La Malle au camphre/02

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Librairie des Lettres (p. 87-206).
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Novembre 1918.

Quelle poignante, mélancolique et précieuse émotion je viens de ressentir en rouvrant ce cahier fermé depuis vingt-sept ans ! Oui, cela fait vingt-sept ans qu’il dormait là dans un coin de ma vieille malle, dont je viens de retirer, le cœur battant, des fourrures, des corsages, des jupes, un costume de barège mastic, un chapeau de crin noir, le tout de formes incroyablement baroques, enterrés comme de petites momies dans un tenace parfum de camphre… Je les ai étalées sur un fauteuil, ces reliques oubliées d’un fragment de ma vie. À présent, j’ai rouvert devant moi ce cahier cartonné de vert olive, portant cette petite inscription dorée : Au Bon Marché, Paris. — J’ai feuilleté lentement ces pages couvertes d’une longue écriture jaunie qui n’est plus tout à fait la mienne. Et comme la moitié du cahier est restée en blanc, je vais le finir ce cahier… de ma nouvelle écriture moins régulière, moins calme, qui est sans doute le reflet de la Thyra actuelle…

Je ne suis jamais revenue dans la cité Montparnasse. La mort de mon frère, survenue en juin 1891, m’avait fait hériter d’une petite fortune qui aurait pu être considérable, si le pauvre garçon n’avait placé ses intérêts en Hollande, chez des hommes d’affaires bizarres qui n’entendaient pas se dessaisir d’un sou. Je dus faire le voyage d’Amsterdam avec un oncle, ancien avoué, pour tâcher de me débrouiller dans tout cela. Partie pour six semaines, j’y suis restée quatre mois, ayant gagné un procès contre une sorte de courtier qui, chose extraordinaire, était solvable ; et je suis revenue sinon très riche, du moins complètement libérée du souci de gagner ma vie. Revenue chez moi, j’avais écrit à Mme Bol, la priant de me renvoyer la lourde malle que j’avais laissée chez elle, comme devant m’être inutile pour si peu de temps. Elle ne me répondit pas, ce qui était étonnant de la part d’une personne aussi ponctuelle. Mais comme, après tout, cette malle ne contenait que des vêtements sans valeur pour moi qui désormais pouvais me nipper beaucoup mieux dès que je serais sortie de mon deuil, je l’oubliai bientôt complètement.

D’autres occupations, d’ailleurs, m’absorbèrent coup sur coup. Une de mes amies, journaliste, fixée à Hambourg, me demanda de venir l’aider dans la direction d’une revue d’art très luxueuse qu’elle venait de fonder ; une de ces revues allemandes aux typographies insolites, présentant des dessins amorphes et parfaitement énigmatiques sur du papier Whatmann admirable. Il y avait, je crois, vingt-neuf abonnés. Mais ces vingt-neuf esthètes ne s’augmentèrent pas de recrues nouvelles ; et la revue expira au bout de six mois.

Plus tard, j’ai habité Copenhague. J’avais ma chambre dans un nouveau cercle de femmes qui, par la suite, devait avoir des imitateurs dans les principales capitales d’Europe. Et c’est là que se place la grande aventure sentimentale de ma vie, que je n’oserai pas consigner sur ce jaunâtre papier du Bon Marché, chaste confident de ma jeunesse : le beau Danois aux yeux de glacier profond, à la fière allure de dieu de l’Edda, planant au-dessus de l’humanité, qui m’a aimée avec exaltation — et qui était un terrible alcoolique, buvant de l’eau de Cologne et de l’alcool camphré quand j’arrivais à lui cacher son arak-punch — et qui est revenu un soir, la tête ensanglantée, d’une sombre débauche entre buveurs…

J’ai fui un beau jour, décidée à en finir net avec l’abrutissement de ma vie présente… On venait d’ouvrir à Cambridge un grand collège de filles, et une des fondatrices m’avait écrit pour me demander d’y accepter une fonction de professeur de l’histoire de l’art. Car il est à remarquer que toutes les places, tous les travaux d’édition lucratifs, se sont offerts à moi quand je n’en avais plus besoin. Je me suis installée au bord du Cam, près du « Bridge of Sighs », ce délicieux pont d’un moyen âge un peu truqué, mais complétant si bien le décor, et trempant ses arches capitonnées de mousse dans une eau froide, verte, obscure, qui contient à l’envers toute l’image immobile des rives ombreuses.

Ma maison — docilement pareille à celle de droite et de gauche — est en brique rouge foncé, sertie d’un galon de nette peinture blanche. Un lourd manteau de lierre y découpe ses contours géographiques ; des géraniums sous verre s’alignent correctement sous les vastes fenêtres à guillotine. (Lorsqu’on a essayé des fenêtres françaises, si faciles à manœuvrer, on ne comprend guère l’utilité de ces pesants monuments anglais ou norvégiens, que comme exercice de
force musculaire.) Le jardin, tout petit, et contenant une seule allée au sol asphalté, semble un vaste bouquet dans lequel domine le pois de senteur — la fleur chère aux Anglais. Au mois de juin, l’odeur en est si puissante que j’en suis parfois étourdie, comme d’avoir fumé trop de cigarettes « Three-Castles ».

J’ai passé là des heures unies, des heures calmes et douillettes, dans mon parloir à bow-window, tendu de papier vert pois et meublé d’acajou, avec des angles remplis de coussins et des bibliothèques ingénieuses ; ces belles bibliothèques anglaises offrant des livres aux couvertures charmantes, dans lesquelles il y a souvent d’assommantes poésies ou des romans fades comme de l’eau. Une fois par semaine, j’allais à mon « college » ; une bâtisse toute neuve, mais imitant exactement les tours, créneaux et cloîtres intérieurs des antiques universités de la ville, et déjà dotée d’un parc où s’étendait l’ombre séculaire de ces arbres géants, qui sont la gloire du sol britannique.

Si le travail occupe une certaine partie de la vie de collège en Angleterre, les fêtes y occupent une place bien plus grande encore. Je me rappelle d’innombrables manifestations sportives ; des banquets servis sur de longues tables très fleuries, étincelantes de bibelots métalliques, où l’on mangeait force mouton sauce à la menthe, saumon, insapides gelées roses baignant dans des sauces jaunes, et à la fin desquels résonnait, après les toasts au roi et à la reine, le mélancolique Auld Lang Syne, qu’on chante les mains entrelacées, en trépignant une espèce de ronde sur place, — et puis, la fête de mai ; et le Trafalgar Day ; et la semaine de Noël où tout le monde devenait littéralement fou…

Oui, c’étaient là des fêtes dénuées de complication, d’arrière-pensées, d’intellectualité aiguë ; des fêtes où revivait vraiment l’âme joyeuse, enfantine, traditionaliste et solennelle de la vieille Angleterre…

J’avais commencé, à Cambridge, par m’enfermer dans un isolement assez hargneux ; d’abord à cause de mon état d’esprit du moment, et ensuite parce que je me trouvais réellement étrangère à tout ce qui m’entourait. Tel a toujours été mon lot, d’ailleurs ; et ma double nationalité a fait, qu’en réalité, je n’en ai eu aucune. À Paris, mes interlocuteurs ne manquaient jamais de me dire : « Comme vous êtes bien Scandinave ! » À Christiania, on trouvait mon style parisien ; mes conversations « terriblement parisiennes »… Enfin, je me suis déraidie peu à peu, et moi aussi j’ai donné des « tea-parties » avec des rôties et des madeira-cakes, auxquels je conviais mes élèves et les jeunes gens des collèges voisins. Parmi leurs propos gaîment honnêtes, où les observations sur la température tenaient une grande place, les réflexions de Ralph Wilmore jetaient le grain de gingembre qui venait à propos épicer la claire bouillie au riz de tous ces entretiens britanniques. Ralph Wilmore était un jeune « undergraduate » de Jesus College, cette curieuse bâtisse aux galeries sur pilotis, moins majestueuse, mais d’un charme plus intime que le vénérable et immense Trinity College, l’orgueil de Cambridge.

Ayant eu, vers sa dix-huitième année, des velléités de peinture, il avait passé un an à Paris, où il avait travaillé dans une de ces ruches d’art, familiales et cosmopolites à la fois, que recèle l’immense laboratoire de la Rive Gauche. Nous échangions nos souvenirs sur le cher vieux Quartier ; les miens, plus fanés naturellement ; les siens contenant des coins obscurs où je sentais des relents de fumerie d’opium dans des ateliers très clos… Il avait gardé une correspondance nourrie avec un de ses anciens camarades parisiens dont il vantait avec enthousiasme l’intellectualité aiguë et « magnétique ». Souvent, je le voyais porter vers un de ces étranges cylindres vermillon que sont les « letter-box » anglaises des missives pour Paris surchargées de deux ou trois timbres supplémentaires ; c’étaient de vrais volumes qu’il envoyait là-bas. Ça valait mieux, en somme, pour tuer le temps, que de siroter des absinthes en compagnie d’une femme empouacrée de blanc gras et de mascaro, comme fait la jeunesse masculine du boulevard Saint-Michel ; et la vie de cette petite ville universitaire était assez monotone pour quiconque ne s’intéressait pas aux sports.

Un jour, j’étais assise sur la grande pelouse qui s’étend au bord du Cam ; une partie de foot-ball s’y disputait violemment entre les « pantalons blancs » de Selwynn-College, et les pantalons à raies bleues de King’s-College. On ne voyait guère qu’une fourmilière de points multicolores sautillant au bout de l’immense prairie en peluche verte, limitée par des barrières blanches, au delà desquelles paissaient des moutons. De temps en temps, quelque professeur, relevant sa grande toge noire, les mains dans les poches de son pantalon, le bonnet carré planté sur l’oreille, traversait la prairie pour aller se joindre au groupe attentif qui regardait les joueurs. Wilmore arriva aussi, à pas lents, mais sans aucune intention de suivre le primitif et violent jeu saxon, dénué de jolies attitudes. Après m’avoir correctement saluée, il s’écroula dans l’herbe à côté de moi. Il tenait une grosse enveloppe que venait de lui remettre le facteur.

« S’il vous plaît, Madame, me dit-il ; regardez ces épreuves de gravures que vient de m’envoyer mon ami, le dessinateur parisien dont je vous parlais hier… N’est-ce pas réellement admirable ? »

Il me tendait quelques carrés de papier-vélin jaune sur lequel s’écrasaient de gros traits plats, d’un noir violent. On y reconstituait les principales lignes du quai de Bercy encombré de futailles, l’arche du pont Saint-Michel, vue par en dessous, un coin de la rue Galande, et la rue Lepic au coin du boulevard de Clichy, avec quelques silhouettes de filles, d’une brutalité soigneusement cherchée. Elles ne sont guère jolies, les pauvres raccrocheuses du marché aux esclaves, qui se tient en plein vent dans toutes les grandes villes ; mais celles qui seraient laides à ce point, épouvanteraient même un assassin ivre…

« Oui, c’est curieux… c’est intéressant… approuvai-je poliment ; et je tendis la main pour prendre une autre feuille que je voyais dans l’enveloppe.

« Ah, ceci, me dit Wilmore, c’est autre chose ; c’est la propre photo de mon ami dans le rôle de l’Après-midi d’un Faune, de Debussy. Il l’a mimé dernièrement, avec orchestre, pour une soirée d’un cercle artistique… Is’nt he just splendid ? »

D’un geste brusque, il me tendait une grande photo faite au magnésium, avec des tons bruns et veloutés de sépia. Un jeune homme à peu près nu s’y redressait allongé sur une draperie, dans une attitude de chat qui s’étire. Le visage, étonnamment joli, baigné d’une lumière artificielle, découpait sur le fond noir un profil tout blanc, fin comme celui d’un archange à la Burne-Jones et poivré d’étrangeté par le crayon noir qui retroussait le coin des yeux. Des grappes de raisin alourdissaient la chevelure. Le corps sinuait souplement, d’une rare élégance, à peine ceinturé de pampres. Et au coin de la photo s’étalait cette phrase, tracée en larges caractères presque typographiques : « Pour le très cher Ralph Wilmore, — Lucien Rousset. »

Lucien Rousset ! Quel sursaut d’étonnement devant ce nom surgi d’une fosse d’oubli, si ancien déjà…

« Vous connaissez la famille de ce garçon, Wilmore ? Est-il fils d’un peintre ?

— Oui ; son père est peintre, mais je ne le connais pas. Il demeure avec lui et un vieil oncle original. Je crois que sa mère est morte.

— Ah !… Quel âge a-t-il ?

— Vingt ans et quelques mois. Il va partir en octobre pour son service militaire. N’est-ce pas une pitié ? Ce délicieux garçon en uniforme rouge et bleu… des couleurs criardes, horribles… »

Je regarde fixement la photo. Je regarde aussi Wilmore. Ses prunelles gris d’acier sont d’infranchissables remparts qui ne laissent rien filtrer, et ne se laissent percer en rien. Wilmore est un véritable gentleman ; jusqu’au tombeau il gardera la même correction impassible, et devant Dieu lui-même il attestera que sa vie fut blanche comme celle d’un petit enfant. Et peut-être, après tout — on ne sait pas — s’en faut-il de peu que ce ne soit la pure vérité.

Je ne suis plus avec lui, d’ailleurs… Je suis dans l’atelier des Rousset qui sent la fumée de tabac, les vieux tapis et la peinture à l’huile… Rousset peint, le chapeau sur la tête. Mme Rousset coud une étoffe bariolée, assise à côté de Léa. La bouillotte de cuivre sifflote sa petite chanson sur le poêle. Au loin, l’orgue de Barbarie traîne les notes obsédantes de la romance de Siebel. Et, sur le tapis, se traîne avec des grognements de jeune ourson Lucien Rousset, le gros petit tas rougeaud…

Alors, c’est lui, et voici ce qu’il est devenu. Pourquoi cela m’étonne-t-il en somme ? Est-ce que je croyais, par hasard, qu’il resterait toujours le « gros petit tas rougeaud » coiffé d’un bonnet conique à pompon orange ? Voilà ; quand on a complètement quitté de vue les gens pendant longtemps, on ne s’imagine pas que la vie a aussi continué pour eux pendant ce temps-là…

Je regarde autour de moi, comme brusquement tirée d’un rêve. Au bout de la pelouse immense en peluche verte, soulignée çà et là de barrières blanches, où de paisibles moutons broutent tout près de moi, des points multicolores sautillent et bondissent en poussant des hurlements d’otaries. Ce sont les « pantalons blancs » de Selwynn College, qui viennent de gagner la partie de foot-ball contre les pantalons à raies rouges de Trinity College. Deux ou trois de ces jeunes gaillards, blessés dans la bousculade du jeu, traversent la prairie à cloche-pied, un rire enfantin élargissant leurs faces imberbes et cuites de soleil.

Alors, l’âme française qui venait de ressurgir dans ma mémoire me fait tout à coup songer — je ne sais trop pourquoi — à un beau fruit de serre ; un de ces fruits à la chair délicate, vanillée, sentant le miel… Les étrangers, comme moi — puisque, partout, je suis une étrangère — qui avaient autrefois respiré son arome, en gardaient toujours la gourmande nostalgie. Mais il mûrissait singulièrement vite, le beau fruit ; peut-être même sa pulpe se meurtrissait-elle déjà, par endroits, d’imperceptibles taches brunes… Et si un des carreaux de la serre, brisé par un ouragan, laissait un jour passer un coup de vent glacé, comment supporterait-il un pareil choc ?…

En juillet 1914, les vacances m’amenèrent dans une vieille petite ville du pays de Galles ; une ville qui se tasse entre des falaises rocheuses, devant la mer glaciale où l’on se baigne intrépidement. Des rues qui dégringolent à pic et s’entre-croisent, farouches et sombres, avec leurs étroites maisons à profils convexes, toutes croisillonnées de bois, et dont les plus pauvres sont toujours pourvues de l’ancestral bow-window sans lequel l’Anglais ne saurait vivre ; un petit port de pêche qui sent le goudron et le phénol ; puis, une plage où s’alignent des marchands de moules, d’huîtres et de portraits du roi sur émail, ainsi que l’effarant guignol anglais « Punch and Judy » qui ferait si peur aux enfants des Champs-Élysées. Et au-dessus de tout cela, le « Castle » : un informe château du xiie siècle, pareil à un gros pachyderme gris qu’on ne distinguerait guère des rochers sur lequel il est couché. Dans le petit boarding où je logeais, des propos soucieux se mêlaient peu à peu aux habituelles conversations pour pensions anglaises, meublées surtout d’observations météorologiques giques. On s’arrachait les journaux. Des gens partaient précipitamment pour Londres, sans savoir au juste pourquoi. De ma fenêtre, j’entendais de passionnés dialogues entre les bonnes et le laitier ou le facteur, dans cette farouche langue galloise qui sembie faite pour être parlée, non par des gens vêtus comme tout le monde, mais par de fauves guerriers, couverts de cuir et d’airain. Un vent de tempête s’était sourdement élevé de l’Est ; et ses grondements, rasant les plaines de la Serbie, traversaient la Russie et l’Allemagne, se rapprochaient de la France, de la Belgique…

Je marchais précipitamment — moi aussi — sur la plage où les vagues venaient régulièrement abattre leur floc ! lourd, qui lance de la pluie. Le vent salé m’apporta tout à coup les cris pointus des petits vendeurs de journaux qui débouchaient d’une rue, couvrant la grève d’une galopade de pieds nus. Et ces cris me traversèrent comme d’un coup de couteau ; car j’avais refusé de croire à cela : « German troops invaded French territory near Belfort » !… « German ultimatum to Belgium !… »

Voici environ trois mois que, souffrante d’une piqûre anatomique mal guérie, j’ai quitté l’ambulance dont j’étais devenue « head nurse » dans une campagne du Surrey toute champignonnée de tentes rondes et bizarrement sillonnée de tranchées pour l’instruction des recrues.

J’ai retrouvé telle que, ma petite maison rouge habillée de lierre, où je vis si calme, — et si seule. Le gigantesque cyclone a emporté beaucoup de mes anciens amis parmi les professeurs et les étudiants ; les étudiantes aussi, car une jeune fille, infirmière en Serbie, est morte dans la neige pendant la terrible retraite ; une autre, portant l’uniforme des « Waacs », a été tuée par une bombe d’avion, non loin de Lille. Je me suis brouillée avec des gens… Ralph Wilmore, notamment, le grand fanatique de Mahler et de Strauss, qui déclarait avec sérénité que si les guerriers germaniques avaient incendié tant de villes, c’était un hommage inconscient rendu à l’ancien culte du feu — Lôge — et que les meurtres d’enfants étaient dictés par une pitié qui prévoyait la peine qu’aurait l’humanité à vivre dans des pays appauvris…

J’ai eu tort, en somme. J’aurais dû mieux comprendre cette mentalité assez courante de jeune « intellectuel » qui, avant tout, s’ingénie à ne pas penser comme tout le monde, et qui doit se répéter constamment : « Étant donné que la Joconde est généralement considérée comme un chef-d’œuvre, en quoi vais-je bien pouvoir démontrer qu’elle est infecte ? — Étant donné que l’Allemagne de 1914 s’est fait généralement exécrer, en quoi vais-je bien démontrer que sa conduite se justifie parfaitement ?… » Besoin juvénile d’affirmer une personnalité inexistante ; besoin chez Wilmore de réagir contre la discipline bourgeoise des esprits britanniques. Ça n’avait pas plus de portée que le tournesol qu’Oscar Wilde promenait gravement à Hyde-Park, afin d’épater les cockneys. Mais, enfin, cet éphèbe m’a agacée ; et je l’ai mis à la porte. Moi qui croyais si bien toutes mes passions éteintes…

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et puis, cet automne, j’ai été saisie d’une impétueuse nostalgie : j’ai voulu revoir Paris. Paris pour lequel j’avais tremblé en septembre 1914 et pendant le terrible printemps de 1918… J’avais parfaitement pu en vivre éloignée, pendant ces vingt-sept ans ; cependant, j’y pensais parfois parmi les pierres et les arbres des cités scandinaves, russes, allemandes ou anglaises au milieu desquels s’est passée mon existence sans racines ; et toujours se présentait à mon esprit le petit béguinage emmitouflé de plantes grimpantes, avec la pompe où l’on venait remplir ses brocs, et la concierge écossant des petits pois devant sa loge rustique. Ou bien, des rues biscornues et sentant la vespasienne, barrées par des remparts de voitures maraîchères, entre lesquelles louvoyaient de retentissants omnibus à chevaux. Évidemment, tout cela avait dû changer. Mais, tout à coup, il fallait que je revoie les lieux où avaient évolué ces êtres et ces choses ; il fallait aussi que je voie où en était ce peuple — un peu le mien — qui avait étonné l’Europe, et moi la première, par une force qu’on croyait abolie, et que beaucoup de mes puritains amis anglais représentaient comme ayant abjuré ses vieilles erreurs, ses byzantinismes passés, — retrouvé la voie de la Vertu et de la Vérité…

La première chose que j’y ai trouvée d’abord, c’est une salle de bains ; et cela m’a fait plaisir. J’avais choisi mon gîte dans un hôtel familial situé rue de Beaune, au coin du quai Voltaire, presque mon ancien quartier. La maison, noire et vétuste, à médaillons de stuc Louis-Philippe, ne diffère pas extérieurement de celles qui m’entouraient, rue Montparnasse ; mais le ripolin et l’électricité règnent à l’intérieur ; et les sonneries de téléphones, les chasses d’eau indiscrètes qui vous font sursauter dès six heures du matin, ne laissent aucun doute sur le confort moderne de l’établissement. Ces antiques moulures à feuilles d’acanthe, ces plafonds trop bas disparaissant sous des couches étincelantes de ripolin blanc, cela m’a fait penser à une bonne dame de province venant habiter Paris, qui se mettrait à s’habiller selon la mode de Fémina

Accoudée à ma fenêtre, je plonge longuement mes regards dans le bleu crépuscule d’automne humide et qui sent le pavé de bois. Les réverbères ne sont plus de timides vers luisants, jalonnant à de rares intervalles l’ombre de la Seine. En me penchant un peu, je vois les petits clairs de lune bleus, dardés par les becs électriques de la gare d’Orsay, qui a remplacé les mélancoliques et sauvages ruines de la Cour des Comptes…

Et je vois aussi les passants s’affairer dans tous les sens, prolongés par l’ombre que reçoit le trottoir miroitant. Les femmes ont toujours leur démarche sautillante, mais désormais libérée de la jupe longue qui vous imposait un véritable esclavage. Elles exagèrent tout de même un peu, ces Parisiennes. Autrefois, c’étaient elles qui traînaient les jupes les plus longues et les plus compliquées ; maintenant, elles ont le record du minimum ; et je vois de grosses matrones sexagénaires qui montrent d’indécents mollets sous des jupes d’écolière. Et je vois aussi, hélas, des voiles de deuil ; plus de voiles de deuil encore qu’en Angleterre… Et voici un livreur monté sur un tri-porteur, dont une manche pend, inerte ; un chasseur de restaurant à jambe de bois…

Des soldats anglais : grands et beaux gaillards, pareils à mes sportifs éphèbes de Cambridge. Des soldats français, que je ne connaissais que par les photos des magazines, incontestablement moins beaux gars ; et pourtant… Il n’y a pas à dire : ils ont prouvé qu’on n’avait guère besoin d’être champion de foot-ball pour détenir une éclatante supériorité dans le terrible sport de la guerre…

Dès le lendemain — c’est-à-dire hier — me voici dans le Nord-Sud, direction Montparnasse. Trajet invraisemblablement court, quand on le compare aux trimbalements sans fin qu’il fallait affronter, de mon temps, pour aller au fond de cette lointaine Rive Gauche qui était alors une autre ville… Qu’allais-je y trouver, à présent ? Une petite émotion me pince le cœur tandis que je file — trop vite — à travers ces longs sous-sols de porcelaine blanche, ces gares-joujoux, sentant une sorte de sel aromatique, pas désagréable. Sèvres-Croix-Rouge ! Y a-t-il toujours là-haut ce vaste parc des Dames Saint-Thomas de Villeneuve, et surtout cette mystérieuse Abbaye-au-Bois, dont j’admirais tant, au passage, la petite forêt toute bruissante d’oiseaux, derrière des murs qui me la dérobaient à mi-hauteur ?… Voici maintenant la station où je dois sans doute descendre pour me trouver dans mon ancien quartier. Je descends — ou plutôt je monte — à la surface terrestre, absolument désorientée. J’appelle successivement deux sergents de ville et un marchand de marrons à la rescousse. Il faut tourner à gauche dans le boulevard Raspail… Le boulevard Raspail ! quand je l’ai quitté, c’était
un tout petit tronçon d’avenue pauvre, par là-bas, au Lion de Belfort… Maintenant, bousculant et crevant un tas d’humbles vieilles baraques, il étale des boutiques ripolinées d’orange vif et de lilas, des cinémas, qualifiés sans vergogne de « palace », des maisons à confort moderne, dont certaines m’ont exactement rappelé les bâtisses neuves de Hambourg, avec leurs sculptures visant à la force massive, leurs terrasses plaquées de céramique, et même leurs aigles de granit. Cela fait une date, ces maisons ; la postérité les situera sans hésiter après les tarabiscotages pseudo-anglais de 1900 ; et avant la guerre de 1914…

Je cherche toujours en vain ma route. Il faut qu’une plaque bleue se trouve sous mes yeux, portant le nom de la rue Notre-Dame-des-Champs, pour que je m’arrête soudain. Mais alors, c’est la rue Montparnasse qui est là, devant moi ! Hélas, le petit maquis, avec son village en planches, a disparu dans la tourmente ! Des soubassements d’un blanc cru s’élèvent sur ses ruines…

Je m’avance avec précaution, comme lorsqu’on interroge des gens sur le compte de parents quittés depuis très longtemps, et qu’on a peur d’apprendre des morts… De grands immeubles neufs m’entourent ; ce sont les vivants qui ont remplacé les morts. Une surprise attendrie m’immobilise sur place : voici deux ou trois maisonnettes chapeautées de vieilles tuiles, parmi lesquelles je reconnais, peinte en rouge et arborant comme enseigne un tonneau de bois, celle qui m’amusait jadis au passage. Il y en a une qui s’intitule fièrement : Hôtel. Toutes ces maisonnettes sont si petites, à côté de leurs voisines, qu’on se les imagine presque servant de logements à de gros chiens.

Je suis allée trop loin ; me voici derrière l’église Notre-Dame des Champs. Je reviens sur mes pas, anxieuse ; où est donc le portail de ma petite chartreuse ?… Voici une grande maison en brique émaillée qui m’a tout l’air d’avoir pris sa place. Sur le trottoir, en face de moi, à travers la vitrine d’une chétive boulangerie, m’apparaît une tête de femme, laquelle, épaissie et vieillie, ressuscite cependant en moi un souvenir, un peu lent à s’éveiller, tant il était bien assoupi… J’entre, à tout hasard, dans la boutique. Je prends sur une soucoupe deux de ces biscuits rances que les marchands ont allègrement exhumés des vieilles boîtes où naguère on les vendait cinq sous le douzaine, pour les coter au prix des plus luxueuses friandises de Rebattet ou de Bourbonneux ; et tout en déposant ma monnaie sur le comptoir, j’interroge la patronne. Il y a trente ans qu’elle tient cette boutique ; c’est donc bien à elle que j’achetais tous les jours des croissants pour renforcer mon insuffisant premier déjeuner. Elle dit en effet me reconnaître, mais d’une voix qui décèle plutôt la politesse et la bonne volonté… Elle ne me reconnaît pas du tout.

Sait-elle ce que sont devenus les habitants de l’ancienne cité ?

« Non, Madame ; je ne pourrais pas vous dire ; je ne fournissais que Mme Bol. Elle était déjà décédée quand on a démoli la cité pour bâtir les maisons d’en face. Sa demoiselle a épousé un percepteur en retraite ; un veuf qui avait une petite fille. Je crois que c’est Mme Lebœuf qu’elle s’appelle à présent.

— Est-ce que vous savez où elle demeure ?

— Ma foi, non… Ah ! au fait, il paraît qu’elle est de l’Association des Mères Chrétiennes, de la paroisse ; et j’ai là le bulletin. C’est une chance ; vous allez avoir son adresse tout de suite. »

La grosse femme fouille dans son tiroir et en extrait une mince brochure qu’elle se met à feuilleter.

« Trésorière : Mme Mouton… tiens, oui ! je me rappelle, c’est Mouton, son nom. Rue de Bagneux, no 35.

— Merci, Madame. »

Au petit bonheur de mes anciens souvenirs, je me dirige vers la rue de Bagneux, qui ne rappelle plus en rien celle d’antan, où stationnaient des charrettes à foin, tandis que des poules picoraient sur un pavé de village. Ce qui achève de me dérouter dans la topographie du lieu, c’est la disparition totale des jardins qui le couvraient jadis, et l’intrusion d’un rutilant Potin, arborant une architecture « 1900 » à dômes en coquetiers et mosaïques genre Alhambra… Le numéro que je cherche est au bout de la rue de Bagneux ; c’est une vieille maison noire, enjolivée de délicates sculptures Louis xv. Mme Mouton est sortie ; mais « sa demoiselle » va nie recevoir.

Je me trouve alors en face d’une jeune fille d’environ vingt ans, délurée, aux traits indécis et troussés à la hâte de vraie petite Parisienne. Non, réellement, cette race n’est pas une race « latine ». Elle serait moins remuante, et aurait les traits plus réguliers.

La petite bonne femme me reçoit avec une aisance parfaite, et se récrie d’étonnement quand je lui explique qui je suis.

« Comment, c’est vous Mademoiselle Thyra ! Oh ! je vous connais ; mère m’a parlé de vous… vous faisiez son admiration. Elle me disait toujours : La locataire norvégienne que nous avions ; cette jeune fille qui était venue toute seule à Paris… qui savait toutes les langues… qui jouait du Wagner…

… Mais nous avons encore votre photo dans l’album ; tenez, vous allez voir… »

Elle se précipite à plat ventre devant un chiffonnier de Boule, farfouille activement dessous, et n’en ramène qu’un peu de poussière, en petits paquets de ouate grise.

« Tiens, c’est étonnant ; il était pourtant là-dessous : un grand album recouvert en peluche rouge… N’importe ; on vous reconnaît encore très bien. Mère sera bien contente de vous revoir ; elle reçoit le mardi… » Elle bavarde encore un instant, très aimable et n’écoutant que la moitié de mes phrases. Ça, par exemple, c’est une des choses qui vous impatientent un peu quand on vient de l’étranger ; cette manie française de vous couper la parole toutes les cinq minutes…

Puis elle s’écrie soudain :

« Et votre malle, au fait ?

— Quoi ? quelle malle ?

— Non ! vous ne vous rappelez pas !… vous aviez laissé votre malle en partant de chez grand’mère Bol…

— Mais c’est pourtant vrai ! Comment, elle est toujours là ?

— Je crois bien ! au sixième… c’est roulant ! Mère m’a raconté ça souvent ; c’est un remords pour elle que cette malle ! Il paraît que vous aviez écrit pour demander qu’on la renvoie, n’est-ce pas ? et puis, vous aviez oublié de remettre votre adresse à Christiania, et on l’avait perdue. Grand’mère l’a fait demander à des voisins d’en face, un peintre qui vous connaissait ; mais il ne la savait pas. Là-dessus, grand’mère est morte d’une pneumonie ; et puis ensuite, mère a épousé papa… Quand elle a déménagé, elle a emporté la malle avec elle. Elle savait bien qu’il y avait aussi un sculpteur qui vous connaissait…

— Barral…

— Peut-être ; mais elles étaient brouillées avec Mme Barral ; alors, elle a trouvé que ce n’était pas convenable d’écrire à un jeune homme dont la mère ne voyait plus la sienne… Quelle idée, hein, croyez-vous ! Et puis, elle pensait toujours que vous reviendriez…

— Mon Dieu, mais je suis navrée de vous avoir encombrée comme ça avec mon étourderie…

— Oh ! ça ne fait absolument rien… Mais, au fait, si vous voulez l’emporter, cette fameuse malle ? le concierge pourrait vous la charger sur un taxi ; elle n’est pas lourde… »

J’ai rouvert ce matin — après en avoir fait sauter la serrure — la petite malle de moleskine noire à étiquette jaunie, gardée vingt-sept ans par la scrupuleuse Mlle Bol. J’en ai retiré, le cœur battant, un haut chapeau de paille à ruban écossais, qui fait un effet ahurissant sur ma tête ; puis un corsage de velours vert, baleiné, cousu de trente morceaux, pour le moins ; un mince boa de castor ; un tout petit manchon pareil ; un coussinet de toile écrue qui étaiL une « tournure » ; et enfin le fameux costume fait par Mme Rousset, de barège mastic avec une lourde jupe drapée sur le derrière… Dieu, qu’il est effroyable ; et que je le trouvais joli !… Puis, tout au fond, voici mes notes prises à l’école du Louvre ; puis, un programme du Chat-Noir, dessiné par un camarade de Barral, — qui est de l’Institut à présent, — puis une broderie commencée dans l’atelier des Rousset : un plastron fait sur un modèle breton (la mode de ce moment-là) où de grosses roues dorées se détachent sur un épais drap rouge sombre… tout cela est intact et encore vif de couleur, au milieu du camphre odorant pareil à de petits morceaux de gel dépoli…

Et, sous un calendrier de 1891, je ramasse ce carnet cartonné vert olive, où ma défunte vie se remet soudain à me parler, par les mille petites bouches de ses caractères pâlis, dans le silence éloquent des objets, fantômes ressuscités du passé lointain…

J’ai continué d’éprouver cette sensation étrange en revoyant Mme Mouton, qui est une Mlle Bol conservée comme ces couronnes de mariée en cire jaunie que les concierges mettent sous des globes de verre. Elle a même encore maintenant le « filet » invisible de sa jeunesse, dont le quadrillé ténu se voit très bien sur ses frisons maigres. Elle me dévide d’affligeantes banalités, dans son salon où je reconnais des meubles de jadis, et me raconte que sa belle-fille suit les cours de la Schola Cantorum. « C’est une jeune fille fin de siècle », déclare-t-elle sans paraître se douter que ce siècle finissant est remplacé par un autre depuis dix-huit ans révolus.

Malheureusement, tout ce qu’elle peut me dire sur les Rousset, c’est qu’une camarade de sa fille va parfois dîner dans une cantine pour artistes dont s’occupent Lucien Rousset et sa cousine Charlotte. Elle me promet de m’envoyer l’adresse de cette cantine.

Le lendemain soir, munie de l’indication qu’elle m’avait ponctuellement fait parvenir, je me dirige vers la rue du Moulin-de-Beurre, une des dernières survivantes du village de Vaugirard, derrière la gare Montparnasse. Je traverse un jardinet noir, au gravier rayé d’un halo fauve, provenant d’un vitrage d’atelier. J’arrive, en même temps que cinq ou six personnes peu somptueuses, au seuil d’un atelier de vastes dimensions ; un grand barbu en bras de chemise est là qui serre la main des arrivants. Il me fait entrer avec un large sourire lorsque je lui dis que je suis une amie de Mlle Rousset.

L’atelier où je pénètre est badigeonné d’un blanc cru ; mais des taches violentes éclatent sur ses murs. Ce sont de grands tableaux représentant — ou à peu près — la face d’un Christ contemplant un champ de bataille ; encore un Christ nébuleux, au milieu d’une foule agressive qui se rue à l’assaut du métro ; et puis, des hommes et des femmes nus, très laids, batifolant sur des prairies bleu de prusse. Dans un angle, à côté du poêle, un piano sur lequel sont ouvertes des partitions de Stravinsky ; au milieu de la pièce, deux longues tables, ripolinées en orange clair, où le couvert est mis. L’une d’elles porte la sébile où, en s’asseyant, chacun doit déposer les trente sous de sa cotisation au dîner. Autour de moi fument et bavardent une quinzaine de personnages dont l’allure ne diffère pas sensiblement de celle des habitants de mon ancien quartier ; seulement, si les femmes sont jeunes, les hommes ont plutôt la barbe grise, sauf trois ou quatre à type étranger. Le grand gaillard en manches de chemise (le maître de céans) sort
d’un réduit obscur, toujours sa pipe à la bouche, tenant par l’anse une grosse marmite fumante. Il crie : « Eh bien ! à table les enfants ! Charlette, voulez-vous venir me passer les assiettes ? » je me retourne vivement, et aperçois une longue jeune fille brune aux nattes en colimaçons, qui apporte au grand barbu des assiettes pour la distribution de la soupe. Bientôt elle s’asseoit, presque en face de moi, et mange tranquillement, tandis qu’un petit modèle aux yeux cernés de khol se charge d’aller chercher le plat suivant : un bœuf aux oignons et aux carottes qui n’est vraiment pas mal cuisiné.

Je contemple Charlette pendant quelque temps. Elle ne me rappelle que bien vaguement l’enfant de trois ans, si drôlichonne dans sa courte jupe drapée en « pouf », qui promenait à travers la cité un ballon du Louvre, tout rouge au bout d’une ficelle… Ce profil un peu aigu ; ces yeux vifs et noirs… oui, peut-être…

En ce moment, elle est engagée dans une grande discussion avec son voisin. Il s’agit de savoir si on doit reprendre un dîner d’artistes qui avait lieu à Montmartre, avant la guerre, et à l’occasion duquel on organisait de petites représentations humoristiques. Pendant ce temps, je me rappelle la phrase de Barral, m’affirmant qu’il était impossible de réunir en toute liberté la jeunesse artiste et intellectuelle, sans qu’il en résulte des catastrophes… « C’était contraire au tempérament français ; c’était de la folie… » On n’a fait aucun 89 à ce sujet, et les choses m’ont l’air de changer toutes seules, bien tranquillement…

Au dessert, comme les cigarettes se rallument, j’en offre une boîte à ma voisine d’en face.

« Merci bien, Madame… C’est du tabac anglais, celui que j’aime.

— Vous n’avez pas changé, alors ! Car au temps où vous étiez haute comme cette table, quand je fumais des « navy cut » dans l’atelier de votre père, vous remuiez votre petit nez en disant : Oh ! ça sent la confiture de mirabelles ! »

Le visage de Charlette dessine l’écarquillement classique de l’étonnement. Je me mets à rire et lui explique le mystère, qui je suis et comment je l’ai retrouvée. Elle aussi me connaissait par les conversations de ses parents ! C’est curieux, tout de même, cette petite province de la cité Montparnasse où l’on parlait toujours des mêmes gens après dix ou quinze ans… Mais les Rousset, hélas, ont disparu tous les deux…

« Et votre oncle Pierre ? demeure-t-il toujours avec vous ?

— Non ; mon oncle s’est mis en pension chez un vieux logeur de la rue Lepic ; un ancien marinier, en costume breton ou peu s’en faut, qu’il croit être un digne et honnête mathurin, et qui m’a l’air d’un roublard propre à exploiter les naïfs comme mon oncle. Vous devez savoir qu’il a toujours été un peu bizarre.

— Oui, ça je sais. Est-ce qu’il fait toujours des itinéraires de voyages ?

— Je crois bien ! Figurez-vous que, le printemps dernier, je vais le voir ; je le trouve dans un fouillis indescriptible ; et il m’explique triomphalement qu’il va s’embarquer à Marseille sur un navire marchand dont son logeur connaissait le capitaine. « Alors, tu vois, on contourne la Sicile en faisant escale à Taormina ; puis la Grèce… et on débarque à Jaffa… Je me balade à pied une dizaine de jours en Palestine… » Je l’interromps : « Mais, mon oncle, est-ce que tu sais que la Turquie est en guerre avec nous ? et que la Palestine, précisément, est un peu agitée en ce moment ? » Il me regarde d’un air égaré : « Ah ! oui… la guerre… Eh bien, ça ne fait rien ; je ne suis pas d’âge à être militaire… Le père Legall connaît, rue d’Aboukir, un Turc très bien qui me fera avoir un passeport… »

— Je vois la scène d’ici ! il me l’a faite à propos d’un voyage fluvial en Belgique… Mais, au bout de tout cela, est-ce qu’il a jamais quitté Paris ?

— Oui ; il allait autrefois à Barbizon avec mes parents… Pauvre oncle Pierre ! notez que ce serait peut-être très ingénieux et très pratique, ses combinaisons de voyages « épatants, pour rien du tout » !… Je le vois de temps en temps, à cette cantine qui a lieu quatre fois par semaine… Vous savez que c’est ce peintre, le grand barbu, qui en a pris l’entreprise chez lui pour venir en aide à ses camarades éprouvés par la guerre ; et c’est une économie sérieuse, car les achats de vivres, le chauffage, l’éclairage, la femme de ménage, tout cela est en commun… Nous l’aidons à tour de rôle les uns et les autres. Entre artistes, il faut se soutenir.

— C’est vrai ; il paraît que vous faites de l’art décoratif… Et votre cousin Lucien, au fait ? qu’est-ce qu’il devient ?

— Lucien ? mais il est ici ! Regardez, au fond de la pièce… »

Elle me montre, dans un angle un peu obscur, un beau jeune homme aux cheveux divisés en courts bandeaux, dont je ne vois que le profil. Oui, c’est bien le joli Faune de Debussy… Il est pelotonné dans un fauteuil et se polit les ongles. Devant lui, une jeune femme lui demande son polissoir, sans aucun succès. J’entends qu’il lui répond : « Non ! mais qu’est-ce que tu veux en faire, avec tes pattes de blanchisseuse ?… » Elle rit — évidemment furieuse — et recommence à l’asticoter, avec des poses de gravure de mode.

« Voulez-vous que je vous le présente, Madame ?

— Tout à l’heure ; laissez-le flirter… Je vois un piano ; est-ce qu’on fait de la musique ?

— Quelquefois ; nous avons deux violonistes excellents, un violoncelle des Concerts Rouge et une pianiste de la Schola ; alors, on organise des séances de musique classique, et ces jours-là le dîner est à quarante sous ; seulement, les exécutants ne payent pas le leur.

— C’est une bonne idée, ça ! Oui… la solidarité artistique n’est pas seulement un mot d’œuvre à réclame et de banquet officiel… Vous avez fait, et au delà, ce que vous pouviez faire… »

Autour de moi, on se lève, dans un brouhaha de conversations babéliques. Deux jeunes gens à type russe se mettent à esquisser quelques trémoussements qui rappellent le « Prince Igor », tandis que d’autres improvisent un vague accompagnement sur une bassine de cuivre et une flûte arabe. Un petit vieux très pelé récite des vers devant deux auditeurs bénévoles.

Charlette va chercher son cousin qui se lève en s’étirant ; elle lui parle quelques instants et revient me le présenter.

« Madame, je suis charmé de refaire votre connaissance… »

Je le regarde en pleine lumière, saisie. Il a toujours son joli profil à la Burne-Jones et ses yeux couleur de raisins dorés, arrêtés par une haie de cils noirs ; mais le côté de son visage qui était dans l’ombre tout à l’heure m’apparaît horrible, dévasté comme par un incendie ; les chairs sont creusées, rouges, l’aile du nez est rongée… c’est un désastre… Et voici que je m’aperçois de la raideur de sa démarche ; il a une jambe de bois…

« Monsieur, vous avez bien grandi depuis vingt-cinq ans, dis-je en essayant de sourire, tandis que je lui serre la main.

— Mais je n’ai pas embelli, hein ? De profil, ça va encore ; aussi je me tourne toujours de ce côté-là quand je cause avec des dames ; seulement, je n’ai qu’à me retourner : l’effet est coupé net.

— Vous avez eu un accident ?

— Un petit accident ; j’ai été vitriolé par un Boche qui était jaloux de mes bonnes fortunes.

— Mon cousin s’est conduit comme un héros, se hâte d’ajouter Charlette. Il était, le printemps dernier, dans une tranchée qui a été attaquée par la garde prussienne avec du pétrole enflammé et des jets de vitriol…

— Zut ! toujours la même histoire !

— … Alors, sa capote et son cache-nez ont pris feu ; il a voulu continuer à tirer tout de même ; et quand les renforts sont arrivés — dans la tranchée qui n’a pas été prise ! — on l’a ramassé évanoui, les chairs brûlées, la jambe fracassée depuis plusieurs heures par un éclat d’obus…

— Et, depuis ce temps-là, je ne danse plus le tango ; que personne ne danse plus, d’ailleurs. Dis donc, Charlette, ce n’est peut-être pas urgent que Madame reste debout pour écouter cette touchante histoire ; il y a là un canapé où l’on n’est pas mal…

— Alors, voilà comment le gros poupard à qui je faisais faire « à cheval mon maître » est devenu un de ces héros dont nous devrions baiser la trace des chaussures…

— De la chaussure ! je n’en ai qu’une, et ce n’est même pas une économie ; ces sales marchands ne les vendent que par paires. Mais vous savez que nous sommes quelques-uns qui ont été amochés dans ce goût-là… pas ici : il n’y a que des métèques ! Car, chose délicieuse et bien française, les Parisiens se sont fait mettre en marmelade pour ensuite, dès le retour à domicile, recommencer à nourrir un tas de déserteurs Russes, de Grecs, Chinois, etc., qui, pendant que nous trimions sur la Marne ou l’Yser, se chauffaient les semelles à Paris, en fumant leurs pipes et en nous déclarant une nation pourrie !…

— Hé Rousset ! veux-tu venir nous accompagner un petit Reynaldo Hahn ?

— Oui, oui… Vous permettez, Madame ? il y a les bolcheviks, par là, qui demandent de la musique… »

À mesure que la soirée s’avance (on a droit au feu et à la lumière jusqu’à 11 heures), je suis des yeux l’étrange garçon, qui commence sur le piano des phrases de César Franck ou de Glazounow et les plante là pour taper une chanson de Fursy ; qui chipe des cigarettes aux petits modèles et envoie coucher sa cousine avec une grâce insolente d’enfant gâté. Maintenant, à demi allongé sur le divan poudreux, il joue, en flûtant sa voix, une ahurissante scène de marivaudage avec un musicien aux cheveux classiquement peignés en arrière, qui lui chatouille la nuque en l’appelant « ma fifille en sucre »…

Puis, comme il revient brusquement s’asseoir à côté de moi, je lui raconte que j’ai vu à Cambridge sa photo en Faune de Debussy. Il rit, en haussant les épaules :

« Ah ! oui, tiens, c’est vrai ; je ne pensais plus à cette photo ni à Wilmore… C’était du temps où j’étais encore possible à regarder…

— Et où vous aviez vos deux jambes, surtout !

— Mon Dieu, oui ! évidemment, c’était plus commode ; mais encore, ça, je m’en arrange… on fait des jambes artificielles très bien, vous savez. Tandis que pour ce que je vous disais… ça m’a toujours ennuyé. Ainsi, tenez, je me rappelle, au mois d’avril dernier, quand les Boches se sont précipités en trombe sur nous, ça bardait ferme, du côté de Lassigny ! nous n’étions pas en nombre, et il y avait une position qu’il fallait tenir en attendant les renforts qui ne rappliquaient pas… Alors, pendant un moment où on était tranquille, je me regarde dans mon miroir : j’étais tout plâtré de poussière, avec des yeux au jambon, les cheveux collés de sang, à cause d’un camarade dont la cervelle avait jailli sur moi ; une barbe de huit jours… ignoble enfin ! Ça m’agaçait de penser que j’allais me faire zigouiller dans un état pareil ; dame ! on fait bien la toilette aux morts pour qu’ils soient présentables… J’ai rampé jusqu’à un seau d’eau ; je me suis brossé, peigné, lavé, rasé ; il me restait même un peu de poudre pour me sucrer la figure ensuite… eh bien ! c’était tout autre chose ! Une supposition que les brancos m’auraient ramassé par terre après l’attaque, ils auraient dit : « Tiens, il était joli gosse, celui-là » ; et on aurait vu que j’étais pas un voyou… Avec tout ça, j’ai passé au travers ; et je suis resté affreux… »

Accoudée sur un coussin recouvert d’une de ces étoffes qu’avant 1913 on baptisait : cretonne bulgare, je regarde le jeune Faune de Debussy qui est en même temps un des égaux des célèbres grognards de la Grande Armée… Je le regarde ; et mon âme étrangère cherche à comprendre…

Aucun annuaire, aucun catalogue d’exposition, n’a pu me donner l’adresse de Pierre Cardoc, que Charlette ignore également. (Elle a pu me dire que Marcel Barral, officier de réserve, doit être en Orient pour le moment.) Au petit bonheur, j’ai pris le métro qui m’a conduit boulevard Arago. Là, j’ai erré aux alentours de la rue de la Glacière ; rien ne m’indique plus la cité de jadis. Les boutiquiers du quartier me disent que tout cela a été bien transformé depuis vingt ans…

Ah ! oui, il est transformé ce quartier des Gobelins ! Où est la Bièvre ? On l’a happée, cachée sous terre ; elle faisait honte à la grande ville… On a saccagé la charmante ruelle des Reculettes, qui dégringole raide comme un chemin de montagne et se terminait sous une arche si amusante ; on a donné comme voisins aux maisons champêtres à voûtes et à portes Louis XVI, dont il subsiste de timides échantillons, des immeubles tout blancs, prétentieusement miteux, qui offrent, réduites à des dimensions de tiroirs, les salles de bains, vérandas, galeries éclairées à l’électricité qui, naguère, étaient réservées aux luxueux appartements des Champs-Elysées. Ainsi, évidemment, il n’y a plus de jaloux. Ça me fait un peu penser aux banquettes du métro, où l’on voit une ouvrière en caraco assise à côté d’une pseudo-dame qui va faire des visites avec un chapeau à plumes de 12 francs et une fourrure en imitation de zibeline…

Heureusement, voici la rue des Gobelins, qui n’a pas honte de sa pouillerie, et la cour au fond de laquelle s’élève ce joli petit Château de la Reine Blanche qui élance toujours ses tours hautaines de seigneur provincial entouré de rustres. Mais je ne retrouverai pas Cardoc ; et c’est une déception. Pauvre artiste, si fin, si original, d’un talent si aristocratiquement simple ! a-t-il définitivement sombré dans la fosse commune des grandes villes, où dorment tant de purs et glorieux anonymats, sous la marée envahissante des herbes insolemment parasites ?… Il doit bien avoir une soixantaine d’années, à présent ; peut-être, d’ailleurs, est-il mort…

Non, il n’est pas mort. Il avait tout simplement changé de quartier ; c’est la seule raison pour laquelle personne ne le connaissait plus. Et je viens de le voir hier soir…

Tout en haut du charmant petit village qui domine l’immense ville, si charmant, si modeste, si drôle, qu’on le démolit méthodiquement, un pèlerinage breton a lieu, en ce moment, au Sacré-Cœur. Dans un marécage de boue glaciale, sous un ciel couleur mastic, évidemment gonflé de neige, la foule des fidèles se presse vers la forteresse circassienne, aux trois coquetiers renversés, qu’est la Basilique du Vœu National ; une foule hétéroclite, comme ce Montmartre qui n’est ni campagnard, ni parisien. Il y a là des Morbihanaises et des Finisterroises toutes raides dans leurs lourdes robes écarquillées, les faces cuites, tannées, aplaties comme des faces lapones, aux durs cheveux noirs serrés sous les bonnets à dentelles précieuses ; de petites indigènes du quartier, plâtrées de poudre et de fard à bon marché, un voile de linon jeté sur leurs coiffures selon l’esthétique de Polaire ou de Mistinguette ; des gars bronzés, aux petits yeux clignotants, ayant gardé leurs vastes feutres et leurs gilets à lourdes broderies celtiques ; et, à côté d’eux, des voyous en chandail, l’échine fuyante, la cigarette collée au coin de la bouche, retirant d’ailleurs poliment leur casquette, d’une main enjolivée de tatouages, dès qu’ils entrent dans l’ombre du sanctuaire, piquetée de lumières fauves. Dès l’entrée, tout ce monde s’immobilise, comme intimidé, se tassant au même endroit, et piétinant en cherchant à se hausser par-dessus l’épaule du voisin pour « voir quelque chose ». Le rugissement des orgues tombe de la tribune comme un lourd manteau d’harmonies sombres. De temps en temps, passe dans le troupeau une phrase chuchotée en sourdine : « Où c’est qu’il est Amette ?… — Là-bas, à gauche, sous le dais qu’a des plumes… — Faudrait avancer dans le chœur ; comme ça on serait au premier rang tout à l’heure quand il passera pour la bénédiction… — Tout le monde a le droit d’y embrasser son anneau, tu sais ! — C’est pas si bath qu’à Notre-Dame, tout de même ; c’est là que les gosses chantent bien ! ça fait pleurer… »

Les Bretons, eux, ne soufflent pas mot ; ils moutonnent à mesure qu’ils arrivent derrière un vicaire qui les gourmande à voix basse, dans leur rude et mystérieux langage. Les exhalaisons rustiques ou faubouriennes de toute cette ménagerie humaine commencent à devenir vraiment agressives. Je me glisse dehors, sur le terre-plein que balaye un vent de plage. À l’angle d’un mur de planches, contre lequel il appuie un petit panneau, un artiste peint hâtivement, vêtu d’un veston de velours à côtes, éraflé de longues taches multicolores. Je m’immobilise à une distance suffisamment polie derrière lui et je contemple le carré de bois, où il silhouette, à moitié de mémoire, évidemment, les Bretonnes s’engouffrant sous le portail, leurs mantes gonflées de vent, pointant en avant de massifs parapluies faits pour résister aux plus furieux embruns ; les mendiants, les petits marchands de chapelets ; et, derrière cette vision celtique, l’immensité grise des toits parisiens, moutonnant dans la brume, comme un océan figé par un gel fantastique. Puis, je regarde distraitement le peintre, dont j’aperçois le profil derrière les poils ébouriffés d’une barbe poivre et sel ; et j’éprouve un petit choc d’émotion… Il recule de deux pas ; je vois alors qu’il boite un peu…

« Monsieur Cardoc, dis-je en avançant de son côté, la voix forcée à être calme, est-ce que vous me reconnaissez ? »

Il se retourne et plante dans mes yeux la sérénité de ses prunelles claires.

« Je ne sais pas, Madame… Ah ! est-ce que vous ne seriez pas cette dame scandinave… l’amie de Marcel Barral ?

— Oui, c’est moi qui venais vous voir avec Barral, dans votre atelier de la rue de la Glacière, voici vingt-sept ans !…

— Déjà ! comme le temps marche… Attendez ; je me rappelle votre nom : mademoiselle Thyra. Vous habitez toujours Paris ? »

Je lui raconte alors brièvement mon retour au pays et ma vie passée à errer en Europe. Il m’écoute avec un sourire distrait, les yeux rivés à son panneau, sur lequel il plaque des touches légères.

« Ah ! c’est curieux la vie, c’est curieux… Tenez, regardez ce grand gars anguleux, boucané, avec sa gueule de Mohican ; est-ce qu’il n’a pas une pose épatante ?… Quel effet, hein ! sur ce fond gris ardoise… Alors, vous demeurez à Montmartre maintenant ?

— Mais non, je vous dis que je suis venue, en passant, revoir ce pauvre petit Montmartre, si dévasté…

— Oui, hein ! quelle saloperie… Moi, je suis là, rue de l’Abreuvoir…

— Rue de l’Abreuvoir ? c’est près du Moulin de la Galette ?

— Non, c’est… de l’autre côté… Il faudra venir me voir, dites donc ; on causera des copains d’autrefois… Ah ! l’animal ! il bouge sans arrêter !

— Je ne demande pas mieux ; quel est votre numéro ?

— Mon numéro ?… c’est le 35… Cette fois, je crois que c’est pas mal…

— Très bien, même ; d’ailleurs, ce que vous faites se compose admirablement… »

Il ne m’écoute plus ; c’est inutile de continuer. Une petite pluie glaciale en vaporisateur me pique les joues… Je tends la main à Cardoc :

« Allons, au revoir, Cardoc ; je viendrai après-demain, vers 3 heures, voir votre atelier…

— C’est ça ! au revoir, Mademoiselle… »

Je m’éloigne en hâte à travers les mares de boue. Cardoc reste toujours immobile, le dos attentif et courbé, sous la neige fondue qui commence à cingler…

Sur le trottoir de la rue alpestre, au sommet de laquelle je parviens assez essoufflée, je m’arrête, perplexe, en face du numéro 35. C’est une maison isolée au milieu d’un jardinet ; elle est flanquée d’une tourelle vétuste et surmontée d’un belvédère. Contre la porte d’entrée, sont collées des affiches violentes, représentant des cabotins vêtus en apaches et en pierreuses, aussi classiques que des villageois de ballet ; au-dessus, s’arrondit un semblant de marquise portant ces lettres de fer qui doivent s’illuminer la nuit : « La Boîte au Père François ». Alors, quoi ? c’est un café-concert ? un théâtre ?… Cardoc s’est donc trompé de numéro, l’autre jour ? Comme la porte est entrebâillée, j’entre dans un bout de vestibule obscur que balaye un voyou en chandail, la casquette de travers sur ses cheveux gras.

« Est-ce que ce n’est pas par ici que demeure M. Cardoc ?

— Si, Madame, c’est bien ici. Sortez dehors, et puis faites le tour dans le jardin, et ouvrez la petite porte que vous verrez à droite ; elle n’est presque jamais fermée à clef. Si des fois elle l’était, vous viendrez me le dire ; je taperai au plancher. »

Ceci est un peu énigmatique. Sans en creuser davantage la signification, je contourne la maison et me trouve dans un minable jardin aux ramures gringalettes et noires, parmi lesquelles un vase et deux bustes antiques, en plâtre écaillé, témoignent d’un souci d’architecture inconnu dans les jardins anglais. Un appentis vitré forme saillie sur le dernier étage de la bicoque. Évidemment, c’est cela l’atelier de Cardoc. J’ouvre la petite porte indiquée, et grimpe un escalier en échelle qui me conduit devant une autre porte où le nom de « Pierre Cardoc » s’étale en grosses majuscules tracées au bleu de Prusse. Je frappe. Une femme vient m’ouvrir.

« Est-ce que M. Cardoc est chez lui ?

— Non, Madame, il est sorti. Mais je sais qu’il ne tardera pas à rentrer. Si vous voulez vous asseoir en l’attendant… »

Celle qui me parle est une petite femme maigre, d’une pâleur renforcée par sa poudre, les yeux grands, extraordinairement brillants dans son visage triangulaire, où le menton est à peu près inexistant. Elle est vêtue de noir, et ses cheveux bruns sont coupés en franges avec d’épais frisons courts sur les oreilles. Je pénètre, à sa suite, dans un atelier aussi nu qu’était celui de la Glacière. La jeune femme m’interroge curieusement :

« Est-ce que vous ne seriez pas cette dame norvégienne que m’sieu Cardoc connaissait, il y a bien longtemps ?

— Oui, j’ai fait sa connaissance il y a vingt-cinq ans, et je ne l’avais pas revu depuis.

— Alors, c’est vous l’auteur du livre sur Albert Dürer ? (Toujours Albert Dürer ! on dirait que je n’ai écrit que celui-là !) Il est très bien, votre bouquin ; je l’ai lu à la bibliothèque de la mairie… Oh, nous avons bien parlé de vous avec Cardoc !

— Vraiment ? Vous le voyez souvent ?

— Presque tous les jours ; je suis sa voisine ; je tiens un petit atelier de photographie là, à côté… Alors, n’est-ce pas, je viens de temps en temps voir s’il n’a pas besoin de quelque chose, ce pauvre garçon ; il a été très malade le mois dernier,… eh bien, il n’y avait personne pour le soigner ; ça faisait pitié…

— Pauvre Cardoc ! toujours le même, alors ? il nourrit les autres et il ne s’occupe pas de lui ?

— Vous pouvez le dire ! est-ce qu’il n’hébergeait pas un sculpteur boche, avant la guerre ! sans compter tous les chiens pelés qu’il ramasse dans le quartier… enfin, il n’y a pas à chercher, c’est un type à la Tolstoï !

— Le prince Nekhludow… »

J’ai lancé ce mot en regardant la petite femme plâtrée, pour voir si elle comprendra. Oui, elle comprend très bien :

« Oh ! Nekhludow, encore, il se décourage quand il voit que sa Maslova n’est pas à la hauteur, et que les paysans se f… de lui ! Tandis que Cardoc, il semblerait qu’il ne peut pas faire autrement ; il n’a même pas l’air de s’apercevoir des rosseries qu’on lui fait… »

Depuis un moment, des voix confuses vocifèrent des choses bizarres, au-dessous de nous. Je prête l’oreille :

« Moi, j’suis qu’une traînée, c’est couru ; mais il ne sera pas dit que j’aurais laissé un homme passer la nuit dans la rue… » « Appuyez donc par ici, tas de pochetées ! Où voulez-vous que le sergent de ville fasse son entrée ?… Allons, reprenez-moi toute la scène ; c’est du travail à la flan, ça… »

Devant mon air effaré, la jeune femme explique, paisible :

« Ils répètent… Vous avez vu qu’il y a un petit théâtre sur le devant de la rue, qui prend deux étages de la maison ; alors, c’est embêtant parce qu’on entend du raffut tous les soirs… ils jouent des scènes qu’ils appellent des sketchs ; des pantomimes, des chansons… et puis après on enlève les chaises et on danse la java, enfin des imbécillités pour les ballots du quartier Pigalle ; parce que ceux de par ici ne se dérangent pas…

— C’est tout de même malheureux, ce raccrochage des bastringues qui, du boulevard extérieur, a grimpé jusqu’au sommet de la Butte…

— Ah ! oui, si vous aviez connu tout ça il y a quinze ou vingt ans, comme moi ! je posais chez Willette dans ce temps-là, j’étais gamine… Parce que c’était mon métier, à moi, d’être modèle ; j’ai commencé aux Beaux-Arts… J’ai connu du monde intéressant, Catulle Mendès, et puis Salis… et puis, de Feure qu’on rencontrait à l’Âne Rouge ; il avait une rude imagination, celui-là… Il y a eu, après, Jehan Rictus, qui m’a montré ses premiers vers ; beaucoup de chiqué là-dedans, c’est certain, mais il a trouvé des phrases bien, tout de même… »

Un silence. Je contemple cette gringalette à la voix faubourienne qui analyse les romans de Tolstoï et les peinture de de Feure ; et je pense immédiatement au conducteur de l’omnibus Vaugirard-les Halles, qui était un « intellectuel » lui aussi… Le même sol produit toujours les mêmes fleurs à travers les années…

Ma compagne s’est perchée sur un escabeau, en face du vieux canapé où je suis assise. Elle paraît d’abord se renfermer dans un farouche silence, occupée sans doute à remuer du passé ; puis, l’offre d’une cigarette égyptienne l’épanouit visiblement, et peu à peu elle devient expansive. Elle a été, pendant son existence de modèle, l’ « amie » d’un journaliste qui demeurait rue Antoinette, à côté de chez elle, mais pas avec elle, car elle me paraît très jalouse de son indépendance. Le jeudi soir, il lui amenait des camarades ; on venait en pantoufles et on prenait du haschich… Elle me raconte, en riant, les « loufoqueries » d’un caricaturiste, aujourd’hui célèbre, le même, il m’en souvient, que j’avais rencontré un soir au Chat Noir avec Barral, qu’on accompagnait à deux heures du matin sur les talus boisés du Sacré-Cœur, en lui racontant qu’il était dans les Cordillères des Andes ; et ensuite, ses altercations avec des sergents de ville qu’il prenait pour de ténébreux bandits…

Puis, l’ « ami » suivant — toujours d’après l’euphémisme en usage — fut un dessinateur, qui, ne gagnant plus sa vie, s’était décidé à prendre un atelier de photographe. Sa compagne l’aidait souvent ; aussi, quand il fut mobilisé, elle reprit son atelier pour garder la clientèle, et fit de nombreuses effigies d’employés du métro ou de commis de chez Potin sous le harnachement guerrier. L’ « ami » est mort dans l’Argonne…

« C’est de lui que vous êtes en deuil ?

— De lui, et puis de ma sœur, qui était modèle aussi. C’est par elle que j’ai connu Cardoc. Il lui avait Joué la moitié d’une petite maison de campagne, entre Creil et Senlis, pour passer l’été…

— Comment ! Cardoc fait des villégiatures d’été, à présent ?

— Ah ! c’est encore une histoire, ça… Figurez-vous que, voilà quatre ans, il s’était toqué d’un sculpteur boche ; un garçon dans les trente ans, purée comme un chien des rues, qui collait chez lui sans plus se gêner que s’il était chez le bistro… Une fois, Cardoc dit à ma sœur pendant qu’elle posait ici : « Voilà les chaleurs qui viennent ; ça m’ennuie pour ce pauvre Dreyer qui est anémique ; il lui faudrait l’air de la campagne… Tu ne connaîtrais pas une taule pas chère, aux environs de Paris, où on pourrait aller passer l’été tous les deux ? ça me distrairait aussi… » Elle lui dit : « Si, justement ; il y a la boîte où demeure ma belle-mère du côté de Senlis ; elle en loue une partie, quelquefois, à des Parisiens ; je viendrais vous rejoindre en juillet, et on ferait la popote tous ensemble. » Ils vont donc s’installer tous, dans cette maison qui était très gentille, en plein bois ; Dreyer, Cardoc, ma sœur qui lui posait le nu en plein air, le mari de ma sœur, qui est employé chez Roblot (lui, venait seulement passer le dimanche), et puis la vieille maman qui faisait la cuisine. Voilà que la guerre commence à se mitonner. Le Boche file un beau jour, sans prévenir personne ; on a su depuis qu’il était sous-lieutenant de réserve. Dame, je comprends qu’il ait rejoint son régiment ; mais quand on est poli, on s’excuse… on ne s’en va pas comme un voyou. Enfin ! Mon beau-frère part le 4 août. Sa mère prend le trac quand elle voit que ça commençait à se gâter, et elle revient à Paris. Cardoc, lui, ne veut rien savoir pour partir ; il avait commencé une étude d’une maison Louis XIV sous des noyers… elle est même très bien… alors, il a voulu rester pour la finir. Ma sœur s’est dit qu’on ne pouvait pas le laisser tout seul, dans la maison abandonnée aux troupes ; et elle est restée avec lui. »

Elle s’arrête brusquement.

« Est-ce que les Allemands sont venus par là ?

— Je comprends qu’ils sont venus ! les crapules… Mais ils n’ont pas logé dans la maison — Cardoc a eu même de la veine ; ils ont campé tout près de l’endroit où il faisait son étude, et ils ne l’ont pas embêté.

— Et votre sœur ?

— Ah ! ma sœur !… Ils l’ont fusillée, ma sœur.

— Non !…

— Écoutez ça, et vous me direz si les femmes ont besoin de porter l’uniforme pour mourir en soldats… Quand ma sœur a su que les Boches étaient dans le pays, elle a tout mis en sûreté dans la maison, et elle a continué à faire son petit ménage comme avant ; mais, par précaution, elle portait toujours un couteau caché sous son châle, quand elle sortait… Un matin, elle va chercher son pain à Creil, parce que le boulanger ne livrait plus. Arrivent une douzaine de Bavarois qui aperçoivent ma sœur sur la route… une jolie femme, ma sœur, vous savez ! bien mieux que moi… alors, voilà tous ces salauds qui se précipitent sur elle. Il y avait le gosse de l’instituteur qui voyait tout ça de loin ; il était plus mort que vif, cet enfant… Ma sœur s’adosse tranquillement à la fontaine, et le premier qui s’avance, paf ! elle lui enfonce son couteau dans le ventre ; un joli couteau espagnol à lame triangulaire… Après, le gosse a dit qu’elle s’était vite tournée, et qu’il en a vu un second rouler par terre. Les autres ont reculé, effarés ; il paraît que sa jupe était rouge du sang qui avait jailli… »

La jeune femme s’est redressée, tout debout, les yeux étincelants d’un feu sombre. Ce n’est plus la petite Montmartroise un peu « vadrouille » de tout à l’heure, curieuse de sensations neuves, et qui doit avoir manœuvré sa barque sur des eaux pas mal bourbeuses… C’est toujours Montmartre, évidemment, mais vu d’un autre côté…

« Alors, voilà. Ils ont pris du champ ; dame ! le surin leur faisait peur ; et puis, ils ont mis leurs fusils en joue et ils ont tiré tous à la fois. Elle est restée par terre jusqu’au surlendemain. Quand on a pensé à enterrer les morts, le curé a mis de côté son écharpe qu’elle se nouait sur la tête pour sortir, une écharpe de voile vert d’eau pailletée sur les bords, que nous avions achetée ensemble aux Galeries Lafayette, la veille de son départ… Je la garde dans un tiroir ; elle est toute éclaboussée de sang…

— C’est une belle mort qu’a eue votre sœur ! Combien de pauvres soldats sont tombés sans avoir pu se défendre aussi efficacement…

— Parbleu ! Ah ! je vous réponds que c’est pas elle qui se serait laissée emmener comme «  prisonnière civile » dans les tranchées de ces sales voyous ! Il y en a eu après qui ont dit :« Ça aurait pu faire des embêtements aux voisins, cette histoire-là !… » ; alors, je leur ai dit : « Je m’en f… un peu, des voisins ! ils n’avaient qu’à faire tous comme elle ! »

— Évidemment… Et vous ? où étiez-vous ?

— À Paris ; j’ai couru là-bas dès qu’on a pu y arriver… J’ai ramené Cardoc, qui ne savait même pas se procurer à manger ; il vivait de carottes, et continuait toujours à peindre… »

Elle tombe encore une fois dans un morne silence, pendant lequel on entend vaguement vociférer les voix souterraines. Puis, sans transition :

« Regardez donc comme le ciel est d’un joli rosé ! Il paraît que c’est un peu comme ça, n’est-ce pas, les aurores boréales ?… »

Au moment où j’allais me décider à partir, Cardoc entre, une boîte à couleurs à la main. Il me souhaite le bonjour avec un paisible sourire, sans chercher à expliquer son retard. La jeune femme lui apporte alors deux paquets.

« Voilà quatre sous de mou pour votre chat, M’sieur Cardoc ; et puis la paire de chaussettes et la chemise de cotonnade que j’ai prises aux Galeries Barbès. Il y en a pour 14 francs 50.

— Merci, Madame Estelle. Tenez, vous savez où est l’argent ; dans la boîte où il y a écrit : Calissons Félix Potin. »

Mme Estelle va ouvrir l’étrange coffre-fort qui ne ferme pas — dans une pièce dont la porte, à ce que je vois, ne ferme pas davantage — et disparaît dans un réduit obscur donnant sur l’atelier, en déclarant qu’elle va « vivement mettre la soupe en train » avant de s’en aller.

— « C’est une bien bonne personne, et rudement courageuse à son travail, me dit Cardoc en restant planté debout au milieu de la pièce (moi je me suis assise, sans attendre qu’on m’y invite). J’ai eu de la chance dans la vie ; tout le monde est épatant pour moi…

— Au fait, vous aviez, je me rappelle, un ami russe qui était toujours avec vous là-bas ; qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Alkatchev ? oh, je ne sais pas… Je crois qu’il est retourné dans son pays pour faire la révolution ; et puis il est devenu ministre,… ou amiral… Mais je ne le voyais plus depuis bien longtemps… »

Comme je lui vois une ombre sur le visage, je me hâte d’ajouter :

« Et Barral ? parlez-moi de ce brave type-là !

— Eh bien, il a été très chic, vous savez ; il s’est engagé dès le commencement de la guerre, malgré ses cinquante ans, avec le grade de lieutenant d’infanterie ; et il a trimé dur… On l’avait envoyé en Serbie pour l’offensive de septembre. Mais je ne sais pas grand’chose sur lui, parce qu’on s’était perdu de vue depuis son mariage…

— Tiens ! il était donc marié ?

— Et comment ! une femme riche comme tout !… C’est égal, nous avons bien souvent bavardé de vous ensemble… ce qu’il m’en a raconté des histoires… Ah ! il en a pincé bien longtemps pour vous, allez… bien longtemps…

— Barral ! amoureux de moi ! mais vous rêvez…

— Sans blague ! m’a-t-il assez souvent dit : C’est une Walkyrie, cette femme-là ; c’est un sphinx… c’est un… chose… je ne sais plus ; et puis, elle est calée ; elle est épatante ; on ne sait jamais ce qu’elle pense… enfin des laïus…

— Mais il ne m’écrivait jamais !

— Oh ! ça ne veut rien dire… Tenez, je me rappelle ; quand vous avez été pour passer votre examen à l’école du Louvre, il paraît que vous aviez un examinateur qui vous avait prise à tic, un membre de l’Institut que la famille de Barral connaissait… Eh bien, Barral a été le râper à domicile jusqu’à ce que l’autre promette qu’il vous pistonnerait, au contraire… »

Je reste saisie. Moi qui étais si fière de mes notes d’examen ! et qui en avais parlé même à Barral, avec une vanité puérile !… Il m’a laissé dire sans souffler mot… sans se moquer de moi, qui l’asticotais si souvent…

— Mais enfin… est-ce que vous croyez qu’il aurait eu l’idée de m’épouser ?

— Oh ! ça, non… il était bien jeune d’abord à ce moment-là…

— Ah ! bon ; il aurait voulu que je sois sa maîtresse.

— Ça, encore moins, par exemple ! vous l’intimidiez tant ! Non… il était amoureux de vous ; voilà tout… »

La voix d’Estelle, qui suit notre conversation, crie du fond de son réduit : « Mais, dites donc, M’sieur Cardoc, vous ne vous rappelez pas qu’avant-hier je vous ai rapporté un numéro de Fémina où il y avait le portrait de Marcel Barral et tout un topo sur lui ; ça intéresserait peut-être Madame… Où donc est-il, ce journal ? ah ! oui ; dans la caisse aux vieux papiers… »

La jeune femme réapparaît, les manches retroussées, tenant un magazine froissé, qu’elle ouvre devant moi… Je m’en empare. Comment, c’est lui, ce gringalet de Barral ! J’ai devant moi le buste d’un commandant, robuste, large d’épaules, au visage rasé, accusant des traits toujours fins, mais coupés plus nets, me semble-t-il ; le menton décidé, l’œil vif et bien enchâssé ; la bouche sinueuse dessinant toujours le léger sourire railleur, pointé d’une fossette… ce sourire derrière lequel il y avait de l’émotion et de la générosité, paraît-il… Avec une bizarre sensation de chaleur aux joues, je lis l’article… En termes outrés, on parle du grand artiste, qui, revenu à Paris en réforme temporaire, a rapporté de Bulgarie et de Serbie des croquis extraordinaires, admirables, qui vont garnir une salle spéciale à l’Exposition de l’Humour Français, dont il est le vice-président. Six lignes sur lui, d’ailleurs ; et vingt lignes au moins sur son « admirable femme », dont le salon littéraire a tant contribué, à maintenir ïe moral de Paris, pendant les jours d’épreuve ; et sur sa fille, la charmante Mlle Colette Barral, qui affronte avec succès les examens de l’École des Chartes… La femme et la fille de Barral !… Je reste songeuse ; un peu agacée aussi…

« Il paraît que sa femme l’embête bien, remarque Estelle. Elle fait un chichi de tous les diables…

— Ça m’en a l’air ! Alors, il est à Paris ? j’aimerais bien le revoir…

— Mais oui, vous devriez y aller… voyez : on dit : « son ravissant petit hôtel de l’avenue du Président-Wilson », où est-ce donc ça ?… ah ! mais parbleu ! c’est l’avenue du Trocadéro !

— … Et puis, non ; si je dois tomber sur la femme poseuse et la jeune fille phénomène, ça ne me dit rien. Pourquoi ne m’a-t-il jamais écrit, d’ailleurs ? Je lui avais envoyé une carte de Copenhague ; il n’y a pas seulement répondu… C’est trop bête aussi ! Dites donc, Cardoc, je suis venue pour voir de la peinture, moi ! Avant qu’il ne fasse nuit, montrez-moi donc vos études de Senlis ; il paraît qu’elles sont très bien…

— Mon Dieu, si on veut ; mais où diable les ai-je fourrées, par exemple ? »

De son pas lent et désaccordé de boiteux, il se dirige vers une armoire qu’il ouvre. C’est un fouillis de souliers, de chemises roulées en tampons, de boîtes à cirage, de lampes et de bouteilles vides. Contre le mur, sont empilées des toiles. Il les extrait péniblement et les jette sur le plancher. J’en happe une, de petites dimensions :

« Tiens !… qu’est-ce que c’est que ce lac, avec des meubles qui nagent dessus ?…

— C’est le quartier de Javel, pendant les inondations de 1910… Oh, c’était très curieux. Je logeais par là, rue Violet ; car j’ai été expulsé de partout, moi ; du quai des Célestins en 71, par les incendies de la Commune ; du passage Duguesclin en 1900, par les travaux de l’Exposition ; de la rue de la Glacière, par les démolitions qu’on a faites à cause du métro ; et enfin de la rue Violet, par l’inondation qui a flanqué ma boîte par terre…

— Pas pendant que vous étiez dedans ?

— Non, mais presque. Nous étions bloqués depuis trois jours ; les gens se sauvaient en barque comme ils pouvaient ; des pans de murs s’affalaient… des matelas, des chaises, des cages à serins qui se baladaient sur l’eau… il fallait voir ça ! J’ai fait des pochades de ma fenêtre ; et puis, le soir, le sauvetage aux torches, avec les marins ! ah ! c’était épatant ! Enfin, la police donne l’ordre d’évacuer la maison… J’ai filé en canot Berthon. Le soir, les quatre murs flottaient dans le jus…

— À la bonne heure, vous avez des souvenirs, vous… Tiens, une tête de Boche !

— Oui, il n’est pas mal, n’est-ce pas ? C’est en 1914, alors, que j’ai fait ça dans le pays de cette pauvre Juliette… J’étais parti peindre dans les bois, près de Vineuil… Ah ! que c’était joli cet automne-là !… une petite brume fine qui grisaillait les arbres roux… Alors, voyons… oui, pendant que j’étais en train de peindre, arrive une bande de chameaux…

— Des Allemands ?

— Naturellement ! Ils étaient très esquintés. Ils s’affalent sur le talus à cinquante mètres de moi ; j’en vois un qui se met à somnoler ; un grand rouquin à gueule de brute préhistorique ; mais épatant, vous savez ! alors j’empoigne ce petit panneau, et je me mets à brosser ça. Au bout de quelque temps, ils m’aperçoivent et se mettent à me charrier ; en boche, naturellement. Moi, je m’en foutais un peu ; mais voilà le rouquin qui m’arrive dessus et qui voit son portrait. Il se met à m’engueuler ; ou à dire que c’était épatant, je ne sais pas… enfin, il attrape le panneau et veut l’emporter. Moi, je ne veux rien savoir, vous pensez ; je le lui arrache des mains… Heureusement, la colonne s’était remise en marche ; alors, il a filé.

— Eh bien, vous avez eu de la chance qu’il ne vous enfonce pas sa baïonnette dans le ventre, comme ils l’ont fait à cette pauvre jeune femme, la sœur de votre voisine…

— Oui, hein ; cette pauvre petite Juliette… »

Une tristesse subite enfume ses yeux clairs, mais elle s’évapore aussitôt. Je perçois très bien la mentalité de cet homme, réellement bon et ne pouvant pas voir souffrir à côté de lui, mais si totalement submergé par la passion de son art que toutes les calamités, tous les malheurs ambiants, glissent sur lui sans le pénétrer. Et même, dans les pires catastrophes, il trouvera surtout des motifs de peinture…

« Mais, dites-moi donc, Cardoc, vous continuez toujours à ne jamais vous produire, jamais envoyer dans aucune exposition ? Quel drôle de garçon vous faites !

— Si… une fois j’ai envoyé deux toiles à la Nationale. Mais on me les a refusées. Alors, je me suis dit : c’est plus la peine de se faire des frais ; puisque ça ne leur plaît pas…

— Et vous aviez fait ça sans aucune recommandation, sans que personne s’occupe de vous ? Voyons, vous saviez bien ce que c’est que les jurys d’exposition !

— Oh, bien sûr ; mais ça m’assomme tellement les pistons et des démarches… Après tout, moi, ça m’est égal de montrer mes navets… excepté aux copains, comme vous…

— Heureusement encore !… Tiens, mais c’est un village du front ça ?

— Non ; c’est rigolo, hein… C’est la rue de Rivoli après le bombardement du métro Saint-Paul, au printemps dernier ! ah, c’était épatant, dans ce crépuscule, avec toutes les petites lanternes rouges et cette foule compacte, tenue à distance… mais je n’ai pas eu le temps de travailler…

— Se sont-ils assez acharnés, hein, sur ce Paris qui n’avait pas voulu se laisser prendre ! Mais enfin, maintenant, ils payent en détail tous les crimes accumulés depuis quatre ans et demi ; et on la voit, croyez-vous qu’on la voit bien ! la justice qui se cachait…

— Oui… » Cardoc me regarde avec un vague sourire, comme si je lui parlais d’une émeute à Zanzibar. Puis : « Non, décidément, je ne la retrouve pas, la maison de Vineuil… j’ai dû la flanquer dans le poêle avec une vingtaine d’autres panneaux, l’hiver d’il y a deux ans, je crois, où il faisait si froid… Parce que je manquais tout le temps de charbon, moi ; ça me barbait d’aller faire queue pendant des heures chez Bernot… »

Un crépuscule bleu, faiblement combattu par quelques lanternes fauves, a envahi la butte, lorsque je me retrouve sur l’étrange grève de sable, derrière le Moulin de la Galette, où, pendant la saison estivale, les gens du quartier installent leurs pliants à l’abri de hautes falaises de pierre, couronnées de cabanes en planches. À cette heure, on n’y voit plus que deux ou trois couples attardés, qui ne se gênent guère les uns les autres. Je grimpe lentement la rue de Norvins ; je me retourne et m’immobilise encore une fois, le regard flottant sur l’étrange et mélancolique paysage de pierre grise… Je voudrais ne penser qu’à lui et aux êtres issus de lui, comme Cardoc et comme Mme Estelle ; et c’est toujours l’image de Barral qui se présente, impérieuse, devant mon esprit… Pourquoi ? Il est trop tard maintenant, pour celui-là ; il est devenu un étranger, très loin de moi… Il n’a aucune raison de m’intéresser…

La rue de Norvins, avec ses jardinets, s’engloutit peu à peu dans l’obscurité bleue. Il y a là, au coin de deux palissades en planches, un gros orme très vieux, qui a dû voir Henri IV venant rendre visite à la belle Gabrielle. Il a vu aussi, voici quatre ans, les Parisiens, grimpant sur ce sommet de la Butte, pour écouter, graves et anxieux, le canon allemand qui répondait, au loin, à celui du fort de Vaujours… Et il porte, ce vénérable orme, le témoignage indiscutable que certains, à ce moment — tel Cardoc occupé à sa peinture — pensaient tout de même à autre chose ; car voici que je distingue sur son écorce noirâtre un cœur gravé au couteau, dans lequel sont inscrits ces mots :

« Berthe et Julot pour la vie — 5 septembre 1914. »,

Je le prévoyais depuis deux ou trois jours… Ce matin, lisant dans le Figaro que l’Exposition de l’Humour Français allait ouvrir demain à 2 heures, j’ai pensé tout de suite : « Barral, qui y a une exposition importante, doit être là-bas pour les derniers travaux d’accrochage ; et sans oser m’avouer que j’aurais ainsi une occasion de le revoir hors de la présence de sa femme, je me suis inventé tout de suite une course à faire au « Printemps » pour avoir une occasion de passer devant la porte de la galerie, qui se trouve tout près de la Madeleine ; peut-être même d’entrer si cela m’était possible… Comme je me trouve ridicule moi-même de cette hâte à prendre le Nord-Sud… et cette toilette que j’ai faite avec mes plus belles fourrures, qui exhalent un fin parfum d’ambre…

Je ralentis le pas, en passant devant le grand portail largement ouvert de la galerie, où s’engouffrent des encadreurs en blouse blanche et des artistes, les bras chargés de paquets. Je m’arrête longuement à contempler l’affiche. Naturellement, je ne vois personne ressemblant à Barral. Alors, je me décide brusquement à franchir le couloir d’entrée et me trouve dans une vaste salle rouge sombre, où des hommes en redingotes ou en tenues militaires flânent, s’interpellent, éclatent de rire, fument des cigarettes, et ont l’air de ne faire absolument rien. La bonne moitié des tableaux est encore par terre le long des murs. Je croyais être arrêtée dès l’entrée, mais pas du tout ; une aimable anarchie règne en ce lieu. Enfin, j’avise un gardien et lui demande si je pourrais voir M. Barral.

« M’sieur Barral ? je vais justement lui parler ; il est dans sa salle, là, au fond, à gauche…

— Ah !… eh bien… Est-ce que vous ne pourriez pas lui remettre ce petit mot ? »

Prise d’une soudaine timidité, à l’idée d’aller me faire reconnaître de but en blanc, je griffonne sur ma carte de visite un mot d’explication assez incohérent, et la tends à l’homme en blouse qui disparaît derrière une grande portière de velours rouge. Il revient quelques secondes après :

« M’sieur Barral a dit qu’il serait bien content de revoir cette dame ; si vous voulez bien vous asseoir et l’attendre une minute… »

Je me laisse tomber sur un des vastes divans qui garnissent le milieu de la salle ; et il s’écoule un temps qui me paraît fort long, tandis que mon regard flotte, sans rien voir, sur les peintures accrochées contre les « épines »…

Un officier en kaki, le dolman ponctué de rubans multicolores, se dirige sur moi d’un pas vif, la main tendue. Je vais à sa rencontre, avec un sourire jovial et un stupide battement de cœur.

« Comment, c’est vous Mademoiselle Thyra !… Ah ! bien, en voilà une surprise !… Toujours la même ; vous êtes étonnante ! Alors, vous n’êtes plus en Norvège ? Qu’est-ce que vous faites à Paris ? »

Tandis que je tâche de répondre clairement à toutes les questions qu’il entasse pêle-mêle, je le saisis, à la dérobée, d’un regard hâtif. Oui, il est bien pareil à son image de Fémina, et beaucoup mieux, certainement, que le Barral d’autrefois… Il me félicite de mes ouvrages sur la peinture — qu’il n’a pas lus, — mais sa phrase qui m’a été le plus sensible, c’est lorsqu’il m’a dit que je n’avais pas changé…

Nous piétinons sur place, bousculés par le va-et-vient des exposants, et interrompus par les incessantes interrogations qu’on jette à Barral. Celui-ci, d’un geste un peu sec, consulte son bracelet-montre :

« Écoutez, chère amie, la galerie ferme dans dix minutes et je n’ai plus rien à faire ici ; on n’apporte le reste de mes navets que demain matin… Ah ! il y aura de quoi faire pour que tout soit prêt à 3 heures !… Voulez-vous venir prendre n’importe quoi à Old India, juste en face ? on pourra bavarder à l’aise… »

Assise sur une large banquette de cuir, en face de l’officier kaki, dans la salle aux boiseries pseudo-hollandaises, basse de plafond, où la vapeur des grogs, chocolats et thés, épaissit encore la fumée des cigarettes, je parle, je parle, tâchant de m’installer bien dans mon rôle de bonne camarade sans façons, heureuse d’avoir retrouvé un ancien copain. Je dis ma rencontre imprévue avec Cardoc, et ma visite à Montmartre :

« Ah ! ce pauvre Cardoc, c’est un de mes remords, ça ! je l’ai bien délaissé depuis une quinzaine d’années… D’ailleurs, lui, ne venait jamais me voir. C’est égal ; on a tort de planter là ses anciens amis, même quand ils sont un peu bizarres… Les amitiés nouvelles, les sentiments nouveaux, c’est très bien, mais ça ne remplace pas la chaîne que forgent des souvenirs de vingt-cinq ans… »

Il s’est accoudé sur l’étroite table, tenant au-dessus d’un cendrier le mince filet bleu qui monte de sa cigarette — de marque américaine — et j’ai son visage près du mien ; ce visage ferme et mat auquel un léger hâle a ôté sa pâleur maladive d’autrefois, et où les cheveux gris, lissés en courts bandeaux, font un contraste assez brusque avec les yeux sombres, bien sertis de longs cils noirs…

« Oui, vous avez raison ; les anciens souvenirs… » Je sens que je vais m’attendrir sottement. Je bifurque court :

« Et vous avez une fille, à ce qu’il paraît ? (Ni l’un, ni l’autre n’avons soufflé mot de sa femme.) Je sais même qu’elle est élève de l’École des Chartes…

— Mais oui ; elle marche bien, la petite… Il faudra que je vous la présente ; elle vous plaira, je crois… » Son visage s’est éclairci d’un sourire de vanité paternelle, inattendu chez Barral.

« Comme le temps marche, tout de même…

— Ah ! oui, que de changements, depuis l’époque de la cité Montparnasse… Au fait, elle est démolie cette pauvre cité… Dites donc, vous avez à peine dû vous y reconnaître dans votre ancien quartier ?

— Vous pensez ! ce quartier si paisible, tout en jardins de notre temps… Dans la lutte des grandes villes entre l’arbre et la pierre, ce n’était pas encore la pierre qui avait vaincu…

— Ah ! elle a vraiment vaincu, à présent ! Vous rappelez-vous l’ancien carrefour de la Croix-Rouge, avec cette Abbaye-au-Bois, dont les tilleuls sentaient si bon, quand nous passions dessous, au mois de juin ?

— Hélas, pauvre Abbaye-au-Bois ; et pauvre couvent des Oiseaux… Ils ont été « utilisés » pour enrichir des gens…

— Et Montmartre ! Alors, ça c’est la désolation. Voilà une charmante petite ville au-dessus de la grande, qui, en pleine paix — sans aucune raison militaire ! — a été rasée, dynamitée, éventrée… Tenez, il y a, par exemple, une chose qui me ravit à présent ; c’est quand je vois ces grands plâtras d’immeubles neufs, plantés effrontément sur les anciens jardinets, menaçant déjà ruine, à cause du sol trop spongieux de Montmartre ; un de ces jours, ils vont s’affaler avec leurs téléphones, minuteries, ascenseurs… C’est peut-être ça qui sauvera partiellement Montmartre ; mais pour l’île Saint-Louis et le quartier Saint-Séverin, il est trop tard… Quelle sale époque de mercantilisme et de dévastation que la nôtre !…

— Oui… Cependant, Barral…. » Je me rencogne sur ma banquette de moleskine et me verse une seconde tasse de chocolat, heureuse d’avoir retrouvé les vieilles discussions d’antan avec Barral, qui n’était jamais de mon avis…

« Cependant, lorsqu’on parle toujours du vandalisme utilitaire de notre époque, il faut tenir compte de cette pensée troublante : c’est que toutes les époques qui ont créé quelque chose ont montré un vandalisme enragé, un mépris absolu de tout ce qui avait été fait avant elles… Paris, au moyen âge, était plein de monuments romains qui ont été jetés à bas ; les XVIIe et XVIIIe siècles ont activement saboté ces cathédrales, dont la Grande Mademoiselle disait : « Rouen serait une belle ville, si les monuments n’en étaient construits sur un plan gothique et barbare… » Qui sait ! peut-être la postérité entourera-t-elle de vénération la gare d’Orsay, le Petit Palais, et les maisons aux tarabiscotages 1900…

— Et peut-être un jour, parmi des démolitions faites avenue Constant-Coquelin — malgré les protestations des archéologues — découvrira-t-on avec attendrissement une grille d’ascenseur figurant une vigne vierge de bronze… un soubassement de bow-window sculpté d’une frise de petites grenouilles sur des feuilles de nénufar… Oui, disons-nous cela pour nous consoler, et constater une fois de plus que nous avons raison de créer tout ce qui nous vient à l’esprit, sans nous hypnotiser surtout à copier le passé… Mais l’idéal ne serait-il pas de créer à côté du passé, sans le détruire pour cela ?

— Évidemment ; et c’est ce qui ne s’est, je crois, jamais fait ! Les peuples respectueux du passé, comme les Chinois et les Turcs, s’immobilisent dans leur funèbre apathie intellectuelle ; les peuples jeunes et créateurs sont tous plus ou moins vandales… Enfin, peut-être trouvera-t-on le juste milieu… »

Un petit silence. Je vois quatre heures et demie au bracelet-montre de Barral, qui m’avait dit être obligé de partir à quatre heures un quart ; mais, après tout, il n’a qu’à savoir l’heure ; et j’ai la lâcheté de ne pas l’avertir…

« Et pour l’état moral de Paris ? y trouvez-vous quelque changement ? » demande-t-il brusquement.

J’hésite quelques secondes, cherchant à condenser en paroles mes pensées qui flottent, imprécises.

« Je vous avouerai que je suis un peu désorientée… Certes, je ne méconnais pas les efforts que vous avez réalisés depuis l’époque où j’habitais cité Montparnasse ; l’alcoolisme s’étale d’une manière moins agressive ; la saleté publique s’est atténuée… Les préjugés ancestraux à l’égard des femmes ont notoirement fondu… Enfin, je ne parle pas de cette résurrection de l’énergie nationale qui a tant surpris l’Europe, à commencer par moi-même ! Mais je m’attendais — naïvement, peut-être — à trouver une transformation encore plus grande… On m’avait si bien parlé de « régénération morale », d’ « abolition des vieilles erreurs passées », que la vue de tant de femmes peintes, repeintes et teintes, de ces petits jeunes gens qui ont l’air de… enfin, cela et un tas d’autres choses… non, je n’y suis plus guère… Je comprends, et je ne comprends pas ! »

Barral se met à rire.

« Vous ne comprenez pas parce que c’est trop simple ! Vous voulez, comme tous les septentrionaux, faire des classifications, des démarcations, et vous ne vous apercevez pas que le fond de notre caractère national est, en somme, toujours le même depuis Jules César, et même avant lui !

— Oh !

— Mais oui ; c’est à quoi, d’ailleurs, ne pensent jamais les « pompiers » qui s’obstinent à nous classer latins, sans tenir compte de nos pères gaulois, lesquels avaient les défauts et les qualités des Parisiens de 1918… En réalité, lorsque les gens parlent aujourd’hui de résurrection, il se trompent, aussi bien que ceux qui nous voyaient en pourriture. Nous ne sommes ni pourris, ni ressuscités. Parce qu’on voyait mal certains traits de notre caractère national, on les croyait inexistants ou abolis. Il y avait seulement éclipse… Tenez, par exemple, vous parlez de ces idées rances, absurdes, qui pesaient si lourdement sur l’éducation des femmes ; eh bien ! c’était une mode latine qui a passé, sans s’incruster dans l’âme de la race. Croyez-vous que le pays de Jeanne d’Arc ait été vraiment un pays d’odalisques vautrées sur leurs sofas, sans autre souci que de s’enfariner le museau ? et ne savez-vous pas que la femme gauloise tenait une autre place que celle de la matrone romaine, toujours sous la tutelle du père ou du mari ? Plus tard, parbleu, on a trouvé amusant, joli, d’atrophier la mentalité féminine ; et il a appartenu au faisandage des siècles à perruques — admirateurs de l’antiquité latine ! — de créer le type de l’ingénue pour émoustiller les viveurs ; mais c’était artificiel, chez ces petites filles des robustes luronnes du moyen âge ; et avec quelle joie ont-elles, plus tard, jeté le masque imposé ! et ce qu’elles ont bien fait !… »

Je n’en reviens pas. Barral féministe !… Comme c’est bien l’influence de la jeune Colette qui le fait parler en ce moment…

« … Et nous prenons maintenant cette « déchéance » de l’antique politesse française, proclamée par des gens qui ont été bousculés dans le métro ; mais ceux-là n’ont jamais fourré le nez dans les mémoires du XVIIe siècle, où ils auraient vu, entre autres exemples, le jeune Louis XIV se plaignant qu’à un bal masqué chez Mazarin il a été bourré de coups de pied au derrière… par des gens de la haute aristocratie, qui trouvaient ça très rigolo. La politesse française ! en réalité, elle est complexe : beaucoup moins dans les formes extérieures que dans les questions de tact, d’altruisme moral, dont la plupart des étrangers ne se doutent pas… Et quant à la valeur guerrière de la race, dont vous parliez encore, a-t-elle jamais cessé d’exister jusque dans les époques de décadence ? les mignons de Henri III n’étaient-ils pas d’enragés batailleurs, comme les muscadins du Directoire ?…

— Vous avez raison ! en somme le caractère national serait un peu comme un ruisseau, qui coule sous terre ou à découvert… »

Barral est remonté ; il part de nouveau, après avoir avalé d’un trait son second verre de Porto : « Nous n’avons pas changé, vous dis-je ! Tenez, les bonnes gens qui gémissent sur l’impiété de notre génération n’ont pas lu ces fabliaux du moyen âge, si impertinents pour les moines et les nonnes, et ferment les yeux sur les irrévérencieuses sculptures de nos églises gothiques… Il y a toujours eu dans le tempérament français un côté frondeur, qui faisait d’ailleurs un drôle d’assemblage avec l’austérité despotique du code romain dont nos législateurs nous ont affublé, dans leur naïf respect de tout ce qui vient du midi… »

Il s’arrête net, le regard braqué sur la vitre qui encadre le trottoir du côté de la Madeleine :

« Ah ! nom de D…, ma femme ! je vous demande pardon, mais je l’avais oubliée !… Nous avions rendez-vous au bureau de la galerie à quatre heures un quart… et elle en sort, parbleu… Venez vite… »

Tout en parlant, il a réenfilé son mac-farlane kaki, et sort en hâte de la salle ; je le suis tranquillement. Juste devant le tambour vitré, nous voilà nez à nez avec une dame plutôt grande, d’un embonpoint rigoureusement maintenu, enveloppée d’un superbe manteau zibeline, qui exhale un violent parfum d’origan. Elle interpelle Barral d’une voix coupante :

« Comment ! tu étais au café ?… eh bien, mon cher, tu ne te gênes pas ; voilà vingt minutes que je t’attends au bureau !… »

Barral me pousse devant lui, en bouclier, avec un sourire inquiet :

« Écoute, Gaby, tu m’excuseras ; j’ai rencontré Madame, qui est une camarade d’enfance… d’enfance tout à fait…. Tu connais certainement son nom… »

Oui, elle connaît mon nom ; elle l’a lu dans la Revue des Deux-Mondes. La mauvaise humeur de son visage a instantanément disparu derrière le masque de sourire mondain qu’on arbore pour parler à n’importe quelle personne qui n’est ni de votre famille, ni de vos subalternes. Tandis que mon gant de « satin Suède » serre son chevreau glacé, et que nous échangeons quelques phrases soigneusement banales, je la contemple sans bienveillance. Elle est de ces innombrables Parisiennes dont on dit qu’elles ne paraissent vraiment pas leur âge, mais qui l’ont bien tout de même. Ses traits sont assez beaux ; la bouche mince est soulignée d’un rouge éclatant ; son teint de brune simule ce rose carminé qui a tout juste l’air naturel sur les honnêtes visages du Nord ; ses cheveux, évidemment châtains, jaillissent des deux côtés d’une toque de zibeline, en touffes de bouclettes d’un acajou cyniquement faux. Elle m’arrondit des phrases aimables, d’une voix au timbre fêlé :

« Si vous voulez voir l’atelier de votre ancien ami, Madame, faites-nous le plaisir de venir, de mardi en quinze, prendre une tasse de thé ; vous avez peut-être entendu parler de mes mardis littéraires ?… J’ai, chez moi, tous les quinze jours, une audition de poètes du front ; c’était une bonne œuvre, n’est-ce pas, d’encourager ces jeunes héros qui sont souvent de grands artistes… »

C’est bien ; j’ai un nom connu dans le monde littéraire et mes fourrures représentent à peu près six mille francs, à Paris ; je ferai avantageusement nombre parmi ses invités. Je remercie avec une courtoise effusion, tandis que son regard inquiet erre sur la chaussée, à la recherche d’un introuvable taxi.

« Mon Dieu ! que c’est désagréable en ce moment ; pas une voiture… Excusez-moi, Madame, mais nous avons un rendez-vous avec le ministre des Beaux-Arts… Ah ! tiens, voilà un officier américain qui descend d’une auto… Marcel, cours donc ! dépêche-toi !

— C’est pas un taxi, mon petit, voyons ; c’est une auto de cercle… »

Inutile ; l’impatiente femme s’est déjà élancée sur la chaussée.

Barral me regarde avec un sourire difficile à définir.

« Eh bien ! je vous quitte, mon cher ; au revoir, à bientôt… Je serais contente de vous revoir un peu avant mon départ de Paris ; on pourrait se donner rendez-vous à l’exposition quand elle sera ouverte…

— Ah ! je suis bien pris tous ces jours-ci… Mais, en tous cas, je vous reverrai au jour de ma femme ; j’y paraîtrai un moment vers cinq heures… »

Je n’irai pas chez la dame acajou et rose bonbon, elle et son salon ne m’attirent pas. Que Barral me fasse signe s’il a envie de me revoir, après tout.

Les jours glissent les uns sur les autres, calmes parmi les effondrements de nations millénaires, les écroulements d’empires qui refont la carte du monde… Pendant ce temps, je me promène au Luxembourg, gris perle et d’une sérénité aristocratique sous le pâle soleil hivernal ; mais je n’y trouve plus en rien le caractère du Luxembourg de ma jeunesse ; plus d’étudiants, plus de boutiques aux gaufres ; plus le marchand de coco d’antan qui promenait sur son dos une fontaine de velours rouge et de cuivre… J’ai cherché à retrouver les établissements exotiques du quartier du Panthéon où je m’amusais jadis à faire des escapades : le restaurant chinois aux produits gélatineux du boulevard Montparnasse, les Orientaux, turcs ou grecs, de la rue des Écoles, la taverne russe où l’on mangeait des « blini » dans un épais nuage de tabac, parmi une foule silencieuse qui vous regardait sans bienveillance… Mais tout cela est fermé ou transformé ; la clientèle n’y est plus. À la place de beaucoup d’établissements, c’est un cinéma que je trouve.

J’ai revu Charlette dans un atelier où des jeunes femmes et des jeunes hommes, assis ensemble, dessinent d’après des modèles nus, sous la lumière crue des becs électriques. On échange à peine deux ou trois mots brefs en quatre heures. Mme Bol aurait crié d’horreur, jadis, à l’idée d’envoyer sa fille dans un lieu où l’on pratique ainsi le mélange des sexes. Aussi, Mlle Bol (ayant du goût pour tous les arts d’agréments, affirmait sa mère) avait simplement pris des leçons d’aquarelle au couvent où elle avait été élevée. Elle en avait gardé des notions très imprécises sur la peinture, mais fort précises, en revanche, sur la plastique de Capoul, dont une heureuse camarade lui aait montré la photo en maillot si collant qu’il plongeait toutes les élèves dans « l’essaim des rêves malfaisants » dont parle Baudelaire… Ah ! brave Mme Mouton ! comme elle tomberait de son haut si je lui rappelais ce petit épisode, très oublié, de sa jeunesse…

Et puis, un jour, j’ai emmené Lucien Rousset entendre du Maurice Ravel qu’il adore avec l’impétueuse violence de son âge. Il y a eu quelques sifflets ; alors, Rousset et son clan d’éphèbes ont hurlé, applaudi, imposant silence aux malheureux antiraveliens. Ça m’a brusquement ramenée à une séance au Cirque d’Hiver, où Barral m’avait emmenée jadis pour renforcer la manifestation wagnérienne ; et je ne dirai pas que cela m’a rajeunie… non, mais j’ai éprouvé une émotion pareille à celle qu’on ressent devant le portrait d’un mort…

Le jeune Rousset s’est fait faire une extraordinaire cape à collet Directoire, qu’il arrange sur son épaule de manière à cacher l’affreuse brûlure de sa joue gauche, et peut continuer ainsi à s’exhiber dans les salles de théâtre, « fier de sa beauté » comme l’Achille de l’Illiade. On le blague un brin dans son entourage. Pour moi, n’ayant jamais eu la docilité d’accepter cette théorie, inventée certainement par des hommes laids, qui consiste à décréter la beauté masculine chose inexistante ou ridicule, j’approuve Lucien de garder, à une époque fort peu plastique, l’esprit des Grecs de Léonidas, qui se bichonnaient intrépidement avant de se faire massacrer par les Perses. On répare bien une œuvre d’art abîmée ; pourquoi n’aurait-il pas raison — après avoir sacrifié une partie de son corps pour défendre sa patrie — de prendre un tel soin de l’autre, qu’elle puisse être encore une joie pour les yeux ?

Avenue du Président-Wilson… rue de Magdebourg… Un petit hôtel tout blanc, sur un soubassement de granit à farouches reliefs — style 1912, — une grande baie vitrée qui domine la Seine… ça y est ; je suis devant l’hôtel de Barral. J’y suis lâchement, au jour et à l’heure indiqués. J’y suis parce que… je n’ose pas me l’avouer à moi-même, mais je me force cependant à l’écrire sur ce papier ; parce que je suis à peu près sûre que je ne reverrais jamais Barral si je n’allais pas le trouver chez lui…

Du monde plein l’escalier ; de belles dames tout en fourrures, debout, tassées, étouffées, avec la placide résignation des voyageurs du Nord-Sud. D’en haut, tombe le chevrotement cadencé d’une voix creuse, qui, d’après son intonation absolument artificielle, doit réciter des vers. Quelques phrases surprises entre gens de la même famille ; des effluves de chocolat, échappés d’une pièce au rez-de-chaussée où l’on remue de la vaisselle, me font deviner la raison de cette patience : la foule attend le moment où elle pourra se jeter sur le buffet. Sans ça, la moitié des gens aurait déjà filé. Pour moi, c’est un autre motif qui m’empêche de quitter ce lieu asphyxiant ; je cherche à apercevoir, dans le moutonnement des têtes, le visage, mat et rasé, du maître de maison, et je ne le découvre pas… Des femmes m’entourent, qui sont affligeanies à regarder. Quatre ou cinq sont jeunes et jolies, ou sinon absolument jolies, du moins bien présentées, avec des coiffures amusantes, et des silhouettes à la Paul Iribe, ou à la Fabiano. Mais à côté d’elles, Seigneur ! voici des matrones de cinquante et soixante ans, ou trop grosses, ou d’une maigreur ravagée, dont les bajoues, les rides, les cous engoncés, les paupières pochées, se cachent — non ! se soulignent — de blanc gras, de mascaro et de rouge offensât, sous des tignasses jaune serin, ou acajou comme celle de Mme Barral. Elles respirent avec peine, étayées par de solides corsets, malgré la mode des robes lâches. À qui croient-elles donc faire illusion ? Non, vraiment, le charme, la coquetterie des Parisiennes qui enthousiasme les romanciers a son côté terrible : c’est que ces malheureuses ne savent pas vieillir. Elles semblent condamnées à traîner leur étiquette de jolies femmes, jusqu’à n’être plus que des cadavres maquillés qui épouvanteraient les nègres du Sénégal, mais n’offensent pas les yeux des Parisiens, entraînés depuis des générations à ces aberrations mondaines…

Un crépitement d’applaudissements m’arrache à mes pensées : le ronronnement tragique de là-haut a pris fin. Beaucoup de gens s’esquivent : cela produit une trouée qui me permet de chercher un refuge moins incommode. Un petit salon relativement désert se présente à moi ; c’est une sorte de fumoir oriental, qui sent la laine et la cendre de cigarette turque. Rien n’y manque, ni les coussins par terre, ni la classique tente kabyle, relevée par deux lances, au-dessus d’un divan large et bas. L’atelier, que j’ai entrevu par-dessus les chapeaux, est rempli de tapisseries flamandes, de bahuts Henri ii, de lutrins sculptés, de vieilles armoires normandes… Hélas, pourquoi voit-on les artistes, même riches comme Barral, qui pourrait facilement réaliser des ensembles de mobiliers si intéressants, sacrifier, comme d’anciens marchands de pâtes alimentaires, au funeste goût du bric-à-brac qui a ruiné l’art industriel de nos jours ?… En quoi encouragent-ils, par exemple, l’art de la ferronnerie, celui du vitrail, celui du peintre décorateur, ou du tapissier — qui produisent cependant aujourd’hui des choses si joliment originales, — tous ces gens riches dont le mobilier vient en droite ligne de chez des brocanteurs juifs ?…

Tandis que je me glisse dans l’obligatoire fumoir oriental, une main s’abat sur mon épaule ; je me retourne et me trouve en face de Barral. Encore un stupide battement de cœur ! décidément, je me donnerais volontiers des claques, tant je trouve bête cette émotivité de petite pensionnaire…

« Alors, chère amie, ça ne vous captive pas d’entendre du Minil sangloter la « Mort d’Hialmar » ?… Non, ne protestez pas ; ça ne vous captive pas. Je vous absous. Si on s’asseyait un moment sur ce divan, profond comme le tombeau dont parle Baudelaire ?… On peut fumer ici. Car vous avez deviné tout de suite que cette pièce est un fumoir… »

Barral me présente un paquet de cigarettes qui sentent le miel et le pain d’épice, et s’accote en arrière sur le fouillis de coussins, aux rudes broderies de filigranes très décoratives, mais tout à fait impropre au repos des membres.

« Pas mauvais, ce tabac-là, en somme… Je m’y suis habitué depuis que la maison est pleine d’Américains ; car ma fille en invite des lapées… Tenez, en voilà un dans la porte qui écarquille les yeux pour tâcher de comprendre ; c’est le seul qui écoute…

— Curieux, cet engouement subit que vous avez eu pour des gens si différents de vous !

— Précisément peut-être parce que c’étaient les plus éloignés de nous et que nous ne les connaissions absolument pas… Braves types, d’ailleurs. Naïfs ; sans aucune rosserie ; faisant des efforts très gentils pour nous plaire… Mais… déconcertants pour les mœurs françaises. Vous écrivez à un Yank ; il vous répond au bout de trois mois, s’il répond. Vous l’invitez à dîner ; il ne donne pas signe de vie, et il vous est impossible de savoir s’il ne viendra pas du tout, ou s’il viendra au dernier moment, en amenant trois camarades…

— La vie des ranchs du Far West, même pour les gens de New-York… Assez différente du formalisme anglais, en tous cas.

— C’est vrai ; vous habitiez l’Angleterre, avant de venir ici. Dites-moi ; comment est-ce, Cambridge ? Curieux, intéressant ? J’aimerais assez connaître ce pays-là… »

J’empoigne mes souvenirs de petite ville britannique, et je parle longuement, pas pour le plaisir de parler, mais pour celui qu’on éprouve à être tout près du visage, des yeux, de la bouche, d’un être qui vous attire, dont on perçoit la chaleur vivante, l’arome spécial, et qu’on sent là un coin d’âme cachée qu’il faudrait de longues heures pour saisir… Notre conversation, peu à peu, glisse en arrière, vers le passé parisien d’il y a vingt-sept ans. L’image de ma visite à l’atelier de la place Dauphine obsède soudain ma pensée ; je me revois, petite fille blonde, froide, ignorante d’elle-même, assise près de lui, sur le vieux divan recouvert d’un crépon japonais ; et il me semble tout à coup que les rôles, à présent, sont changés…

« Vous souvenez-vous de la visite que je vous avais faite, Barral, un jour où vous vous battiez avec le poêle qui ne voulait pas marcher ?… » J’interroge avec un sourire inquiet, la voix précautionneuse.

« Ah ! oui, c’est vrai ; vous êtes venue me voir dans cette maison crasseuse et antédiluvienne… » Le son de sa voix ne décèle qu’une bonne humeur amusée. « Ça me fait toujours plaisir de me rappeler ces vieux souvenirs-là… Nous avons passé de bons moments ensemble ; en nous taquinant tout le temps, d’ailleurs…

— C’est égal, vous avez été bien gentil pour moi, à ce qu’il paraît, au moment de mon examen ; Cardoc me l’a dit depuis. Vraiment, Barral, j’ai été très, très touchée de savoir que vous aviez fait cela sans m’en parler jamais, sans vous faire valoir, même ensuite, quand — je m’en souviens très bien — j’ai fait puérilement étalage devant vous de mes succès, qui auraient été un four sans votre intervention…

— Tiens ! j’avais complètement oublié ça, par exemple ! Oh, c’était si naturel, du moment que je connaissais votre examinateur ; et puis, dites donc, il n’est pas prouvé du tout que vous n’auriez pas réussi sans ça…

— N’importe, vous êtes un chic ami, Barral… car Dieu sait ce que je vous ai rabroué… »

Ma voix s’attendrit ; il me regarde, un peu étonné.

« Mais non ; vous ne m’avez jamais rabroué… Et puis, moi, j’étais un vrai petit cornichon dans ce temps-là ; poseur ! ah, Dieu ! ce que j’étais poseur…

— Je n’en ai guère souvenir ; vous étiez déjà très fin, très artiste…

— Vous êtes bien aimable ; j’étais à gifler quand j’y repense ; comme tous les gosses de vingt ans, d’ailleurs. Vous aviez bien raison de me rembarrer… Oh ! mais vous me causiez une rude impression, vous savez… Le jour où j’ai fait votre photographie aux Tuileries, un premier mai, avec une éblouissante robe à broderies bleues…

— … Ah ! oui, la petite photo des Tuileries…

— Vous avez dû vous en apercevoir, du reste, en recevant, après, l’épreuve que je vous ai envoyée ! et ce que vous avez dû me traiter de maboul ! »

Je lève les sourcils, en signe d’incompréhension totale.

« Comment ! vous ne vous rappelez pas ?

— Je me rappelle avoir reçu une épreuve collée dans un cadre passe-partout en maroquin — qui est toujours chez moi, d’ailleurs, car je l’avais laissée, en quittant Paris, dans la malle dont je vous ai raconté l’histoire ; mais cette photo ne présente rien d’extraordinaire… »

Barral se met à rire.

« Allons, bon ! un chef-d’œuvre perdu ! Eh bien, ma chère, je ne veux rien vous dire ; quand vous serez revenue chez vous, retirez la photo de son cadre, retournez-la, et vous verrez quel potache transi était votre amoureux de ce temps-là… »

Une grêle d’applaudissements nous coupe encore la parole. Quelques personnes s’écartent à l’entrée du fumoir devant le passage d’une Mme Barral toute bruissante de jais, décolletée comme pour un bal, ses bouclettes rougeâtres sous un béguin en perles d’acier.

« Marcel ! lance sa voix brève ; viens conduire ces dames dans la salle à manger ; on va passer au buffet. »

« Il commence à être temps, en effet, » murmure Marcel en se levant : « Six heures et demie ! Ma femme leur fait durement gagner leur chocolat, à ces pauvres bougres… Venez-vous, chère amie ? Je me rappelle que vous aviez un bel appétit, autrefois… »

Dans la vaste salle à manger — Renaissance, hélas ! — où, parmi la cohue, je maintiens en équilibre une tasse de chocolat et deux petits fours, je suis des yeux Barral qui bavarde plus loin dans un groupe de gens aux têtes connues. Ma disposition d’esprit est sereine et bienveillante… Car en me quittant, tout à l’heure, il m’a dit : « Je vous reverrai avant votre départ, n’est-ce pas ? et vous me direz si vous avez retourné la photo !… Seulement, je ne suis guère libre que le soir… Venez donc dîner un de ces jours dans un petit cabaret très gentil que je connais à Montmartre ; et je vous mènerai dans les mauvais lieux de la région… Ou au cinéma, si vous préférez. Enfin, une bombe effrayante… C’est ça ; je vous lancerai un petit mot. »

La vie a quelquefois ses bons moments…

Je me trouve derrière deux dames mûres et un petit jeune homme aux cheveux teints, monocle, bracelet d’or, vague uniforme kaki ; ils potinent à voix qu’ils croient basse, mais leurs paroles m’arrivent avec une parfaite netteté. « Elle est vraiment tapée, cette pauvre Mme Barral ; elle a pris vingt ans de plus ! — Dame, elle a eu la grippe. — Et puis surtout, mon cher, elle a été malade de peur le printemps dernier, à cause du canon ; vous rappelez-vous ses conférences du samedi sur le courage civil, qu’elle a interrompues net parce qu’un obus est tombé à deux kilomètres d’ici… elle a filé à Cahors, sur le marchepied d’un train ; et sans sa fille qui avait refusé de quitter Paris… — C’est honteux, ça, quand on a bien rasé tout le monde avec son cran et son patriotisme… Moi je ne suis partie que le 1er juillet. — Elle n’est pas bête, cette femme ; mais quelle poseuse ! Vous savez que son mari la porte sur les épaules… — Dame ! ça se comprend ; c’est un ménage si mal assorti ! Lui, c’est un vrai artiste, très simple, très bon enfant ; quelle différence avec elle ! — Mais, dites-moi… j’ai entendu raconter cet hiver qu’ils étaient sur le point de divorcer… qu’est-ce qu’il y a de vrai là-dedans ? — Eh bien, je ne voulais pas en parler, mais je crois que c’est exact… Elle a fait un raffut épouvantable à propos de la liaison de son mari avec Chose… vous savez, la danseuse roumaine… ou bulgare… » Un petit sentiment de froid me traverse encore. « Mileska ? mais elle n’est plus à Paris ; et puis, il s’en fichait complètement, je crois. — N’importe ; il a pris ce prétexte-là, à ce qu’il paraît, pour lui dire qu’il en avait assez ; cette femme qui lui fait des scènes toute la journée ; qui lui permet à peine de dîner dehors sans elle… — Et qui n’est pas du tout faite pour comprendre un artiste comme Barral… »

Je gagne le vestiaire d’un pas léger. J’en ai assez entendu ce soir…

À peine rentrée dans ma chambre, je vais ouvrir la vieille malle de moleskine noire qui sent toujours le camphre. J’ôte quelques papiers qui en garnissent le fond : un prospectus du Bon Marché, annonçant les « nouveautés de printemps de 1892 » avec des dames aux tailles de guêpes et aux manches à bouffettes sur les épaules ; et, en dessous, une photo jaunie encadrée dans une sorte de porte-carte en maroquin olive. Il est certain que je n’avais jamais eu l’idée de la retirer de son cadre, cette photo que je trouvais d’ailleurs très mal réussie. Qu’allais-je trouver au verso ? sans doute une boutade du Barral d’autrefois, qui faisait un peu trop d’esprit, comme le dit avec une certaine raison le Barral d’aujourd’hui… Je fais glisser la feuille de carton et la retourne. Il y a là une petite mèche de cheveux châtain roussâtre, collée très soigneusement sous une étroite bande de papier, et, en dessous, quelques mots tracés d’une écriture irrégulière et menue qui était son écriture d’alors : « Je vous envoie la seule chose qui vous plaise de moi : mes cheveux. Ne les jetez pas au feu ; permettez qu’un peu de ma personne reste toujours à côté de vous. — M. B. »

Je reste assez longtemps immobile, les yeux fixés sur le petit rectangle de carton. Pourquoi Barral la trouvait-il ridicule, cette naïve déclaration qui a dormi, ignorée, pendant près de trente ans ? Il me semble alors que je suis une femme qui débouche un vieux flacon au parfum tout à fait évaporé, et qui cherche à ranimer les éléments de ce parfum sans y parvenir…

Je me lève soudain et vais jusqu’à la glace qui surmonte ma toilette. Je tourne le commutateur des deux appliques électriques. Longuement, froidement, je me juge dans la clarté crue. Eh bien ! oui, c’est vrai ce que m’ont dit quelques amis en Norvège ! Je suis mieux aujourd’hui que la Thyra de dix-neuf ans, maigre et dégingandée, qui marchait un peu comme un homme. Les femmes du Nord — assez tardives — se conservent bien plus tard que les Françaises ; et le visage qui est là, devant moi, uni, plein, à la roseur honnêtement naturelle ; le cou toujours élancé ; les cheveux qui n’ont pas à recourir au Fluide d’Or de Lubin, pour garder ce solide blond glacé qui faisait l’admiration de Rousset ; tout cela m’oblige à reconnaître que mes quarante-six ans équivalent à peu près aux trente-huit ans d’une Parisienne habilement présentée par le coiffeur, le parfumeur, et la manucure.

Oui, très bien. Mais Barral m’aimait dans le temps où j’étais inférieure physiquement — et moralement — à ce que je suis aujourd’hui… Il y a des choses qui ne se discutent pas. On m’a montré dernièrement, dans un milieu universitaire, un fort beau jeune homme qui est sur le point d’épouser, au grand désespoir de sa famille, une sorte de cantatrice mondaine âgée de cinquante-trois ans, maigre, ravagée comme un cholérique à sa dernière période, sous son maquillage et sa perruque rousse ; tarée, criblée de dettes, impossible… Et pour se consacrer à cette idole, il a rompu avec une charmante jeune fille, très jolie celle-là, qui en est désespérée… Décidément, l’Amour désigne ses partenaires absolument au hasard : Titania et l’homme à la tête d’âne…

Allons, pourquoi suis-je si amère ce soir ? Je ne vais tout de même pas comparer Bottom à la Thyra que j’étais alors ! L’histoire de Barral est parfaitement logique, en somme. Et puis, je suis sûre qu’il a un réel plaisir à me revoir aujourd’hui ; et ce plaisir s’accentuera certainement si je le veux. Les hommes ne sont pas tellement difficiles à prendre…

Mais enfin, qu’est-ce que je veux de Barral, en réalité ? Mon Dieu, je ne sais pas exactement ; et j’aime mieux ne pas l’approfondir… Je sais seulement qu’il occupe mes pensées d’une manière bien gênante, et pas seulement cérébrale… Je sais que j’aurais une peine énorme à me passer de le revoir, et que rien ne pouvait m’être plus agréable que d’apprendre sa mésintelligence avec sa femme… Barral divorcé ! Barral libre de nouveau ! Ainsi qu’une foule bavarde et importune se précipite par une porte soudain ouverte et vous harcèle impérieusement de tous côtés, un essaim d’idées saugrenues se met à bourdonner dans mon cerveau. Accoudée frileusement sur les tuyaux du radiateur qui exhalent une odeur fade de peinture à l’huile chauffée, je me mets à penser à l’âge de Barral et au mien ; un an de moins, je crois ; à son caractère indépendant qui s’arrangerait si bien du mien (est-elle sotte, cette femme, de lui faire des scènes s’il passe une soirée dehors sans elle !…) ; à ma situation en Angleterre qu’il me serait bien facile de quitter ; à la jeune Colette que j’ai entrevue et qui me paraît une petite bonne femme plutôt sympathique, tout à fait capable de faire son chemin toute seule… et à la fin, pour me libérer de cette obsession ridicule, je me précipite dans le salon de l’hôtel, vide par bonheur, et je me mets à jouer fébrilement la Mort d’Antar sur le vieux piano habitué aux romances de Chaminade ou aux rag-times américains…

Les bourgeons de mars illuminent de leurs petites girandoles vert pâle tous les buissons et les marronniers des Tuileries… Je devrais être partie depuis longtemps déjà ; la mission universitaire qui justifie ma présence à Paris est amplement terminée, et, si je n’avais pas les relations que j’ai à Cambridge, les prétextes que j’ai pris pour prolonger mon séjour ne serviraient probablement à rien.

Je suis allée deux fois à Montmartre pour revoir ce brave Cardoc. La première fois, j’ai trouvé porte close ; la seconde fois, je l’ai vu, assis devant son chevalet, le chapeau sur la tête, ayant oublié de déjeuner à quatre heures de l’après-midi, si absorbé dans le travail d’un petit tableau qui ne marchait pas à son gré, que je n’ai pu en tirer que quelques monosyllabes accompagnés d’un sourire absent. Heureux homme… Il est inutile d’aller le voir. Je suis retournée trois fois au Salon de l’Humour Français ; j’ai l’excuse, vis-à-vis de moi-même, de passer souvent devant la porte… La dernière fois, j’ai entendu la voix de Barral dans le bureau qui ouvre sur la galerie ; alors, me voilà clouée sur place, examinant avec une attention pleine de mauvaise foi, une rangée de marrons sculptés figurant, je crois, la tête du kaiser, du kronprinz, de Clemenceau ou autres, qui s’alignent sous une vitrine le long de la paroi. Après un temps qui me paraît long, la porte du bureau s’ouvre ; Barral, toujours en uniforme kaki, passe rapidement à côté de moi. (Il est démobilisé depuis deux mois, mais il trouve le dolman et les jambières plus seyants que le costume civil.) Je tousse bruyamment, sans vergogne ; il tourne la tête et m’aperçoit. Sa figure, préoccupée en ce moment, s’éclaire d’un indubitable contentement.

« Eh ! vous êtes là, chère amie ?

— Tiens, Barral ! Bonjour, vous allez bien ?

— Merci, pas mal… Vous savez, je suis honteux vis-à-vis de vous ; voilà quinze jours que je voulais vous écrire, mais c’est infernal la vie que j’ai en ce moment ; j’organise l’exposition de Marseille ; pas secondé du tout, d’ailleurs ; on me laisse tout sur le dos… et en même temps je publie un album sur les pays balkaniques et le sud de la Russie ; alors, voilà l’imprimeur qui nous laisse en carafe pour une question de papier ; ensuite, c’est le tirage en couleurs qui est en train de me rendre fou !… Enfin, l’éditeur est persuadé qu’on mettra en pages samedi prochain. Je vous préviendrai vers ce moment-là… Est-ce que vous restez encore un peu à Paris ?

— Je ne sais pas trop ; ça dépend de… d’un rapport que je suis en train de terminer pour mon collège… Mais je serai encore ici dans huit jours, sûrement.

— Ah ! bon, tant mieux. J’ai un tas de choses à vous raconter… »

Il me pose familièrement la main sur l’épaule, en se rapprochant un peu ; c’est comme une chaleur agréable qui pénètre soudain le velours épais de mon manteau…

« Si je vous téléphonais le matin à dix heures, vous auriez chance d’être là, n’est-ce pas ?… Oui, c’est ça ; je vous téléphonerai samedi ou dimanche prochains et je viendrai vous chercher le soir. Et, dites donc… vous avez vu la mèche de cheveux, derrière la photo ?

— Je l’ai vue… Je ne l’ai pas trouvée ridicule…

— Ah ! ma pauvre amie, voilà un cadeau que je ne pourrais plus renouveler à présent ; mes cheveux sont tout gris…

— Qu’est-ce que ça fait ? ils vous vont très bien comme ça… D’ailleurs, moi aussi, j’ai bien des fils blancs…

— Mais non, veinarde ! vous avez toujours votre toison de Brünnehild ! Ça doit être épatant, défait sur les épaules… »

Un gros monsieur décoré nous frôle ; Barral recule d’un pas et le salue.

« Eh bien, au revoir ; excusez-moi, je suis un peu pressé. À un de ces soirs, sans faute. »

Samedi vingt-deux mars, à onze heures du soir ; je natte mes cheveux pour la nuit.

« On appelle Madame au téléphone, en bas.

— Bon ! j’y vais. »

Je jette une écharpe sur ma coiffure défaite et cherche éperdument des petits souliers vernis introuvables pour remplacer mes pantoufles. Enfin, à peu près correcte, je dégringole dans le vestibule tout ripoliné de blanc, où somnole un petit chasseur, et j’empoigne les récepteurs de l’appareil.

« Allô ! bonjour, chère amie… Oui, c’est moi, Barral. Dites donc, voilà ce qui arrive ; nous partons demain pour Cannes… Hein ? ah ! je croyais avoir entendu… Ben oui, c’est ennuyeux ; je vais vous expliquer… C’est ma femme qui a été très souffrante cet hiver ; elle a eu une rechute, la pauvre ; ça m’a beaucoup tourmenté de voir qu’elle ne se remettait pas de son ancienne grippe. Alors, le médecin est d’avis qu’elle change d’air ; et comme je suis moins occupé maintenant, je l’emmène dans le Midi pour un mois. Je regrette bien de ne pas pouvoir vous dire adieu, ma bonne amie ; mais, demain, nous serons très bousculés…

— Naturellement… je comprends…

— Ah ! dites donc : vous allez avoir ma fille comme voisine. La cuisinière et la femme de chambre nous plaquent ; c’est une vraie calamité, les bonnes, en ce moment ; alors, ma femme en profite pour fermer la maison, et Colette va demeurer dans votre pension, qui est d’ailleurs plus rapprochée de son École des Chartes. Vous la verrez demain ; elle vous renouvellera mes regrets de n’avoir pas pu vous revoir… Enfin, vous reviendrez peut-être un jour à Paris…

— Oh ! non, je ne crois pas… Adieu, Barral. Bon voyage. »

Une petite pluie fine vaporise la rue toute violette d’un crépuscule humide, tandis que je boucle mes derniers bagages. Cette nuit, je prendrai le train de Dieppe, puis le bateau de Newhaven ; et demain, je retrouverai à Cambridge ma maisonnette luisante et rouge, sertie d’un galon régulier de peinture blanche ; et le jardin aux allées de macadam, où il n’y a pas encore une feuille…

J’ai rangé avec un soin presque religieux, dans la malle en moleskine noire, la « belle » robe mastic brodée de bleu, le chapeau à ruban écossais, toutes les autres épaves du passé, qui vont dormir éternellement parmi les petits morceaux de camphre, pareils à des glaçons mats et veloutés. Si tout dans la vie pouvait se conserver dans le camphre, comme ces morceaux d’étoffe et ces chiffons de dentelles… Je ne rouvrirai plus cette malle, qui va s’empoussiérer tranquillement dans mon grenier campagnard. J’en ai retiré une seule chose, pour la garder avec moi : ma photo des Tuileries, avec les cheveux de Barral, dans le cadre de maroquin vert… Barral… non, je ne veux plus penser à lui. On disserte à perte de vue sur le mystère du cœur féminin. Oui ; et le cœur masculin, alors ?… Et puis, tout cela, d’ailleurs, ne vaut pas qu’on y use sa psychologie. C’est une énigme qui n’a pas de mot ; voilà tout.

Je m’affaire de tous côtés, mettant un soin extrême à classer des papiers, rassembler des vêtements, les ranger dans les compartiments de ma malle. J’ouvre ma porte pour prendre une paire de bottines que le garçon d’étage vient de déposer là après les avoir nettoyées ; et je m’immobilise soudain, en entendant une voix fraîche et gaie résonner à l’étage au-dessous, celle de la jeune Colette Barral, qui dégringole l’escalier escortée d’un robuste gars américain, lequel partage sa petite table aux repas. Je l’entends lui parler dans un anglais approximatif ; ils doivent dîner ensemble chez La Pérouse et passer la soirée à l’Opéra-Comique. Quel changement depuis l’époque où tout le monde s’ébahissait de me voir aller « toute seule » de la cité Montparnasse à l’École du Louvre !… sortir seule avec des camarades masculins !… Mlle Bol, il m’en souvient, ne se risquait jamais jusqu’au Bon Marché sans être escortée d’une petite bonne, — qui, d’ailleurs, gloussait d’un rire aigu aux plaisanteries salées que lui lançaient les garçons épiciers. Aujourd’hui, sa belle-fille, que j’ai rencontrée encore l’autre jour, file parfaitement seule, donner des leçons de musique à Chartres et à Rambouillet, pour ne rentrer qu’à dix heures du soir, avec un air de sang-froid si décidé que personne, certainement, ne s’avise de la taquiner en route. Les jeunes femmes, désormais, ont conquis la rue, où elles ne passaient jadis que comme des ombres furtives, les yeux baissés, sous les regards goguenards des passants ; elles ont grandement sapé la cloison étanche qui les séparait de ces jeunes hommes dont elles devaient rester aussi étrangères que des peuplades cafres ou malgaches, — jusqu’au jour où elles avaient l’autorisation de partager leur lit. Et, cela, c’est une appréciable conquête sur le vieil esprit latin, de servitude et d’oppression…

Je me force à toutes ces considérations philosophiques, qui me masquent tant bien que mal d’autres pensées cruellement obsédantes ; et, pour mieux chasser ces pensées-là, j’allume coup sur coup trois cigarettes anglaises dont l’arôme est grisant, un tout petit peu comme si on avait fumé l’opium… Au dehors, de longs hurlements rayent l’air humide : ce sont les sirènes des bateaux qui passent sur la Seine, de plus en plus sombre. Pour alterner, les sifflets des trains de la gare d’Orsay, qui sont tout aussi lancinants et mélancoliques… Je m’arrête dans l’emballage minutieux d’une boîte à savons et colle mon front à la vitre froide, regardant, d’un œil stupide qui ne voit pas, le défilé dansant des petites lumières jaunes et rouges sur les quais miroitants…

Oh ! ceci est un fait exprès, sûrement, venu à point pour détremper le peu qui me reste d’empire sur moi-même… Voici qu’en bas, dans la cour de l’hôtel, s’exhalent plaintivement les notes surannées d’un orgue de Barbarie ; il doit être bien vieux celui qui le fait marcher, car depuis une vingtaine d’années déjà on ne donne plus de nouvelles autorisations aux joueurs d’orgue des rues… Et, tout juste, celui-ci se met à moudre la rengaine qui m’obsédait cité Montparnasse :

« Faites-lui mes aveux… Portez mes vœux… »

Je me laisse tomber sur le divan, tout encombré de papiers d’emballage, les coudes sur les genoux… Me voici impitoyablement ramenée à la fenêtre de ma chambre, qui ouvrait sur le jardinet bordé de lilas, déjà un peu poussiéreux de l’été commençant, et de troënes au parfum aigrelet ; à côté de moi, le merle du concierge siffle dans sa cage ; Rousset, en manches de chemise, taille sa vigne vierge ; et voici Marcel Barral qui s’avance, avec un sourire un peu gêné, pour me dire bonjour par la fenêtre, alléguant « qu’il a une commission à faire pour Mme Bol… » Encore Barral ! oui, c’est le battant de cloche qui tinte impitoyablement dans ma cervelle depuis hier soir… Et pourtant, je n’ai plus rien à faire avec cet homme… plus rien… Il était celui que le Destin me désignait ; j’en ai la certitude aujourd’hui. Il devait être à moi ; je devais être à lui. Deux fois il a croisé ma route en marchant ; mais voilà, nous ne nous sommes jamais regardés ensemble. Il m’a reconnue trop tôt, et moi je l’ai reconnu trop tard. Ensuite, je me suis retournée et je l’ai appelé ; mais il était déjà trop loin ; ma voix ne lui arrivait plus… Il marche, il marche de son côté ; il disparaîtra bientôt tout à fait de l’horizon ; et moi je reste seule, assise au bord de la route… Ainsi, il y aura deux vies perdues ; la mienne du moins. Quant à la sienne ? oui, je peux le répondre hardiment. Quelque chose de supérieur y aura manqué ; quelque chose qui aurait pu très bien y être…

Je me lève brusquement, pour rompre cet envoûtement malsain. Non, je ne veux plus jamais revoir les témoins trop bien conservés de cette période de ma vie… Ils me disent trop de choses quand je les regarde et les touche…

L’omnibus du chemin de fer s’arrête, je crois, devant ma porte. D’un geste presque dur, je referme le couvercle de la malle qui sent le camphre, et je donne deux tours de clef à chaque serrure, — comme on met les scellés à la porte d’une chambre mortuaire…


Paris, 1919