que coiffent des toits gondolés ; ces lanternes, ces cloches… On se croirait dans un coin de village très ancien, si les halos lumineux ne découvraient de temps en temps, au passage, une bande d’affiche des Pastilles Géraudel, ou un manifeste du général Boulanger, candidat électoral. Les Pastilles Géraudel et le général Boulanger ! deux obsessions de Paris en ce moment…

« Alors, mademoiselle Thyra, qu’est-ce que vous avez fait en ces jours de réjouissance obligatoire ?

— Moi ? pas grand’chose… J’ai aidé mes voisins Rousset à décorer un arbre de Noël pour les petits. Rousset a certainement bien passé huit jours à fabriquer un tas de petites choses ingénieuses en papier doré, en ouate, en coquilles de noix… Il s’est amusé au moins autant que les enfants. D’ailleurs, c’est assez drôle de voir comme les artistes plantent facilement là leur travail, pour se livrer à des amusettes de potache ! Et vous, Barral, qu’êtes-vous devenu ?

— Oh ! rien du tout ; d’abord, je trouve ça idiot de se débaucher à jour fixe comme les calicots… Seulement, il est vrai que nous avons tiré les Rois la semaine dernière, au Divan Japonais, avec une tapée de camarades qui font, comme moi, des choses plutôt cocasses, en peinture et en sculpture ; nous appelons ça le Toqué-Club… À cause du Jockey-Club, vous comprenez… Non, ne vous croyez pas obligée de rire. Nous nous étions réservé une table pour tirer les Rois après minuit ; il y en avait cinq ou six qui faisaient un orchestre inénarrable, conduits par un petit rigolo, homme de lettres celui-là — Georges Moineaux. Les voyeurs qui étaient là — les bourgeois, enfin — nous regardaient avec extase. Alors, il y a eu une chose assez drôle. Moi, et deux autres copains, nous nous étions habillés en garçons de café ; et nous flânions dans la salle. Ça fait que, de temps en temps, des consommateurs nous hélaient : « Garçon ! un bock ! » On lui envoyait un sourire approbateur, et on continuait ses petites conversations. Au bout d’une heure, le type se fâchait : « Mais enfin, garçon, et ce bock ? » Alors il se faisait répondre froidement : « Pardon, Monsieur, je ne suis pas garçon de café, moi… J’ai un tablier blanc pour ne pas salir mon habit ; c’est mon droit, je pense. Vous avez crié : un bock ! moi, je n’avais rien à y objecter… Mais je crois qu’il faudrait plutôt dire ça à quelqu’un de l’établissement… »

— Quelle idée bizarre ! mais ils devaient être très ennuyés, ces pauvres gens, d’attendre comme ça… Est-ce que parmi ces artistes il y avait des femmes ?

— Ça dépend ce que vous appelez artistes ! Il y avait une nouvelle chanteuse, Yvette Guilbert, qui est venue souper avec nous après son numéro ; elle a un talent épatant ; mais, à part elle, il n’y avait là que des raseuses imbéciles. C’est toujours comme ça, d’ailleurs.

— Pourquoi donc ?

— Je ne sais pas ; mais dans ces petites fêtes-là, les hommes sont quelquefois amusants ; les femmes, assommantes. Ainsi, l’autre soir, la première moitié du souper a été occupée par une scène de jalousie qu’une de ces dames a faite à son amant, un dessinateur qui n’en menait pas large… ensuite, c’est ma voisine qui a entrepris le récit de ses malheurs avec sa concierge : « Oui, mon cher, voilà une femme à qui je donne trente francs d’étrennes et qui ne m’estime pas plus qu’un chien ! l’autre jour, elle m’a appelée traînée devant la dame du troisième ! il paraît même que je pourrais lui demander cinq mille francs de dommages-intérêts… Mais moi, ces scènes-là ça me bouleverse ; ainsi, le soir qu’elle m’a dit ça, j’ai rendu tout mon dîner… » Hein, c’est passionnant, ces propos galants !

— Pourquoi invitez-vous des imbéciles pareilles ?

— Oh ! elles sont toutes du même calibre, les Mimi Pinson et autres folles hétaïres, chères aux romanciers ; les plus tolérables sont encore les jolies statues qui se contentent de poncer leur maquillage, avec un vague sourire, et pousser un petit ricanement d’aise, de temps en temps, quand on leur chatouille la nuque ! »

Je me renfonce, songeuse, sur le divan poussiéreux, habillé d’un crépon approximativement japonais. Je suis dans l’atelier de Barral, au dernier étage d’une antique maison de la place Dauphine. Une splendide perspective d’eau, de vieilles pierres et d’arbres dépouillés s’encadre dans la baie qui donne sur la pointe du Vert-Galant. L’atelier de Barral est un peu fouillis ; on y voit des armes, des déguisements confectionnés par lui-même pour le bal des Quat’z’Arts, des marrons qu’il a drôlement peints et sculptés ; et, sur le panneau qui me fait face, s’étale ce qu’il appelle sa galerie de tableaux de maîtres. C’est désolant. Il y a là une enseigne de sage-femme découvrant une foule de bébés dans des choux, qu’il a signée Lobrichon ; une grande chromo-réclame pour un savon, représentant une odalisque coiffée de paillettes, signée cette fois Achille Fould ; une de ces affreuses réclames qui décorent les cafés, où l’on voit une bouteille d’absinthe Cusenier, un porte-allumettes et un journal déployé, le tout sous la pseudo-signature Blaise Desgoffes, — j’en passe et des meilleurs…

« Écoutez, Barral, mon ami, vous me faites là songer à une chose que j’ai vue exprimée bien souvent déjà dans la littérature de votre école « naturaliste ». Tous vos intellectuels, Goncourt, Baudelaire, Zola, Verlaine, Gavarni, que sais-je ? se sont plaints amèrement de la stupidité des femmes de noce, dont quelques-uns, d’ailleurs, tels que Baudelaire et Verlaine, faisaient leurs uniques compagnes. C’est vraiment naïf. Car enfin, qu’on se représente l’envers de la situation : une réunion de femmes d’une certaine culture intellectuelle, invitant pour s’égayer des garçons de café, lads d’écurie, ou figurants de théâtre ; cela semble absurde ; et cependant ces messieurs sont exactement de la même catégorie sociale que les « folles hétaïres » de n’importe quel degré. La plus luxueuse d’entre elles — et vous en convenez tous — sent toujours l’eau de vaisselle et la brosse à cirage, qu’elle a peut-être quittées la veille, et le fossé est toujours aussi énorme, qui la sépare de ses intellectuels compagnons. Ce serait parfait s’ils ne s’en apercevaient pas. Mais pourquoi diable s’en plaignent-ils ? et à qui la faute ?

— Vous parlez d’or, chère amie ; mais par qui voulez-vous que nous remplacions ces laveuses de vaisselle, plus ou moins frottées d’opoponax, quand nous avons envie de nous réunir pour rigoler un brin ? Est-ce par vous et vos jeunes camarades ?

— Pourquoi pas ? Ou alors, si notre société vous ennuie, pourquoi est-ce dans cette société que vous comptez tous passer ensuite la plus grande partie de votre existence ?

— Oh ! vous en avez des paradoxes !… Ça irait peut-être dans vos pays, ces histoires-là ; mais ici… vraiment c’est pas possible !

— Alors, s’il vous faut une telle dose de grossièreté pour vous amuser que la jeunesse des deux sexes doive absolument rester séparée, gardez vos laveuses de vaisselle frottées d’opoponax et ne vous plaignez pas qu’elles vous rasent avec leurs histoires de concierges ! C’est tout ce que vous méritez ! »

Barral pince les lèvres et roule une cigarette en silence. Il faut faire tout le temps attention, avec les Français, si on ne veut pas les vexer ; ils sont joliment susceptibles. Je me mets à rire en m’allongeant sur les coussins, et happe une cigarette dans une coupe.

« Naturellement, reprend-il, le rêve serait qu’on puisse se réunir avec des compagnons amusants et des femmes comme vous : pas bégueules, artistes, intelligentes, jolies…

— Oh ! jolies ! vous vous moquez de moi, Barral !

— Moi ? me moquer de vous ! ah ! par exemple !… Vous êtes fraîche comme un sorbet ; et une chevelure ! dame ! épatante…

— Oui ; il paraît qu’on voit peu de cheveux vraiment blonds, ici… Moi, pour mon goût, je préfère les cheveux plus foncés.

— Châtains ? Ma couleur peut-être ?

— Mais oui ; c’est assez joli ce brun chaud avec des reflets cuivrés…

— Ah ! ah !… »

Il jette dans la glace cet involontaire et bienveillant coup d’œil qu’ont toujours les gens à qui l’on parle de leur physique. Puis il vient s’asseoir sur le divan, tout près de moi, et semble assez ému.

« Oui ; c’est vrai, regardez dans la glace, nous faisons assez bien… Nous faisons un couple… décoratif, disons le mot ! »

Il se met à rire, d’un rire hors de propos, un peu rétracté de gêne. Puis, comme ma cigarette s’est éteinte, il se penche vers moi pour la rallumer à la sienne. Ses paupières battent très vite. Sur les ressorts cahoteux du vieux divan, il perd — ou plutôt fait semblant de perdre l’équilibre, et se raccroche à moi. Son bras se passe autour de mon épaule, en la pressant plus qu’il ne faut ; ses cheveux, tout près, tout près, de mon visage, me chatouillent la tempe… Étonnée — car, vraiment, je n’avais pas prévu ceci — je me redresse en arrière. Cela dure une seconde, qui paraît très longue. Puis, l’étreinte se desserre, indécise. Résolument, je me lève.

« Il est tard, Barral ; il faut que je m’en aille. J’ai un paquet de notes, épais comme ça, à recopier avant ce soir.

— Ah !… Toujours plongée dans votre travail, alors ? »

Barral, qui s’est levé aussi, va s’accroupir devant son poêle, et le secoue avec rage, pour en faire tomber les cendres.

« Mais non, pas toujours, puisque vous voyez que j’ai le temps de venir voir mes amis, comme vous, comme les Rousset…

— Ah ! oui, comme les Rousset… Vous êtes une drôle de petite bonne femme, il n’y a pas à dire ! Vous êtes… pas ordinaire ! Vous m’amusez beaucoup !

— Tant mieux, si je vous amuse !

— D’ailleurs, écoutez ; je vais prendre mon chapeau et nous dégringolerons ensemble. J’ai aussi une course à faire ; mais ce n’est pas précisément pour travailler.

— Ah ? »

Il décroche son feutre romantique, enfile un paletot, tout en clignant un œil pour éviter le jet de fumée bleuâtre de sa cigarette, puis ouvre la porte, et s’efface cérémonieusement pour me laisser passer.

« Oui… c’est une petite actrice de… du Français qu’il faut absolument que j’aille voir aujourd’hui pour lui rendre tout un paquet de lettres à elle, et lui dire que je ne me soucie pas de la revoir. Ça sera une corvée, car elle s’accroche à moi désespérément. Mais enfin, il le faut… »

Barral n’a pas le moindre paquet dans ses poches ; mais ça ne me regarde pas et ça m’est égal. Quel besoin a-t-il de me faire ses confidences ? Comme il est peu simple, ce garçon ! On ne sait jamais sur quel pied danser avec lui… C’est dommage ; il a une conversation intéressante, salée de fantaisie imprévue ; et je le crois très bon type au fond. Mais il m’agace bien souvent…


Un type bien de son terroir — asphalte et pavé
de bois — c’est le conducteur de l’omnibus Vaugirard-les-Halles. C’est un bonhomme grisonnant qui se glorifie d’avoir été bachelier et d’avoir siroté jadis des absinthes avec Verlaine. Je soupçonne même que c’est la question absinthe qui lui a fait quitter le bureau de sa jeunesse pour échouer à ce poste sans gloire. Il faut entendre ce bonhomme, très digne dans sa tunique marquetée de bleus différents, discutant Baudelaire avec un étudiant debout sur la plate-forme… Au milieu de leur conversation, voici une bonne sœur qui se lève et l’interpelle :

« Pardon, Monsieur, est-ce le carrefour de la Croix-Rouge, ici ?

— Mais oui, ma sœur, c’est la Croix-Rouge… Tenez, si vous allez au couvent Saint-Thomas de Villeneuve, c’est à gauche. »

Puis, quand la blanche cornette a disparu vers la chaussée :

« Est-ce joli, cette coiffe, tout de même !… le vrai hennin du XVe… À propos, ça me fait penser à Huysmans ; voilà longtemps que je ne le vois plus à l’heure de son bureau…

— Je crois que M. Huysmans a la grippe, interjette un petit vieux, à figure glabre. Je le tiens de ma servante, qui a eu l’occasion de causer hier avec son portier.

— Ah ! c’est ça ! Pauvre homme, il n’a guère de santé… C’est égal, c’est bien, vous savez, son dernier bouquin sur la Bièvre… »

Il est, d’ailleurs, plein de prévenances, ce brave conducteur. Parmi les « habitués » de sa voiture, figure un vieux monsieur, à type classique de savant, qui ne manque jamais, au bas de la montée du boulevard Saint-Michel, de descendre et de trottiner derrière l’omnibus, afin de soulager les chevaux. Régulièrement, il devrait payer de nouveau lorsqu’il remonte. Mais l’ami de Huysmans ferme toujours les yeux sur cette petite infraction.

Type de déclassé, qu’on rencontre souvent, paraît-il, sur le pavé de la grande ville… J’ai pour lui un certain faible, malgré un brin de cabotinisme qui le rend secrètement satisfait d’ « épater les bourgeois » de temps en temps…

La voisine, Mme Rousset, est en train de me faire un costume de demi-saison, avec un coupon d’étoffe
très avantageux, paraît-il, qu’elle a acheté pour moi au Bon Marché. Elle taille, elle bâtit, et je n’ai plus qu’à coudre un point par ci par là. C’est l’ingéniosité en personne, que cette femme silencieuse et souriante ; elle fait tout dans la maison. Et la robe qu’elle m’essaye, devant la grande glace de l’atelier de son mari, vaut mieux que toutes les robes des meilleures couturières de Christiania.

J’aime bien l’atmosphère de cet atelier, toujours opalisée par la fumée des pipes, où les divans et les fauteuils bas éternisent moelleusement la halte des corps, tandis que la bouillotte à thé siffle sa vapeur de petite locomotive en cuivre rouge, et que la clarté bleue du vitrage vient mourir dans la clarté orange de la lampe… Mme Rousset coud une étoffe aux bariolages plus ou moins exotiques. Roussel, en manches de chemise, mais le chapeau sur la tête (en revanche, on le voit souvent tête nue dans la rue), énonce avec un doux sourire de vagues théories anarchistes. Son frère, silencieux, fourrage dans des Baedeker et des « Tour-du-Monde ». La petite Charlotte, penchée sur la table, trace de mystérieux graphiques, qui doivent renfermer un monde de pensées nébuleuses, sur des faire-part de deuil ou de mariage. Par terre, Lucien, semblable à une grosse brioche, avec son corps tassé en boule et sa tête ronde, vagit des mélopées imprécises, ou de longs monologues, simulant le langage humain qu’il ne connaît pas encore à son vif chagrin. Souvent, je le prends sur mes genoux et dodeline ce petit tas de chair rebondie jusqu’à ce qu’il fasse « l’arc » et s’insurge pour retourner à la bienheureuse poussière du parquet. Léa mouche les enfants, fait le thé, aide Mme Rousset à ses travaux de couture, et, de temps en temps, pose pour un dessin. C’est un modèle qui fait partie de la famille ; l’été dernier, les Rousset l’ont emmenée avec eux à Marlotte.

La seule ombre au tableau, c’est le chien. Cette grande bête, affectueuse et sale, vient tout le temps, hors de propos, poser les trèfles bruns de sa patte crottée sur votre genou ; ou bien, c’est une attaque résolument lancée sur l’assiette aux petits gâteaux, qui vient couper la conversation, juste à l’endroit le plus intéressant. Alors, c’est désolant. On en a pour un quart d’heure à entendre des « Sultan ! veux-tu finir ! Sultan, tu nous ennuies ! » prononcés d’une voix molle et indulgente, qui restent toujours sans aucun résultat. Car Sultan sait d’une manière positive — comme Charlette d’ailleurs — qu’il ne sera jamais puni, jamais mis à la porte ; que c’est simplement une formalité obligatoire pour les « grandes personnes » de proférer deux ou trois menaces quand on les embête d’une manière par trop agressive ; et qu’une fois cette formalité accomplie, elles se résignent à toutes les persécutions. Voilà un fait certain : les Français sont loin d’être des imbéciles, mais ils ne savent élever ni les enfants, ni les animaux. Un jour que je suggérais timidement l’opportunité d’une petite fessée, je vis tous les visages se glacer de réprobation autour de moi :

« Comment, Mademoiselle Thyra, vous qui êtes si bonne !… »

Et Rousset ajoute, de sa voix paisible :

« On ne peut pas frapper un enfant, sans enfreindre une théorie sociale. Un enfant, même de quatre ans, c’est un petit citoyen qui doit être conscient de son… de sa dignité ; alors n’est-ce pas… on le raisonne, on lui explique… et il comprend… et il obéit librement, par raison… »

Puis, le brave homme s’absorbe précipitamment sur son chevalet, pour ne pas voir la jeune Charlette, qui, pour la dixième fois qu’on a essayé de l’en empêcher, a réempoigné un fusain et barbouille assidûment le plancher.

Allons, tant mieux s’ils sont satisfaits comme ça !

Les repas sont servis avec la même sereine fantaisie ; le dîner flotte entre sept heures et demie et neuf heures. Pierre Rousset, le plus notoirement inoccupé, est toujours celui qui dégringole le dernier de sa chambre. Je serais d’ailleurs enchantée de m’asseoir avec tous ces braves gens, devant la nappe à damier rouge que Mme Rousset enguirlande de feuillages aux tons harmonieux, si l’on se décidait à m’inviter un peu d’avance. Mais ça n’est jamais qu’à l’heure précise où je me lève pour aller dîner dans une pension bourgeoise toute proche, où l’on vous prie de prévenir si on doit manquer un des repas pris à l’abonnement, que toute la famille me retient avec une insistance des plus affectueuses…

Après le déjeuner, depuis qu’il fait plus tiède, on prend le café sous une tonnelle de clématite, que Rousset a établie lui-même. Tous les bruits de la petite cité viennent alors se croiser en se diluant autour de vous : le pépiement aigu des moineaux, la pie du concierge, les brocs qu’on remplit à la fontaine, les exercices de violon d’un locataire, soliste chez Colonne ; et surtout — ô tenace et nostalgique mélopée qui me poursuivra longtemps — l’orgue de Barbarie posté au coin de la cité, dévidant sa rengaine, au mouvement désespérément ralenti :

« Faites-lui mes aveux… Portez mes voeux… »

L’étrange soirée que j’ai passée hier au Chat Noir avec deux de mes camarades de l’École du Louvre ! (Il paraît que j’ai fait une inconvenance au point de vue français ; une jeune fille ne met pas les pieds au Chat Noir. Si elle est mariée depuis quinze jours, c’est parfait. Enfin, je n’ai qu’à ne pas le raconter.) On se demande où l’on est exactement dans ce petit hôtel sombre et d’un moyen âge truculent, raccrochant les passants avec l’enseigne de son flamboyant matou, les bibelots incohérents dont il est bourré, sa camelote en plâtre peint voisinant avec de sincères œuvres d’art, telles que le grand vitrail représentant le Veau d’or signé Adolphe Willette, ses crucifix anciens et ses garçons de café habillés en académiciens. Le maître du logis, Rodolphe Salis, qui interpelle et tutoie tous ses clients, m’a l’air d’un fumiste enragé de réclame ; mais, en même temps, un fumiste très fin, et qui aime l’art pour l’art. Le programme qui se déroule devant nos yeux, tandis que nous nous abreuvons d’une bière exécrable, est non moins incohérent que le décor ambiant. Des chansonnettes plutôt grivoises, « le Fiacre », «. Ah ! vous dirais-je maman », etc., nasillées par une grande fille, mélancolique et pas jolie, cette Yvette Guilbert dont les artistes commencent à parler avec enthousiasme, alternent brusquement avec « la Mort de Jésus », de Marcel Legay, sur les paroles mêmes de Renan, et « l’Hôtel-Dieu », de René Esse, sombre déclamation d’un socialisme larmoyant… Je ne comprends pas beaucoup. Se moque-t-on du public ici, ou est-ce un public qui se réunit pour se moquer de tout le monde ?…

Tandis qu’une tempête d’applaudissements accueille la fin d’une poésie assez amusante de Maurice Donnay, je vois un jeune homme debout au milieu d’un groupe, qui me salue en soulevant son feutre, d’un air assez gêné. C’est Marcel Barral. Voici deux mois que je ne l’ai revu, et nous ne nous écrivons jamais. Comme je réponds à son salut avec un empressement cordial, il se faufile à travers les rangs et vient s’asseoir sur un siège resté libre à côté du mien.

« Vous ici, Mademoiselle Thyra ! Une vierge de l’Edda dans un cabaret montmartrois !

— Mon Dieu, oui ! N’en dites rien à Mme Bol surtout ; elle me croit en train d’écouter Werther à l’Opéra-Comique !

— Ah ! elle est bonne, celle-là !… Voyez-vous ça !… Bah ! vous faites bien. Une femme intelligente comme vous peut aller partout… Je suis bien content de vous rencontrer, vous savez ça me donne l’occasion d’échapper à un terrible type ; vous voyez ce petit brun maigre, qui a une barbe rare, dans la porte ?

— Oui, il a les yeux assez égarés.

— C’est Foret, le caricaturiste ; un gaillard qui a un rude talent, mais il s’est pris d’une toquade malheureuse pour le haschich, et, à chaque instant, on le trouve sous l’influence de la drogue. Ce soir, il se croit dans un temple où l’on célèbre les mystères de Kama, dieu de la génération, ou quelque chose comme ça ; et il s’obstine à voir en moi une bayadère androgyne aux yeux prometteurs de voluptés ; ça devient rudement gênant, vous savez… »

J’éclate de rire ; et nous voilà partis à bavarder sur les paradis artificiels avec une simplicité de bons camarades ; seulement, à la vérité, je remarque que Barral, par moments, détourne brusquement ses yeux des miens et que mon genou ayant heurté le sien, il replie ses jambes sous le fauteuil avec une précipitation voulue. Puis, comme un ami l’interpelle dans le fond de la salle, il s’excuse en bafouillant un peu, se lève et file le rejoindre.

« Un bon garçon, ce Barral, dis-je à mon voisin, l’étudiant du Louvre, qui le connaît également et vient de lui serrer la main. Très fin, artiste jusqu’aux moelles… c’est un plaisir de causer avec lui.

— Oui… c’est une nature pas banale, vraiment. »

J’hésite un instant ; puis je ne sais quelle drôle de curiosité me pousse :

« Il a toujours des histoires de femmes en train, n’est-ce pas ? Dernièrement, je crois que c’était une actrice du Français… »

Mon camarade me regarde, un peu étonné :

« Oh ! non, vous devez vous tromper ; il m’en aurait parlé, sûrement. Au contraire, la semaine dernière, il se plaignait à moi de la rareté de ses aventures sentimentales ; il me disait qu’il avait de la déveine ; qu’il ne trouvait jamais personne à son goût… »

Pourquoi ce petit sentiment de contentement qui m’effleura à ce moment ? Esprit de taquinerie satisfaite, sans doute. Barral m’agace avec ses histoires d’amour ; l’éternel travers des jeunes gens d’ici, d’ailleurs ; et je ne suis pas fâchée de savoir que tout cela est de la crânerie dépitée. C’est curieux, ce garçon dont je recherche toujours la compagnie, tout en le trouvant parfois insupportable et en ayant plaisir à rabaisser son caquet lorsque l’occasion s’en présente…

Je voudrais le rattraper à la sortie ; mais il a filé d’un autre côté, — tout seul dans la pluie.

Pierre Rousset, dans ses éternelles flâneries au bord de la Seine, a lié connaissance avec le patron d’une péniche venant de Belgique. Le bonhomme lui a proposé pour un prix modique de l’emmener jusqu’à Liège, avec un peintre finlandais et sa sœur, amis des Rousset ; puis, il assurait trouver là-bas un autre bateau qui les ramènerait à Paris, en mai. Rousset, ses petits yeux gris allumés d’enthousiasme, m’a plusieurs fois exhortée au passage pour que je me joigne à lui et à ses deux Finlandais, car le marinier faisait, dans ce cas, un prix global pour la nourriture, bien plus avantageux selon qu’on était plus nombreux. Il y a une cabine à deux lits que je dois partager avec la Finlandaise, Mlle Viborg ; les hommes coucheront sur des matelas et des coussins dans un petit coin du pont que Rousset a vu : « épatant, loin de la machine… pas de fumée… on tendra une toile tout autour sur des cordes »… Comme ce mois d’avril s’annonce chaud et ensoleillé, la chose est faisable, après tout.

J’en ai parlé à Barral, qui a trouvé ça « rigolo » et accepté séance tenante de faire un cinquième voyageur. Depuis, j’ai de longues conférences avec lui et Pierre Rousset, lequel, à n’importe quelle heure, frappe à la porte de mon rez-de-chaussée, une pile de bouquins et de cartes Taride sous le bras, entre et s’installe à ma table, sans aucun souci des trêves obligatoires de repas ou de coucher. J’en ai alors pour des heures à entendre sa petite voix de tête amortie et précipitée :

« Tenez, vous voyez, nous suivons la Seine jusqu’à Conflans ; c’est charmant en cette saison, avec tous les arbres fruitiers en fleurs… puis, nous empoignons l’Oise ; nous remontons la vallée de l’Oise ; Pontoise, L’Île-Adam, Compiègne ; c’est ravissant tout ça, il y a des petites églises délicieuses, comme celle de Cirès-les-Mello ; et puis Noyon, à une demi-heure de marche ; nous aurons le temps d’aller voir la cathédrale qui est du XIIIe, avec un cloître et une salle capitulaire, très remarquable… À La Fère nous prenons le canal, et nous rejoignons la Sambre : Maubeuge, Charleroi, les ruines de l’abbaye d’Aulne, de l’ordre de Cîteaux ; Floreffe, où il y a une ancienne abbaye de prémontrés curieuse. Puis Namur ; le père Claessens y reste une journée ; alors on se baladera sur les remparts et dans les vieilles églises. Les bords de la Meuse ensuite : un tas de rochers épatants… Huy, qui a une collégiale intéressante et des maisons anciennes très pittoresques sur l’eau… Enfin Liège, vers le 30 ; nous amarrons au quai Sainte-Barbe, et nous pourrons encore passer une nuit à bord. Il y a des vitraux superbes à voir à Liège… Maintenant, de là, on est à deux pas d’Aix-la-Chapelle ; il y a juste à ce moment-là un pèlerinage curieux aux Saintes Reliques… »

Je finis par le pousser dehors, émerveillée de sa science géographique, mais dormant debout. Il continue ses combinaisons d’itinéraire tout seul dans l’allée obscure et déserte.

Avant-hier nous sommes allés au Port-Saint-Nicolas, voir notre bateau qui part de Paris demain à 8 heures du matin. La jeune Finlandaise et moi nous avons inspecté la cabine, qui est à peu près sortable ; nous y avons transporté des ustensiles de toilette et un tapis. Elle ouvre presque au ras du pont par une petite fenêtre aux volets vert pomme, à demi obstruée par des volubilis grimpants et une cage à sansonnet. Barral a tout de suite couru au Bazar de l’Hôtel de Ville avec le Finlandais, et ils sont revenus portant une immense toile, qu’ils ont taillée, cloutée, tendue sur des cordes et amarrée à l’avant du bateau en guise de tente. Ils ont bien trimé quatre heures de suite, en bras de chemise, sous les yeux ravis des douaniers et de Pierre Rousset qui ne fait absolument rien. Quand tout le monde est parti, vers sept heures du soir, lui est resté seul à traîner sur la grève en compagnie des débardeurs, échangeant des réflexions oiseuses avec Claessens, le patron marinier, un gros blond rasé qui a l’air d’un entraîneur anglais.

Barral s’amuse à confectionner en ce moment un extraordinaire drapeau qu’il apportera demain matin pour le hisser à l’avant de notre nef. La petite Finlandaise apportera son violon et son frère une flûte. Barral, lui, s’offre à faire la quête parmi la population des ports.

J’ai une sérieuse envie de tuer Pierre Rousset. Oui, je serais vraiment étonnée si je ne causais pas un malheur à ce petit homme doux et placide. Hier, à onze heures du soir, je bouclais ma valise et commençais à me défaire les cheveux pour la nuit, lorsque j’entends frapper à ma porte, tandis que la petite voix de Rousset, au timbre bizarre, demande si on peut entrer. J’ouvre, sans seulement relever mes cheveux. Rousset est un de ces êtres parfaitement insexuels devant qui, sans qu’on sache bien pourquoi, on ne se gênerait pas plus que devant un fourneau de cuisine. Il entre, tenant un énorme parapluie d’où s’épanche un ruisseau qui géographie le plancher (car dehors une grosse pluie tiède écrase le feuillage odorant) et il me dit :

« Vous entendez ?

— La pluie ? Hé bien, oui ; mais si c’est pour me dire qu’il pleut que vous arrivez à cette heure…

— Non, mais c’est pour le voyage… ça ne peut guère aller avec un temps pareil ! Il vaut mieux remettre ça à plus tard…

— Ah ça, vous êtes malade, mon pauvre ami ! Nous ne pouvons pas ne pas partir ! Le père Claessens nous attend à huit heures ; les autres vont arriver avec leurs bagages…

— Justement ; Kjeld Arnessen et sa sœur ont dîné à la maison ce soir ; alors, je leur ai dit que je ne pouvais pas partir avec une pluie pareille… ça serait un voyage gâté… alors ils ont été de mon avis, et ils ne partent pas non plus.

— Et Barral ? Et le patron du bateau ?

— Eh bien… puisque vous connaissez Barral, vous pourriez partir d’ici à sept heures, demain matin, et passer le prévenir place Dauphine ; de là, on est à deux pas du Louvre, et vous iriez en cinq minutes au bateau…

— Mais le père Claessens va être furieux !

— Oh ! non… il ne comptait pas avoir de passagers… On lui laissera la tente en coutil pour le consoler…

— Vous arrangez ça, vous !… Alors il faudra que je me lève à six heures demain, et que je trotte comme une malheureuse parce que vous avez changé d’avis ! et nous restons ici tous, après avoir trimé pendant quatre jours ! c’est gai !…

— Mais ce n’est que partie remise !… comprenez donc… à la fin de mai, ça sera bien mieux ; on est sûr du beau temps… et puis, nous tomberons là-bas au moment des fleurs… c’est plein de jacinthes…

— Et il y aura un second bateau tout prêt, n’est-ce pas ? Et ce sera toujours vacances pour moi qui travaille au Louvre ?

— Écoutez donc, si ça vous contrarie, vous pourriez peut-être partir, vous avec Barral ; et puis après, nous verrions pour le second voyage…

— Eh bien, vous en avez des idées ! Me voyez-vous débarquant à sept heures du matin chez Barral pour lui dire : Mon cher, je vous enlève ; nous partons seuls !

— Ah ! vous croyez que ça le… qu’il ne serait pas j content ?…

— Vous !… vous êtes désarmant ! Oui, il serait fâché, là. Oui, j’irai le prévenir à sept heures, que personne ne part plus ; et je vous adresserai le père Claessens s’il prend ça de travers. Maintenant, sauvez-vous ; je vous ai assez vu.

— Mais écoutez donc ; vous me dites qu’il n’y aura plus de bateau en mai ; au contraire… »

Je m’asseois, et commence froidement à défaire mes bottines. Il continue encore quelques minutes ; puis, devant mon mutisme, il s’en va, en bafouillant de petites choses vagues.

C’est ma faute, en somme. J’aurais dû prévoir ça hier en le voyant muet, irradié de joie silencieuse, sur ce petit port Saint-Nicolas, encombré de ballots, de sacs et de futailles, parmi le mugissement des sirènes, le fracas des chaînes, l’odeur du goudron et du bois mouillé, les interjections gutturales échangées sur un chaland de Liverpool, à l’ancre près du nôtre ; et sur le quai d’en face, toutes atténuées de crépuscule bleu, les ruines de la Cour des Comptes, se silhouettant derrière les arbres de la berge, dont les branches viennent tremper dans l’eau morne… C’était un décor du vieux Harlem qui s’évoquait à ses yeux ; et il devait être pleinement heureux là dedans ; si heureux qu’à présent il ne voulait plus partir…

Le mot « artiste » a la même origine qu’ « artificiel ». Pierre Rousset, qui passe artificiellement la moitié de sa vie dans les pays les plus étranges et les plus lointains, n’a jamais besoin d’y aller.

Premier mai. Le quartier du Louvre est désert. Pas une voiture sur la place de la Concorde ; personne aux Tuileries si ce n’est le fondamental ami des oiseaux, indifférent à tout, qui fait son habituelle distribution aux moineaux indifférents comme lui. Les attentats anarchistes de ces jours derniers ont fait peur aux bourgeois ; ils s’enferment prudemment. Barral, que je rencontre dans la cour Lefuel, jubile d’aise et prend des photographies. Il vient à moi, la main tendue :

« Croyez-vous que c’est rigolo, hein, ce Paris désert ! J’ai pris des photos de la rue de Rivoli et de l’Opéra ; ça sera un souvenir amusant plus tard… Et alors, vous vous baladez, sans vous soucier des affreux dangers qui nous environnent ?

— Mon Dieu ! oui ; et comme vous voyez, je n’ai pas encore marché sur la bombe de Ravachol… Je ne sais pas si le cours a lieu aujourd’hui ; je vais toujours voir…

— Et c’est pour les auditeurs du père Levert que vous vous êtes faite si belle ? Car vous êtes fichtrement bien mise, aujourd’hui ! »

Je souris d’aise, malgré moi. Je viens de mettre, pour la première fois, la robe confectionnée avec l’aide de Mme Rousset et je me rends compte que je suis bien mieux qu’à l’ordinaire dans ce costume de barège mastic moulant strictement le buste, avec, au corsage, des revers brodés d’acier bleu sombre et la jupe élégamment drapée aux hanches (on ne voit plus de « tournures » à présent, et j’étais la seule à en porter encore quand je vins à Paris). Sur mes cheveux clairs, un chapeau « Tosca » jette son auréole de crin noir au large ruban bleu. Je ne suis guère coquette ; mais il ne me déplaît pas que le regard de Barral — un artiste — me dise qu’aujourd’hui je suis à mon avantage.

« Écoutez ; je crois que vous êtes en avance ; vous êtes toujours en avance, d’ailleurs ; je n’ai jamais vu une femme comme vous… Vous ne voudriez pas vous asseoir dix secondes sur cette balustrade ? ça me fera un premier plan… La Parisienne qui se fiche des anarchistes !

— Mais si, avec plaisir… »

Secrètement flattée, je m’installe en amazone sur la rampe de pierre, mon ombrelle ouverte sur l’épaule, les yeux clignés à cause du soleil, la bouche fendue dans une grimace qui veut être avenante. Je me rends compte, peu de temps après, que cette photo sera affreuse. Clac ! mon image est consignée sur le verre.

— « Na ! maintenant, vous enverrez ça à vos amoureux de Norvège ; ça les épatera.

— Oh ! mes amoureux ! ne dirait-on pas qu’il s’agit de vous qui traînez toujours vingt femmes à votre suite… »

Phrase malencontreuse ; du coup, le voilà qui enfourche son dada, et, avec un petit sourire à claquer :

« Vingt femmes ! merci bien ! c’est assez de deux qui se chamaillent à mon sujet en ce moment et m’accablent de scènes ; elles sont enragées, ma parole…

— L’une est la princesse de Galles et l’autre Mlle Bartet, je parie ?

— Blaguez toujours ! Non : l’une, la plus sérieuse, est une grande première de chez Doucet ; une beauté admirable… et une distinction… mais jalouse comme un tigre… L’autre, mon Dieu, un petit modèle de Chéret, sans importance… »

Je me sauve, en alléguant l’heure du cours ; je sens que je finirais par le battre.

Le concours de fin d’année a eu lieu hier ; chose inattendue, j’ai été classée avec le maximum de points. Je n’ai pu résister au désir d’attendre Barral à sa sortie des Beaux-Arts, pour lui annoncer cela avec un soupçon de triomphe ironique à l’adresse de mes concurrents masculins. Qu’en pensait-il, lui, qui méprise si bien les femmes ?

« Ah ! c’est très bien… Je vous félicite sincèrement… »

Il m’a semblé voir un sourire flotter sous ses lèvres minces, ombrées de châtain. Qu’est-ce qui lui prend encore ? Sa raillerie perpétuelle m’agace presque autant que sa vantardise ; je m’étonne moi-même de rechercher ainsi sa compagnie.

Un petit télégraphiste, indifférent comme le Destin lui-même, est venu m’apporter une dépêche de Christiania… Mon frère aîné, que j’ai à peine connu dans notre enfance, était revenu malade chez nous voici quelque temps, rapportant, de Bornéo une de ces étranges et indéracinables fièvres qui s’incrustent dans la chair des Européens, semblent parfois guérir, et recommencent leur sournois travail de fourmi pour triompher au bout de quinze ou vingt années… Mon frère est en train d’en mourir. Je n’ai que le temps de partir si je veux le revoir vivant.

Je quitte Paris cette nuit ; par le rapide de Hambourg. J’ai fait à mes deux hôtesses, toujours effacées, et souriant par habitude, jusque dans leurs plus désolées condoléances, des adieux qui ne sont pas définitifs, car je reviendrai sûrement à Paris après les vacances d’été ; j’ai minutieusement rangé ma chambre et fait ma valise ; car je n’emporte pas ma malle, où je laisse tous mes vêtements d’hiver, inutiles désormais puisque je vais prendre le deuil. J’ai mis, parmi mes fourrures, quelques morceaux de ce camphre opalin, dont j’aime la senteur douillette ; et Mme Bol va hospitaliser la malle dans son grenier, vaste comme un grenier de campagne. Mes partitions de musique et mes livres seront expédiés en un petit colis séparé.


J’ai fait mes adieux aux voisins Rousset. Lucien, le gros petit tas rougeaud, m’a empoigné affectueusement la jambe gauche, tandis que le chien m’immobilisait de l’autre côté en agrippant ma jupe. Charlette m’a offert une poignée de pâquerettes et de pissenlits. L’inconscient Pierre Rousset m’a demandé si je comptais m’arrêter à Hambourg, que je ne connais pas, pour voir le Fischmarkt : « épatant… la vieille porte à tourelles du XIVe sur l’eau verte… avec les bateaux qui passent dessous… »

En retraversant la cour, j’ai vu que tous les voisins connaissaient déjà l’événement qui me rappelle en Norvège ; car le violoniste est venu me regarder avec intérêt par la fenêtre, et la femme de l’architecte est sortie de son église hongroise pour venir me dire un mot affectueux. (Hier encore, elle m’avait invitée à grimper sur son belvédère pour voir le ballon captif des Tuileries.) Je regretterai les habitants de ce petit phalanstère, si braves gens, si bien faits pour s’entendre, quoique vivant absolument isolés les uns des autres.

Maintenant, j’ai bouclé ma valise et roulé mes plaids qui me tiendront chaud là-bas sur la Baltique, pendant la traversée de Kiel à Korsör. La nuit vient, mais je n’ai pas allumé ma lampe. Je reste assise devant ma fenêtre grande ouverte, aspirant l’air tiède qui m’apporte par petites cadences inégales l’âpre senteur des troënes et des syringas. Le merle habitué du tilleul d’en face siffle sa courte phrase agressive et têtue. Le fontainier du boulevard Montparnasse jette au loin son aigrelette ritournelle. Et je distingue confusément les notes plaintives de notre sempiternel orgue de Barbarie : « Faites-lui mes aveux… Portez mes vœux… » Vraiment, je ne croyais pas m’être attachée si bien à ce coin de terre que j’éprouve cette étrange et soudaine tristesse à le quitter ; pour peu de temps en somme, puisque je pense revenir après les vacances d’été.

Barral, venu ce matin pour me rapporter un livre, a paru sincèrement désemparé de me voir partir. C’est un bon garçon, malgré ses travers. Dans un instant, il viendra me chercher, m’emmènera dîner à la gare du Nord et m’installera lui-même dans le train.

Sept heures sonnent au couvent des Dominicaines. Allons, je vais mettre mon grand waterproof de voyage…